Félix Fénéon (1861-1944)

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La vie artistique et littéraire comporte à chaque époque des personnages secrets, figures de l’ombre dont les contemporains ne soupçonnent pas le rôle souterrain et considérable. Félix Fénéon fut de ceux-là .

Critique informé et pénétrant dont la postérité a ratifié la plupart des choix, animateur de revues et galeriste, ce pince-sans-rire à l’anglo-saxonne fut l’éminence grise des arts et des lettres de son temps : il n’est pas donné à tout le monde d’imposer Seurat et les néo-impressionnistes, d’éditer Rimbaud et Jules Laforgue.

Personnage énigmatique jusque dans ses allures de Méphistophélès (avec sa longue figure ponctuée d’une barbiche), Fénéon avait fait du laconisme une manière d’être et une stratégie littéraire. Jarry l’avait surnommé « Celui qui silence ». Le goût des travaux indirects le caractérise, de même qu’une volonté farouche d’effacement.

Ainsi son oeuvre resta-t-elle longtemps dispersée en milliers d’articles à la prose parfaite, comptes rendus, notes, notices et notules incisives, qu’il poussait le dandysme jusqu’à signer tantôt d’un pseudonyme, tantôt de ses seules initiales, voire à ne pas signer du tout. À la fin de sa vie, qui fut longue, il refusait encore que ses écrits soient réédités [1].

Il y a du mystificateur dans cet homme au flegme imperturbable, au verbe rare et assassin [2], qui fut pendant treize ans rédacteur au ministère de la Guerre dans le même temps où il collaborait activement à la presse libertaire. Si son implication dans l’attentat du restaurant Foyot reste à prouver, ses sympathies anarchistes (qu’il partageait avec nombre d’écrivains et de peintres de son temps, révoltés par l’écrasement de la Commune et le retour de l’ordre moral) ne font aucun doute. Un esprit aussi fin que Mallarmé ne s’y trompa pas, qui disait que les bombes de Fénéon se trouvaient dans ses textes. Et ceci nous amène aux Nouvelles en trois lignes.

Nouvelles en trois lignes
Engagé en 1906 au Matin pour tenir la rubrique des brèves, Fénéon éleva le fait divers au rang des beaux-arts par la pratique d’un humour à froid très personnel :

- Renouer avec Aartémise Rétro, des Lilas, était le vœu du tendre Jean Voul. Elle restait inexorable. Aussi la poignarda-t-il.
- Rattrapé par un tramway qui venait de le lancer à dix mètres, l’herboriste Jean Désille, de Vanves, a été coupé en deux.
- Le Dunkerquois Scheid a tiré trois fois sur sa femme. Comme il la manquait toujours, il visa sa belle-mère : le coup porta.
- Au dénombrement, le maire de Montirat (Tarn) majora les chiffres. Ce souci de régir un grand peuple lui vaut sa révocation.
- À Oyonnax, Mlle Cottet, 18 ans, a vitriolé M. Besnard, 25 ans. L’amour, naturellement.
- Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère l’horloger stéphanois Jallat l’a tuée. Il est vrai qu’il lui reste onze autres enfants.

La direction du Matin mit quelques mois à comprendre qu’il y avait anguille sous roche. Devant les protestations des lecteurs, on signifia bientôt son congé au fait-diversier.

Une machine de guerre
Les Nouvelles en trois lignes ont été maintes fois rééditées. L’édition qu’en a procuré Hélène Védrine au Livre de poche/Biblio présente l’intérêt de fournir en annexe quelques échantillons des chroniques que Fénéon donnait au même moment à la presse libertaire. Ce voisinage est éclairant quant aux intentions sous-jacentes du journalistes du Matin.

Au-delà de leur gageure d’exercices de style (la concision poussée à ce degré relève assurément du grand art), les haïkus ravageurs de F.F. sont en effet une machine de guerre dirigée contre la société de son temps. Sous couvert d’information, ils opèrent un travail de sape, avec une efficacité d’autant plus redoutable qu’ils cultivent l’ironie glaciale et se refusent à l’apitoiement.

Théâtre de l’absurde
Dans sa banalité tragique ou burlesque, le fait divers est éternel, quelque chose comme un condensé de comédie humaine ; il est aussi une photographie exacte de l’état d’une société. Sur le petit théâtre de l’absurde des Nouvelles en trois lignes, c’est l’envers de la Troisième République qui se trouve mis à nu, avec ses injustices et ses tensions sociales, ses accidents du travail et ses grèves réprimées dans le sang, ses combines politiques et ses inaugurations de chrysanthèmes, ses scandales financiers et ses attentats à la bombe, sa guerre scolaire qui fait rage entre laïcs et calotins (« À toute force, le comte de Malartic voulait suspendre Dieu dans l’école d’Yville. Maire, on l’a suspendu lui-même »), ses siphonnés, ses incendiaires et ses miséreux candidats au suicide, ses crimes passionnels et ses catastrophes ferroviaires en série. La France de la bien mal-nommée Belle Époque s’industrialise à marche forcée et cette mutation a son coût humain et social. À leur manière, les Nouvelles en trois lignes racontent aussi cela : les ratés de la modernisation. Allez, encore trois pour la route :

- Catherine Rosello, de Toulon, mère de quatre enfants, voulut éviter un train de marchandises. Un train de voyageurs l’écrasa.
- Dans un café, rue Fontaine, Vautour, Lenoir et Atanis ont, à propos de leurs femmes absentes, échangé quelques balles.
- C’est au cochonnet que l’apoplexie a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois. Sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus.

1. En 1948, Jean Paulhan publia chez Gallimard un choix d’Oeuvres, précédé d’une remarquable préface, F.F. ou le critique. En 1970, Joan U. Halperin a réuni en deux volumes parus chez Droz les Oeuvres plus que complètes de Fénéon. En grattant encore dans les coins, le Lérot a trouvé la matière de deux volumes supplémentaires (Petit supplément aux oeuvres complètes I & II, 2003 et 2006), sans compter divers documents et correspondances.
2. Jules Renard rapporte ce trait dans son Journal :
« Il recouvrit la raison », écrivait Marcel L’Heureux dans un de ses contes.
- Il doit y avoir une faute d’orthographe, dit Fénéon. C’est la maison, qu’il voulait dire…


Jeudi 6 avril 2006 | Actuelles |