Hawks, Faulkner, Trauner et les autres au travail

Dans notre série « les livres qu’on a depuis vingt ans dans sa bibliothèque et qu’on se décide enfin à lire », Hollywood-sur-Nil se révèle à la hauteur de sa réputation. Il s’agit bien d’un des récits de tournage les plus drôles jamais écrits.
Peintre de formation, Noël Howard a débuté après la deuxième guerre comme décorateur de vitrines de grands magasins avant d’aboutir tout à fait par hasard dans le cinéma. Parfait bilingue, il fait la navette entre la France et les États-Unis, devient conseiller historique pour des productions situées dans un cadre français (depuis la Jeanne d’Arc de Victor Fleming jusqu’aux Trois Mousquetaires de George Sidney), puis assistant metteur en scène et réalisateur de seconde équipe. Hollywood-sur-Nil fait revivre une période charnière de l’histoire d’Hollywood. Grisé par les recettes records engrangées dans l’immédiat après-guerre, le système des studios l’ignore encore, mais il vit déjà la fin de son âge d’or, pour des raisons bien connues : lois anti-trusts obligeant les Majors à se défaire de leurs parcs de salles, chasse aux sorcières, et concurrence croissante de la télévision. Les studios contre-attaquent par une surenchère dans le bigger than life. C’est l’avènement du CinémaScope, et le retour en grâce des superproductions à grand déploiement situées dans l’Antiquité. C’est aussi le temps de la délocalisation des tournages en Europe, pour une double raison économique : les coûts de production y sont moins élevés, et les dépenses permettent d’amortir des capitaux désormais gelés sur place. Et c’est ainsi qu’un jour d’été sur une plage de la Côte d’Azur, après s’être fait indiquer la direction de l’Égypte, Howard Hawks déclare soudain à Noël Howard, le regard tourné vers la Méditerranée : « Noooël, je vais construire une pyramide. »
Pour comprendre comment l’idée initiale d’un film sur la construction d’un aéroport en Chine durant la guerre, motivée par une seule raison : tourner en CinémaScope (format que Hawks détestera pour finir, tout comme Lang1), s’est transformée en projet de fresque pharaonesque vendu en quelques heures à Jack Warner au bord d’une piscine, il faudra lire le récit chaleureux et spirituel de Noël Howard. On y trouvera de précieux portraits au naturel de Sydney Chaplin et surtout de Robert Capa, avec lesquels Howard menait à Paris une joyeuse vie de patachon. On y vivra quelques soirées très arrosées en compagnie du sympathique Gene Kelly et de sa bande. On y apprendra pourquoi il est plus avantageux d’être cascadeur qu’acteur à Hollywood. On y verra s’agiter des directeurs de production aussi colériques qu’incompétents. On y suivra l’astucieux Alexandre Trauner au travail. On y assistera au tournage d’une superproduction dans le chaos et l’impréparation la plus complète, pendant que le scénario s’écrit au jour le jour. On y mesurera la difficulté de diriger dix mille figurants dont on ne parle pas la langue, et plus encore quelques taureaux rétifs à toute instruction. On y croisera en coup de vent Hemingway, Jacques Prévert et l’extravagante Kay Kendall, qui eut le temps d’illuminer de son alliage unique de raffinement et de fibre clownesque les Girls de Cukor et le merveilleux The Reluctant Debutante de Minnelli (quand se décidera-t-on à rééditer ce petit bijou ?), avant d’être emportée par la leucémie à l’âge de trente-deux ans. On y verra surtout Howard Hawks, flegmatique et mythomane imperturbable, raconter des histoires à dormir debout dont il est toujours le héros, blinder ses nerfs au golf, user d’une élocution extraordinairement lente ponctuée de silences infinis comme d’une arme de négociation redoutable, retarder un voyage de quelques jours pour pouvoir voler en jet, perspective qui l’excite comme un gamin, et manquer pour une rare fois de perdre son sang-froid en apprenant de son conseiller historique qu’il n’y avait ni chevaux ni chameaux en Égypte au temps de la construction des pyramides : « Je vous propose un marché, j’abandonne les chevaux. Mais Noël, pour l’amour de Dieu, laissez-moi les chameaux ! »
1. Lang : « Le CinémaScope n’est bon qu’à filmer les enterrements et les serpents.»
Noël Howard, Hollywood-sur-Nil, Fayard, 1978, rééd. Ramsay Poche Cinéma, 1986, 2008.

Faulkner au travail (suite)
Je retrouvai Harry Kurnitz au bar.
« Où en est le scénario ? »
Harry avait une façon toute particulière de rire. Sa lèvre supérieure, barrée d’une fine moustache blonde, restait parfaitement immobile, alors que tout le reste de sa longue carcasse se secouait comme un jouet mécanique :
« My boy, au stade où nous en sommes, notre pyramide ne pourrait pas fournir assez d’ombre pour se tenir les pieds au frais.
— Faulkner ?
— Il est adorable. On a envie de le dorloter. Le matin, il est tout frétillant à l’idée d’entendre les conneries que j’ai écrites, et qu’il écoute comme un enfant sage à qui on raconte des histoires pour le récompenser de sa bonne conduite ; à part ça il est en pleine lune de miel avec sa petite Américaine qui embrasse le sol où il a marché. Hawks est superbe. Il nous a raconté ce matin comment il a été champion du monde de bobsleigh en remplaçant au pied levé le tenant du titre cloué au lit par une crise d’urticaire.
Beaucoup plus tard, en Égypte, alors que le tournage de la Terre des pharaons a débuté, Noël Howard recroise Harry Kurnitz agitant une feuille de papier en l’air tout en étant secoué d’une crise de rire convulsive.
« Au bout de quatre mois, voici la première, la seule contribution au scénario de William Faulkner. »
Il me tendit une page, presque blanche. Au beau milieu, ces lignes, tapées à la machine :
Les travaux de construction de la pyramide durent depuis quinze ans. Le pharaon se rend sur les lieux, appelle un contremaître :
LE PHARAON : Alors, comment ça marche, le boulot ?
Noël Howard, Hollywood-sur-Nil
Faulkner au travail
En rentrant à l’hôtel, je rencontrai Faulkner, qui, momentanément séparé de sa jeune compagne, semblait tout esseulé. Il me prit gentiment par le bras pour me diriger vers le bar :
« Jeune homme, je vais vous montrer un exemple de force de caractère… Hier soir, j’ai bu un peu plus que je n’aurais dû ; j’ai juré de m’abstenir aujourd’hui. Eh bien… malgré tout, je trouve en moi la volonté nécessaire pour surmonter cet obstacle et aller boire un coup… Garçon, un double dry Martini, s’il vous plaît ! Qu’est-ce que vous prenez ? »
Noël Howard, Hollywood-sur-Nil
… où l’on verra aussi Faulkner s’enfiler imperturbablement quatorze cocktails pour se remettre des émotions d’une arrivée à Paris quelque peu mouvementée, et convaincre le sommelier d’un hôtel de Saint-Moritz de mettre de côté pour sa consommation personnelle la réserve de chassagne-montrachet 1949. Mis au courant, l’impassible Howard Hawks laisse écouler un de ces silences interminables dont il a le secret, avant de commenter simplement : « Je crois que notre ami Bill aime assez boire un petit coup de temps en temps. »
Déformation professionnelle
Un imprimeur de Paris avait fait une tragédie sainte, intitulée Josué. Il l’imprima avec tout le luxe possible, et l’envoya au célèbre Bodoni, son confrère, à Parme. Quelque temps après, l’imprimeur-auteur fit un voyage en Italie ; il alla voir son ami Bodini : « Que pensez-vous de ma tragédie de Josué ? — Ah ! que de beautés ! — Il vous semble donc que cet ouvrage me vaudra quelque gloire ? — Ah ! cher ami, il vous immortalise. — Et les caractères, qu’en dites-vous ? — Sublimes et parfaitement soutenus, surtout les majuscules. »
Stendhal, Racine et Shakespeare I, 1823.

Interlude

Terminé à l’arraché la nuit dernière, mon article sur Claude Chabrol rédigé pour mes camarades de 24 images est en ligne sur le site de cette revue. Dans l’urgence, j’ai repompé sans vergogne un paragraphe d’un récent billet écrit à l’occasion de la rediffusion d’À double tour ; mais après tout les blogs sont aussi faits pour servir de carnet d’esquisses et de banc d’essai. Un regret parmi bien des lacunes : n’être pas parvenu à citer les Bonnes Femmes.
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Ce blog est décidément condamné à l’irrégularité. En attendant le retour de jours plus fastes, allez découvrir les beaux tableaux de livres et de bibliothèques de Stanford Kay présentés par l’Éditeur singulier, les magnifiques portraits jazzistiques d’Herman Leonard réunis par Charles Tatum, et visionner la bande-annonce du documentaire en production de Doug Wilson sur cette fascinante machine d’imprimerie qu’est la Linotype, dont on espère qu’il sera aussi intéressant que le docu de Gary Hustwit sur l’Helvetica.
Rencontre

Rencontre animée par Rony Demaeseneer.
Au Palais des Beaux-Arts, 23, rue de Ravenstein, 1000 Bruxelles.
Sherlock (pour info)

La chose étant rarement précisée sur les sites de vente grands-bretons, signalons que le DVD de Sherlock est bel et bien pourvu de sous-titres anglais, dont la nécessité se fait généralement sentir. La revision du premier épisode, A Study in Pink, nous a comblé. Il se confirme aussi qu’un deuxième cycle de trois épisodes est en chantier. Diffusion annoncée pour l’automne 2011. Ce délai d’un an laisse augurer que Moffat et Gattis, préférant le travail bien fait à l’exploitation hâtive du succès, prendront le temps de soigner la suite. On s’en réjouit.