La Camera di San Paolo

À Parme, la Camera di San Paolo du Corrège, au programme si complexe qu’il ne faut pas moins de cent vingt pages à Panofsky pour l’élucider, sur le mode d’une patiente et captivante enquête iconologique.

Réalisées en 1518-1519, ces fresques sont une commande de l’abbesse Giovanna da Piacenza, femme d’esprit au caractère trempé, éprise d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs ecclésiastique et politique. Leur aspect de « rébus mythologique » a longtemps défié l’interprétation. Plusieurs historiens d’art, faute d’y trouver une signification allégorique ou symbolique claire, en avaient conclu à l’absence de programme iconographique précis, suggérant que le peintre avait simplement laissé libre cours à son imagination en s’inspirant de la mythologie classique. Panofsky formule l’hypothèse inverse : les « particularités des fresques du Corrège, que l’historien d’art moderne a tendance à relever comme des anomalies ou à condamner comme de pures erreurs, pourraient bien être le produit non d’un manque, mais d’un excès de connaissance et de sophistication intellectuelles ».

Non point fantaisie de peintre, donc, mais au contraire œuvre excessivement savante, nourrie d’une érudition rare et parfois même obscure, caractéristique des cercles lettrés du nord de l’Italie qui avaient chacun leurs particularismes locaux – ainsi, à Parme, un intérêt marqué pour l’emblématique et la numismatique.

 

Cette interprétation suppose, de la part de la commanditaire, non seulement une parfaite connaissance de l’érudition classique mais aussi un goût prononcé pour les jeux d’esprit et la mystification. Nous ne devons cependant pas oublier que dans le milieu où évoluait Giovanna da Piacenza – patrie des livres d’emblèmes et des traités d’imprese – la bonne société, largement dominée par les intellectuelles, prenait un plaisir particulier à se livrer à une sorte de mélange d’érudition, d’agudeza et d’espièglerie.

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Les peintures qui décoraient les demeures des nobles de la Renaissance – et cela concernait surtout le milieu de l’Italie du Nord – tendaient à être délibérément hermétiques. Comme les motti et les imprese auxquels elles se rattachaient si souvent, elles devaient être hors de portée du « vulgaire » ; une interprétation, que nous serions enclins – nous qui sommes inévitablement « vulgaires » dans cet environnement qui nous est étranger – à rejeter parce que tirée par les cheveux et même bizarre, peut donc avoir plus de chance d’être juste qu’une autre qui nous semblerait d’emblée convaincante, voire évidente.

Erwin Panofsky, Corrège. La Camera di San Paolo à Parme (1961).
Traduit de l’anglais par Marie-Claude Pouvesle.
Hazan, 1996, rééd. 2014.




Trompe-l’œil



Mantoue. Mantegna, Chambre des époux.


Mantoue. Palazzo Te, salle des chevaux,
sous la direction de Giulio Romano.



Bologne. Basilique San Paolo Maggiore,
voûte spectaculaire peinte par Antonio et Giuseppe Rolli.




Le Modernissimo

Le Modernissimo : très belle salle Art déco récemment restaurée qui accueille à présent les projections de la Cinémathèque de Bologne. Tous les fauteuils rouges portent un nom de cinéaste ou d’acteur, on peut donc s’asseoir dans le fauteuil de Joe Mankiewicz ou d’Ida Lupino. J’y ai vu un film avec Totò pas très bon, Miseria e nobiltà de Mario Mattoli (1954), d’après une pièce aux ficelles usées de Scarpetta. Du théâtre filmé aux mises en place statiques et sans invention. Il y a tout de même un moment grandiose, lorsqu’une famille affamée se rue sur des plats de spaghetti en se servant à pleines mains, Totò en mettant même, pour plus tard, jusque dans les poches de sa veste.




Cosa mentale

La maison de Mantegna, à Mantoue, est un rare exemple de bâtiment privé italien du XVe siècle. L’architecte et historien Franco Borsi (1925-2008) en parlait comme d’« un des édifices les plus intrigants et les plus absolus de la Renaissance » ; et ce mot d’absolu, pour une fois, ne paraît pas trop fort.

Sa construction fut longue, on ne sait si Mantegna, déjà âgé, y habita souvent ni longtemps mais il est certain qu’il en dessina les plans. Il n’est pas possible non plus de se faire une idée de ce qu’étaient les pièces de vie, l’intérieur ayant été converti en centre culturel accueillant des expositions sans rapport particulier ni avec le peintre ni avec son époque.

Reste l’essentiel qu’on ressent fortement, à savoir le dessein ayant présidé à la configuration de l’édifice, et qui procure une grande émotion intellectuelle, si l’on peut risquer cet oxymore. C’est un « cube » austère de taille modeste, presque abstrait, conçu sur un plan rappelant l’architecture romaine et dont les proportions sont régies par le nombre d’or. Avec, en son centre, une cour intérieure circulaire inscrite dans un carré, admirable vraiment dans sa simplicité, son évidence géométrique. Une cosa mentale, une Idée de maison. Le cercle de la cour, lorsqu’on lève les yeux, s’inscrit à son tour dans un carré encadrant le ciel bleu. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec l’oculus en trompe-l’œil de la Chambre des époux, qui se trouve à cinq cents mètres de là, dans le palais des Gonzague (château Saint-Georges). Mantegna avait-il voulu cet effet de rime ?




Clouzot mexicain

Revu à la télé le Corbeau dans une belle copie. Film que je n’aimais guère – au souvenir d’une vision ancienne –, et dont les vertus propres me sont mieux apparues (qu’on partage ou non la « vision du monde » de Clouzot, celle-ci produit ici des effets, esthétiques s’entend).

J’avais notamment oublié combien ce film est remarquablement cadré et découpé, l’engrenage parfait de l’enchaînement des plans. Certains d’entre eux sont d’une nudité bressonienne, mais sans la grisaille de ce janséniste. Au contraire, la copie restaurée met bien en valeur les contrastes de la belle photo de Nicolas Hayer. Cette netteté de l’écriture cinématographique préserve la noirceur du film du côté rance et mesquin (dans la peinture d’une humanité médiocre) de bien des films français de la même époque.

Au fond, c’est plutôt du Buñuel de la période mexicaine qu’il faudrait rapprocher ici Clouzot.


mercredi 18 décembre 2024 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Du cinéma mineur

Vu, grâce au Cinéma de minuit de Patrick Brion, un Jacques Tourneur peu connu, Circle of Danger (1951). « Œuvre mineure et personnelle », écrivent Tavernier et Coursodon de manière expéditive. Personnelle, assurément ; « mineure », sans doute, par rapport aux productions de Val Lewton, mais néanmoins supérieure à des films plus réputés tels que The Fearmakers. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une œuvre mineure ? Ou plus exactement : situer, évaluer l’ambition, la réussite d’un film ? Doit-on la rapporter à son sujet (au risque de ressusciter la vieille critique scolaire de contenu) ? À sa mise en scène ? Au parfait ajustement de ses moyens et de ses fins ? Soit deux films de Paul Thomas Anderson. Entre Magnolia, film choral à grrrrand sujet emphatique et pontifiant jusqu’à l’insupportable, et Punch Drunk Love, film à petit sujet constamment inventif et merveilleusement déconcertant dans son mélange de genres et de tons, quel est réellement le plus ambitieux, le plus singulier des deux ? En tout état de cause, pour en revenir à Tourneur, Circle of Danger opère sans effort apparent la fusion impalpable de la narration, des réflexes d’acteurs, du décor et de la Stimmung, dans un film souvent surprenant dans ses méandres, et captivant de bout en bout.

Après la guerre, Ray Milland enquête en Angleterre sur les circonstances suspectes de la mort de son frère durant le débarquement de Normandie. Il se heurte à une conspiration du silence, jusqu’à la révélation de la vérité qui n’est bien entendu pas celle qu’on imagine.

Le film est l’histoire d’un dépaysement, où notre position de spectateur épouse celle du protagoniste américain, évoluant dans un pays inconnu, en terrain miné, en traversant à tâtons une série de milieux et de strates sociales, entre Londres, Birmingham, le pays de Galles et les Highlands. On est épaté comme toujours par la simplicité désarmante avec laquelle Tourneur parvient, sans effets de manche, au moyen d’un découpage classique, à instiller un climat de danger latent, un sentiment de doute et d’instabilité, qui sourdent des décors, des situations les plus ordinaires. Comment diable fait-il 1 ? Parallèlement à son enquête, Milland noue une idylle avec une jeune Anglaise (Patricia Roc, excellente). Et là, chapeau au dialogue du romancier-scénariste Philip McDonald, aux mises en place de Tourneur, à la finesse des comédiens, qui donnent un charme fou à ce flirt embarrassé, constamment contrecarré par des malentendus, des retards involontaires, des incidents inopinés. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire affirmer qu’il s’agit là d’une des plus belles cours amoureuses de l’histoire du cinéma, avec celle de People Will Talk de Joseph Mankiewicz.

1. Comment diable fait-il ? C’est une vraie question, à laquelle seule une patiente étude plan par plan, une écoute attentive de la bande-son permettraient, peut-être, de répondre. Chose certaine, il est beaucoup plus aisé de démonter comme un meccano un film aux partis pris formels ostensibles (qu’il soit signé Straub-Huillet ou Peter Greenaway) que de mettre le doigt sur la manière dont s’y prend Tourneur pour faire lever l’inquiétude au sein d’une séquence. Rien ne se laisse plus difficilement analyser que la trompeuse simplicité.


samedi 10 août 2024 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Le groupe de Beaver Hall


Prudence Heward, Au théâtre (1928)

Au musée des Beaux-Arts de Montréal, découverte du groupe de Beaver Hall dont je m’étonne de n’avoir jamais entendu parler alors qu’au temps de mon adolescence on nous rebattait les oreilles avec le sempiternel groupe des Sept.

Le groupe doit son nom à l’adresse d’un studio partagé, au 305 de la côte du Beaver Hall. Ses membres s’étaient connus durant leurs années de formation à l’Art Association of Montreal, où ils avaient reçu l’enseignement de William Brymner. Son existence fut brève : de 1920 à 1923, le temps d’organiser quatre expositions collectives. Il n’en a pas moins joué un rôle significatif dans la vie artistique montréalaise et le développement de l’art moderne au Canada.

Si ses membres entretenaient assurément des affinités esthétiques, le groupe ne constitua nullement une école mais plutôt une association informelle d’individualités fortes s’épaulant mutuellement au quotidien et partageant le même style de vie « bohème ». Contrairement au groupe des Sept, qui se concentrait principalement sur les paysages canadiens, les peintres de Beaver Hall exploraient une grande variété de sujets, dans des styles ressortissant à divers courants du modernisme figuratif de l’entre-deux-guerres. Peut-être cette absence d’unité stylistique explique-t-elle que les Beaver-halliens, contrairement aux Sept, n’aient pas laissé d’empreinte dans la culture générale. Parmi les tableaux exposés au musée, plus que les paysages et les natures mortes, se détachent nettement de beaux portraits et des scènes de la vie montréalaise.

Outre ce thème urbain, la singularité la plus frappante du groupe est le nombre important, exceptionnel à sa date, d’artistes femmes en son sein, ayant toutes envisagé la pratique artistique comme une activité légitime à temps plein (et non comme une occupation « du dimanche ») et mené une vie indépendante et libre au regard des conventions sociales de l’époque (une seule d’entre elles, à ce que j’ai lu, Lilias Torrance Newton, convola en justes noces et fonda une famille, sans pour autant cesser de peindre).

Les membres du groupe : Nora Collyer, Emily Coonan, James Bisset Crockart, Prudence Heward, Randolph Stanley Hewton, Edwin Holgate, A. Y. Jackson, Mabel Lockerby, Mabel May, Kathleen Morris, Lilias Torrance Newton, Sarah Robertson, Anne Savage, Ethel Seath, Adam Sherriff Scott, Regina Seiden et William Thurtan Topham.


Randolph Stanley Hewton, Carmencita (1922)