En couverture
Comme chaque année, Joseph Sullivan (The Book Design Review) publie son palmarès des meilleures couvertures de l’année. Il a également prié trois librairies indépendantes d’établir le leur. Une fois de plus, on est conquis par l’invention graphique dont font preuve les éditeurs anglo-saxons. Sauf exceptions, les grandes maisons françaises font pâle figure en regard et il faut se tourner vers une poignée de « petits éditeurs » (Zulma, Attila, Monsieur Toussaint Louverture et j’en oublie) pour trouver un soin comparable.
Au rayon mise en abyme ingénieuse, Jaya Miceli fait mumuse avec le logotype de Penguin (cela devient une tradition maison mais on ne s’en lasse pas) tandis que John Gall joue joliment de l’analogie entre un livre et une pierre tombale.

Au rayon boire et manger, en voici deux, respectivement signées Mark Robinson et David Gee, qui m’ont particulièrement séduit.

Addendum : un fidèle lecteur m’envoie ce lien vers l’ensemble des couvertures façon boîtes à papillons conçues par John Gall pour la réédition des œuvres de Nabokov chez Vintage. Merci à lui.
Appel d’air
« Parlez-moi de Hugo, de Stendhal au galop, parlez-moi de Balzac allumant et éteignant Paris, des orages orange de Barbey d’Aurevilly. Parlez-moi de Nerval et des carrières de Montmartre, parlez-moi sans fin de Baudelaire et infiniment de Rimbaud. Parlez-moi des véritables vivants. »
Parlons donc de Pierre Peuchmaurd, dont on retrouve avec grande émotion la voix, le timbre inimitable, en lisant le Pied à l’encrier. « Lire, c’est vivre ? C’est beaucoup mieux que ça. Lisant les récits d’Adalbert Stifter, je peux encore croire que je suis une princesse. » Herbier d’herbes folles, journal de bord, cahier de rêves et de lectures, promenades, aphorismes et trouvailles, coïncidences médusantes, rapprochements éclairants, étonnements et coups de sang : c’est tout cela, le Pied à l’encrier. Quatre ans de notes le plus souvent lapidaires, prises au jour le jour par un homme qui lit comme il respire pour déplacer l’espace et le temps. La poésie est une manière de vivre et d’être au monde. C’est une banalité de le dire et Peuchmaurd n’épilogue certes pas là-dessus — lui qu’horripile le blabla contemporain sur le « travail de l’écriture », ce qui change agréablement de bien des phraseurs. Il n’a d’ailleurs pas besoin de le faire. On l’éprouve, physiquement, comme un frisson dans l’échine, comme le passage d’un renard bleu dans une sente forestière, à toutes les pages de ce livre qui rend soudain l’air plus respirable.

Pierre PEUCHMAURD, le Pied à l’encrier. Les loups sont fâchés, 2009, 160 p.
Le piano désossé

On dirait toujours qu’il apprend à se servir de l’instrument et qu’il en est au mieux à sa deuxième leçon, mais le miracle de Monk, ce qu’il fait en réalité, c’est que, le piano, il va le chercher jusqu’à l’os, laissant l’ivoire aux pauvres.
Pierre Peuchmaurd, le Pied à l’encrier
Il n’y a que les poètes qui savent écrire sur le jazz. Voir aussi Jacques Réda et Puissances du jazz de Gérard Legrand.


Au soleil noir de Billie Holiday

Dans notre série « Profitons de l’effondrement du marché du disque pendant que ça dure et avant qu’on n’ait plus que des mp3 tout pourris à se mettre dans les oneilles», l’intégrale des enregistrements Columbia de Billie Holiday, qui coûtait un pont voici quelques années — dans un emballage, il est vrai, beaucoup plus luxueux —, se négocie à présent aux alentours de vingt-deux euros. Le coffret compte dix CD, faites le calcul.
À part quoi, la musique est sublime, mais vous le saviez déjà. Ceux qui ne connaîtraient que la Billie déchirante des années Verve seront conquis par la fraîcheur juvénile et même l’insouciance de ces séances des années 1930 et 1940. C’est la face solaire du génie de Holiday, moins célébrée que sa face crépusculaire devenue iconique, mais qui est partie intégrante de sa persona musicale. Passé des débuts un peu tâtonnants avec Benny Goodman (à qui l’avait recommandé l’infatigable dénicheur de talents John Hammond), on découvre une chanteuse de vingt ans en pleine possession de ses moyens, qui ravit par l’émotion sans emphase, la grâce ou l’humour avec lesquels elle plane comme en apesanteur sur un répertoire où de solides standards alternent avec les chansonnettes oubliables de Tin Pan Alley. Holiday a su d’emblée tirer le meilleur parti d’une tessiture étroite et d’un timbre vocal qui fait chavirer le cœur, en s’appuyant sur un sens instinctif de la paraphrase et du tempo. Elle chante fréquemment avec un léger retard sur le temps, comme un chat qui s’étirerait nonchalamment sur la partition. Il en naît un swing décontracté, en parfaite osmose avec celui de Lester Young. Entre ces deux-là, l’entente est télépathique. Ils s’anticipent et se prolongent l’un l’autre. Lorsque le ténor déplie ses volutes vaporeuses derrière la chanteuse, leurs deux lignes mélodiques s’entrelacent comme les branches d’un lierre.
Les plus belles de ces faces de trois minutes ont la perfection d’une miniature. Elles réalisent sans effort apparent un équilibre idéal de l’élaboration et de la spontanéité. Au sein de l’orchestre de Teddy Wilson, qui est la classe et l’élégance mêmes, puis avec sa propre formation où l’on retrouve sensiblement le même personnel, Holiday a réinventé le rapport entre parties vocale et instrumentale. Ce n’est pas une chanteuse devant l’orchestre qui l’accompagne, mais une musicienne parmi ses pairs — et non des moindres : outre Lester Young, Roy Eldridge, Ben Webster, Buck Clayton, etc. La voix se fait instrument à part entière, la partie chantée devient un solo qui s’insère en souplesse entre les chorus de ses partenaires. Une leçon que n’oublieront ni Anita O’Day ni le Mel Tormé des séances avec Marty Paich (Too Close for Comfort, I Love to Watch the Moonlight).
Nice Work If You Can Get It (1937).
[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/bh01.mp3]
Easy to Love (1936).
[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/bh02.mp3]
Me, Myself and I (1937).
[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/bh03.mp3]
The Complete Billie HOLIDAY on Columbia (1933-1944). Sony Music/Columbia Legacy.
Dranem
Pour JYL et AP.
Comment Dranem peut-il avoir le toupet de débiter devant un public hilare les inepties de son répertoire ? La bêtise volontaire poussée à ce point confine au génie.
Boris Vian
Nous sommes en 1900, à l’Eldorado. Un comique entre en scène en courant, comme s’il était poursuivi. Il porte un drôle de petit chapeau [baptisé Poupoute], une veste étriquée, des pantalons à carreaux trop larges et trop courts, il est chaussé d’énormes godasses sans lacets. Il s’arrête devant le trou du souffleur et chante les yeux fermés, qu’il n’ouvre que pour simuler la frayeur de débiter pareilles incongruités. C’est Dranem. Il restera vingt ans à l’Eldorado.
François Caradec et Alain Weill, le Café-concert. Hachette, 1980.

Charles Armand Ménard (1869-1935), dit palindromiquement Dranem, fut au début du XXe siècle le prince de la chanson inepte et parfois scabreuse (les Petits Pois ; Pétronille, tu sens la menthe ; le Trou de mon quai) et sa verve continue de nous réjouir quand tant d’autres chanteurs comiques de son temps se sont irrémédiablement fanés. Sa carrière fut exceptionnellement longue. Il triompha d’abord au café-concert, en engendrant au passage une kyrielle d’imitateurs (parmi lesquels le jeune Maurice Chevalier, qui débuta en faisant du Dranem). Puis, ayant pressenti que le caf’-conc’ allait passer de mode, il sut trouver un second souffle en se produisant au théâtre (il interpréta notamment le Médecin malgré lui sous la direction d’Antoine, à l’Odéon, en 1910), à la radio, dans des opérettes et au cinéma. Il est aussi l’auteur d’un roman, Une riche nature, planqué quelque part dans ma bibliothèque mais que je n’ai pas encore lu (selon Weill et Caradec, l’ouvrage « ne tient malheureusement pas les promesses de son titre »). On doit enfin à ce « fervent mutualiste » la fondation d’une société de droits d’auteur phonographiques et d’une maison de retraite pour artistes lyriques.
Le génie nonsensique de Dranem fit le bonheur d’André Breton (pourtant notoirement imperméable à la musique), Raymond Queneau et Boris Vian. Pour ma part, je ne connais pas de meilleur antidote à la morosité de l’hiver.
Les Petits Pois, chanson patriotique.
[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/dran01.mp3]
Je reviendrai demain matin, de l’opérette Encore cinquante centimes.
[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/dran02.mp3]
Sur Dranem et l’opérette, voir la page que lui consacre l’Encyclopédie multimédia de la comédie musicale théâtrale en France, site d’une incroyable richesse où l’on pourra écouter bien d’autres morceaux.

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Sept histoires pour occuper le jour
Photo de couverture d’Antoine Peuchmaurd
L’Oie de Cravan
ISBN 2-922399-58-3
Au Québec, dans toutes les bonnes librairies, et notamment au Port de tête.
En France, distribution via Le Comptoir des indépendants.
En Belgique, distribution via La Caravelle.
On peut bien sûr se fournir directement chez l’éditeur.
Quatre notules sur Borges
(… qui ne prétendent à aucune originalité.)

À lire à la suite l’Aleph et Enquêtes, on se demande qui, du Borges nouvelliste ou du Borges essayiste, est l’auteur qui s’adonne le plus au fantastique. De l’un à l’autre recueil circulent les mêmes obsessions, le même goût des labyrinthes et de la spéculation paradoxale où l’identité humaine tantôt se dissout en un songe silencieux et tantôt se démultiplie à l’infini. Et, le fantastique de l’auteur reposant sur une érudition pipée, mêlant inextricablement le vrai et le faux, on finirait par croire que les auteurs dont il parle dans Enquêtes — Pascal, Coleridge, Keats, Hawthorne, Valéry, Wilde, Chesterton, Wells, Kafka, etc. — sont des personnages fictifs, et le cortège de sources et de références bibliographiques qui les accompagnent, de purs produits de son imagination.
*
Alors que nous tentons de résoudre par courriel divers problèmes de cuisine narrative, DA rappelle à mon bon souvenir une nouvelle d’Histoire universelle de l’infamie, « le Sorcier ajourné » : « un fascinant piège à lecture dont je connais peu d’autres exemples », m’écrit-il. N’ayant plus aucun souvenir du recueil, que j’ai lu il y a des lustres, je me précipite donc sur ce « Sorcier ». Et, oui, que dire ? C’est un chef-d’œuvre de quatre pages. En l’occurrence, le piège à lecteur repose sur une ellipse indécelable, d’une suprême élégance. Et, pour dissimuler son tour de passe-passe, Borges s’emploie à endormir l’attention du lecteur en le berçant par la réitération hypnotique de certains tours de phrases, à la façon des contes arabes et orientaux. On peut prononcer le mot de perfection.
Il y a encore, dans l’Aleph, une nouvelle dont la chute magnifiquement ironique ne tient ni dans le dernier paragraphe ni même dans la dernière phrase, mais dans les six derniers mots. Et cette chute, loin de boucler le récit à double tour — comme c’est traditionnellement le cas —, l’ouvre au contraire sur un délicieux vertige.
*
Dans cet ordre de la concision et de la densité narratives où Borges reste indépassable, le Rapport de Brodie brille d’un éclat singulier. Moins universellement connu, moins souvent cité en tout cas, que Fictions ou l’Aleph, ce recueil est à mes yeux du même calibre. Il n’y a, pour une fois, pas un mot à changer à la prière d’insérer de l’édition originale française, pas une hyperbole à atténuer. Par paresse et pour gagner du temps, citons-la :
[…] Les onze contes du recueil sont bien de « laconiques chefs-d’œuvre ». Mais [Borges] est allé au-delà. À l’exception de quatre d’entre eux, non moins intenses que les autres, mais exempts de violence extérieure, ils sont d’une cruauté qui coupe le souffle.
Borges parle ici comme agissent ses personnages, aventuriers, gauchos querelleurs, mauvais garçons. C’est le couteau qui dans ces contes parle en maître, c’est lui qui presque toujours a le dernier mot. Et l’écriture y a, elle aussi, la rapidité du couteau.
La rapidité, et le tranchant aussi. J’ai notamment en mémoire l’histoire des duellistes qui ne sont que les instruments d’une querelle immémoriale entre deux poignards doués de volonté propre. Ce qui nous ramène au fond à Enquêtes, où l’histoire littéraire se présente en plus d’une page comme le destin d’une idée ou d’une métaphore qui traversent le temps, et dont les écrivains ne sont que le véhicule indifférent et transitoire. Borges affirmait avoir pris pour modèle les récits brefs de Rudyard Kipling. Il faudra aller y voir (Simples Contes des collines, éditions Sillage).
*
Dans son Essai d’autobiographie (qui tient en cinquante-sept pages : que n’a-t-il fait école !), Borges rappelle les circonstances ayant présidé à la naissance d’Honorio Bustos Domecq :
C’est au début des années 1940 que [Bioy Casares et moi] commençâmes à écrire en collaboration — un exploit que jusqu’alors j’avais estimé impossible. J’avais inventé ce que je pensais être une bonne intrigue pour une histoire policière. Un matin où il pleuvait, Bioy me dit que nous devrions tenter cette collaboration. J’acceptai sans enthousiasme et, un peu plus tard dans la matinée, la chose arriva. Un troisième homme, Honorio Bustos Domecq, apparut et prit l’affaire en main. Il ne tarda pas à nous gouverner d’une poigne de fer et, pour notre plus grande joie d’abord, puis à notre consternation, il devint complètement différent de nous, ayant ses propres fantaisies, ses propres sous-entendus, son propre style apprêté.
L’œuvre de Bustos Domecq est essentiellement parodique. Elle repose sur une forme délectable de surenchère. Les Six Problèmes pour don Isidro Parodi renchérissent ainsi sur le thème du détective en chambre. Mieux que Nero Wolfe ou que le vieil homme dans le coin de la baronne Orczy, Parodi résout les énigmes à distance, depuis la cellule de prison où il est confiné.
Cependant, le sommet de la collaboration du tandem est sans conteste les Chroniques de Bustos Domecq. Dès la dédicace (« À ces trois grands oubliés : Picasso, Joyce, Le Corbusier ») et la première chronique, variation d’une énormité imperturbable sur le Pierre Ménard, auteur du Quichotte de Borges, le ton est donné. Les Chroniques sont une collection d’articles consacrés à des artistes contemporains imaginaires — écrivains, peintres, sculpteurs conceptuels et autres néo-architectes. Elles composent un sottisier désopilant d’une certaine avant-garde patentée et du discours critique et institutionnel qui l’accompagne, la légitime et la soutient, et sans lequel elle ne serait rien. C’est en somme une implacable mise en pièce du style Art-Press, avec une touche de Bouvard et Pécuchet puisque, comme le résume Borges, « l’auteur et ses personnages sont tous des imbéciles et qu’il est difficile de dire qui est la dupe de qui ».