Coquilles
Naples, lundi 7 mars [1932]
[…] De là à Monteoliveto et à la poste où j’ai trouvé le jeu complet des 1res épreuves de Technique en deux paquets. Je les ai lues une première fois : coquilles prodigieuses, — bas pour bons, Eratratique (?) pour Stratégie et 200 choses de ce calibre-là. Et puis j’ai vu que M. E. Boudot-Lamotte n’a pas toujours tenu compte de, ou compris, ou retenu, mes recommandations : je vois des chapitres que j’avais rejetés, et je n’en vois pas d’autres que j’avais pourtant inscrits sur la liste qui lui a servi à rassembler tous les chapitres épars dans les revues. Il faudra que je remette ordre à cela. Mais je suis certain que ce livre-là sera aussi plein de coquilles que les autres imprimés à la NRF ; je me demande pourquoi ? Stols et Alberts m’ont beaucoup mieux imprimé, et Levi, et F. Paillart à présent, ne m’ont pas saboté ce que j’ai donné à Commerce. Le plus étonnant est que plusieurs des choses ainsi sabotées par les typos de Gaston Gallimard ont été imprimées d’après les impressions de Levi. Cela m’a fait relire avec plaisir ma « Lettre aux imprimeurs » que j’ai fait placer à la fin de Technique ; il n’y a pas un mot à y changer, et je n’en regrette pas un mot, et elle me venge par avance de toutes les fautes commises par ces Messieurs dans ces épreuves. Penser qu’ils ont imprimé « quatreS » d’après un texte imprimé ! […] En somme il faut nous résigner à être aussi mal imprimés que les auteurs antérieurs à l’imprimerie étaient copiés.
Valery Larbaud, Journal. Gallimard, éd. définitive, 2009.
Sur Larbaud et les coquilles, voir aussi « Rldasedlrad les dlcmhypbgf ».
Lectures expresses
Pierre Belfond, Scènes de la vie d’un éditeur. Fayard 2006.
Les copieux mémoires de Pierre Belfond (1933-2022) apportent un témoignage éclairant sur un moment de l’histoire de l’édition française au XXe siècle. Ils nous parlent d’un temps à la fois proche et révolu : une époque où une maison d’édition indépendante, fondée avec des capitaux modestes, n’était pas forcément synonyme de microstructure animée par des quasi-bénévoles, mais pouvait être financièrement viable et se développer, employer des salariés, créer des filiales indépendantes (Acropole, Le Pré-aux-Clercs, Les Presses de la Renaissance), fonder avec des confrères une structure de diffusion-distribution, sans pour autant se transformer en grosse boîte impersonnelle ni perdre le contact avec la dimension artisanale du métier. C’était aussi un temps où l’édition était un secteur plus aventurier que de nos jours (il est vrai qu’il y avait moins d’acteurs sur le marché… et davantage de lecteurs). Une époque enfin où il était encore possible d’obtenir à sa banque un rendez-vous avec un être humain pour tenter de sauver sa maison de la banqueroute. Le chapitre où Belfond raconte cette réunion de la dernière chance et son coup de poker couronné de succès est phénoménal.
En vingt-cinq ans d’activité, Pierre et Cora Belfond ont édifié un catalogue aussi varié qu’équilibré, où l’édition de bestsellers américains dont ils furent les pionniers en France avec Robert Laffont (The Love Machine, Les oiseaux se cachent pour mourir) permettait de maintenir la maison à flot en finançant les secteurs peu ou non rentables qui leur tenaient à cœur : la poésie et le roman français, la littérature étrangère, les livres sur la musique et sur l’art, deux de leurs grandes passions. L’entrée en Bourse de la maison, dans les années 1980, lui apporta sur le moment le ballon d’oxygène dont elle avait besoin, mais signa à terme la fin de son indépendance et son absorption par les éditions Masson. Une page de l’histoire de l’édition se tournait, avec l’entrée en scène des gestionnaires.
Si tous les chapitres de ce gros volume ne sont pas d’un égal intérêt, l’ensemble se recommande par sa franchise et son allant. Doté d’un sens du portrait et d’un bon talent de conteur, Belfond raconte avec un enthousiasme égal ses réussites et ses échecs, les paris improbables remportés contre toute attente, les occasions manquées, les coups durs et les rétablissements acrobatiques. La conclusion qu’on en tire – comme à la lecture de tant d’autres mémoires d’éditeurs – est que le commerce des livres est le plus imprévisible qui soit.
Les régimes sont mauvais
À l’heure des résolutions de début d’année, un bon conseil opportunément surgi d’une boîte de bouquiniste à Bologne.

Lectures expresses

Rémy Jimenes, Claude Garamont typographe de l’humanisme. Éditions des Cendres, 2022.
Rémy Jimenes fait œuvre utile en proposant une synthèse très agréablement rédigée des connaissances actuelles sur Claude Garamont, « personnage à la fois célèbre et mal connu », dispersées dans des publications savantes peu accessibles au grand public. La recherche récente sur le sujet a fait des progrès notables. Bien des légendes ont été dissipées au passage. L’importance de Garamont n’en sort pas diminuée, au contraire, mais plus exactement évaluée et située dans le monde du livre et du savoir de son temps, le développement de l’imprimerie et de l’édition parisiennes concomitant à l’essor de la culture humaniste, la politique de prestige culturel menée par François Ier et son entourage – qui passait aussi par l’édition de livres.
On mesure ainsi que la typographie n’est pas qu’affaire de technique et de savoir-faire. L’adoption de nouvelles polices de caractères fut un enjeu culturel et politique, et l’un des instruments de diffusion de la culture humaniste à la Renaissance.

À la Renaissance, les corps de caractères sont désignés par des expressions imagées, charmantes mais peu précises. C’est au XVIIIe siècle qu’on inventera une unité de mesure, le point typographique.
Alde Manuce à Venise

À la Foire internationale du livre de Francfort, exposition instructive sur l’imprimeur-libraire Aldo Manuzio (ou Alde Manuce selon le vieil usage français, v. 1450-1515), dont le rôle fut considérable non seulement dans la diffusion de la culture humaniste à la Renaissance mais aussi dans la mise au point de l’objet livre tel que nous le connaissons aujourd’hui.
On sait peu de choses de sa jeunesse et de sa formation, si ce n’est qu’il étudia le grec à Ferrare. Parmi ses condisciples figurait Pic de la Mirandole. En 1494, après un séjour de quelques années à Carpi, nous le retrouvons à Venise.
La Cité des Doges est alors la capitale européenne de l’édition. Plusieurs raisons y concourent : la présence d’importants capitaux provenant du commerce et pouvant être investis dans d’autres secteurs ; l’existence d’un marché intérieur encouragé par la proximité de l’université de Padoue et par le fait que les marchands, à la différence des seigneurs féodaux, doivent savoir lire, écrire et compter (c’est à Venise que paraît le premier manuel de comptabilité en partie double) ; l’existence de lignes commerciales facilitant l’exportation des livres ; la présence de nombreux étrangers capables de composer des textes dans leur langue : ainsi paraissent des livres en grec, en arménien, en cyrillique bosniaque, en croate ou en tchèque. À cela s’ajoute le fait que Venise est une ville libre, où tout peut être imprimé : les textes des réformés allemands aussi bien que les Sonnets luxurieux de l’Aretin. Les choses changeront au milieu du XVIe siècle, lorsque l’Église imposera l’Inquisition et l’Index des livres interdits.
Manuzio fait ses débuts vénitiens en publiant une grammaire grecque. Cette parution enclenche le projet d’imprimer toutes les œuvres grecques connues dans le texte original, avec l’aide d’érudits ayant fui l’Empire byzantin après sa conquête par les Ottomans. L’année 1499 voit paraître son chef-d’œuvre, l’édition illustrée du Songe de Poliphile, considéré comme le plus beau livre de la Renaissance.

Outre l’édition proprement dite des textes, Manuzio a joué un rôle capital dans l’amélioration de la lisibilité typographique, la modernisation de la ponctuation et l’élaboration des protocoles éditoriaux. Il est le premier à introduire l’usage d’une page de titre mentionnant le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage et la marque éditoriale ; le premier à numéroter les pages des deux côtés, à établir un index, à importer du grec le point-virgule, l’accent, l’apostrophe et la virgule crochetée. En 1495, pour le De Aetna de Pietro Bembo, il met au point avec le graveur Francesco Griffo l’élégant caractère qui sera précisément baptisé Bembo. Encore en usage de nos jours, ce caractère sera une source d’inspiration pour Claude Garamont en France et, quatre siècles plus tard, pour Stanley Morison en Angleterre. En 1500, toujours avec Griffo, il invente l’italique, qu’il emploiera pour l’édition de classiques latins et vernaculaires dans des livres de petit format, premiers du genre, qu’on peut considérer comme les ancêtres du livre de poche.
Les commissaires de l’exposition avancent également que, par ses choix de typographie et de mise en page motivés par le désir d’apporter le meilleur confort de lecture, Manuzio a contribué à faire évoluer la manière même de lire : « Il a été le premier à concevoir la lecture comme un loisir, et l’a écrit dans certaines préfaces qu’il a utilisées comme des outils de marketing éditorial, une autre de ses nouveautés. En définitive, l’invention la plus importante et la plus durable de Manuzio est précisément celle-ci : lire pour le plaisir, dans l’intimité et le silence. »
Ainsi cette exposition rappelle-t-elle implicitement que la lecture n’est pas seulement une opération mentale mais aussi une activité sensorielle et corporelle, où la prise de connaissance des textes est inséparable de la configuration matérielle du support qui la rend possible.


La marque éditoriale de Manuzio représente un dauphin s’enroulant autour d’une ancre,
symbolisant l’adage Festina lente (« Hâte-toi lentement »).
Lectures expresses
Pierre Nora, Une étrange obstination. Gallimard, 2022.
Ce volume de mémoires professionnels fait suite à Une jeunesse. La carrière de Pierre Nora s’est partagée entre trois pôles : l’enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), la direction du secteur des sciences humaines chez Gallimard, la corédaction en chef de la revue le Débat. Avec le recul, estime l’auteur, avoir refusé de choisir entre ces activités – alors que chacun de ces « camps » cherchait à se l’accaparer entièrement – pour préférer une position de « marginal central » fut une chance et un facteur d’enrichissement : l’enseignement, la recherche et la pratique éditoriale se sont nourris mutuellement. On lit ce livre partagé entre l’intérêt et l’agacement. L’égo de l’auteur n’est pas piqué des hannetons. L’hommage à ces travailleurs de l’ombre que sont les réviseurs et les traducteurs, pour être sûrement sincère, n’en est pas moins empreint de condescendance. L’ouvrage peine à trouver son unité. Il oscille entre les anecdotes de coulisses, le portrait de quelques grandes figures (les plus notables étant ceux de Michel Foucault, Marcel Gauchet et Kzrysztof Pomian) et des pages plus intéressantes où la réflexion l’emporte sur le récit. Elles concernent notamment le bref « âge d’or » de l’édition de sciences humaines au tournant des années 1970, l’interrelation complexe et changeante entre les notions d’histoire, de mémoire et de patrimoine, les implications à la fois intellectuelles et pratiques de la mise en œuvre d’un grand chantier éditorial tel que celui des Lieux de mémoire. Au passage on mesurera, si l’on en doutait encore, combien le monde intellectuel, loin d’être une tour d’ivoire animée par la construction et la circulation désintéressées du savoir, est un champ de bataille agité par des querelles de chapelles et d’égos, des jalousies personnelles, pour ne pas dire des haines recuites, le tout dans un périmètre parisien de quelques centaines de mètres carrés.
En 2011, Pierre Nora avait réuni sous le titre d’Historien public un copieux choix d’articles assortis de chapeaux qui les replaçaient dans leur contexte et en nuançaient ou en corrigeaient, le cas échéant, certaines affirmations. L’ensemble composait une autobiographie intellectuelle où l’historien, beaucoup mieux à mon sens que dans Une étrange obstination, se faisait historien de lui-même. C’est ce volume qu’on suggère en priorité à qui voudrait se faire une idée de son parcours.
Lettre d’amour



Tokyo, 1953. Reikichi vit chez son frère Hiroshi. Ancien de la marine marqué par la guerre et par un amour perdu, caractère ombrageux et taciturne, Reikichi vivote de traductions mal rémunérées avant de se faire écrivain public. Hiroshi, son cadet, jeune homme entreprenant, vit de l’achat et de la revente de livres d’occasion et finit par ouvrir une échoppe de bouquiniste à l’entrée d’un boui-boui. Son astuce : acheter des magazines de mode fraîchement parus au magasin de l’armée américaine et les revendre à prix d’or comme des produits d’importation.
On ajoutera donc Lettre d’amour de Kinoyu Tanaka (1953) au corpus des films évoquant le monde du livre et ses marges, quoique cet aspect ne soit qu’un élément d’arrière-plan sociologique et nullement le sujet de ce beau film mêlant mélodrame et chronique du Japon de l’après-guerre, riche en observations sur la vie quotidienne, l’animation des rues, la mésadapation des anciens combattants, la débrouille des petites gens et les barrières de classes.