On tient un bon rhume

Affichiste, peintre et décorateur de théâtre, André François (1915-2005) a dessiné de nombreuses couvertures de magazines, de Vogue au Nouvel Observateur, et illustré Prévert, Vian et Jarry. Ses propres albums, les Larmes de crocodile, On vous l’a dit ?, Tom et Taby, ont marqué une date dans la conception du livre illustré pour enfants.
On se fera une idée agréable de son talent en acquérant ce petit volume réédité avec soin chez Robert Delpire. C’est l’un de ces livres qu’on vous offre — merci, BV — et qui donne aussitôt envie de l’offrir à son tour. Les Rhumes fut réalisé en 1966 pour une campagne publicitaire des laboratoires Beaufour ; mais André François n’a pas manqué de s’approprier la commande pour la faire tout à fait sienne.
L’origine du rhume se perd dans la nuit des temps. Cependant, contrairement à ses congénères préhistoriques — tels le mammouth, le chienoptère, l’aigle à thyroirs, le serpent thermogène, le strumf et la grenouille mangeuse de confitures —, l’espèce s’en est perpétuée jusqu’à nos jours. Comment faire se peut ? C’est qu’on a toujours appris aux enfants qu’il ne fallait pas attraper un rhume. D’où prolifération incontrôlable de cet animal laissé en liberté — une véritable épidémie. À partir de là, André François enchaîne les dessins avec la logique imparable du nonsense en prenant au pied de la lettre les expressions toutes faites, telles que rhume grave, tenir un bon rhume, rester au lit avec un rhume, etc. C’est tout simplement délectable.




André FRANÇOIS, les Rhumes, Robert Delpire, 2011.
Les Huns envahissent Liège

Librairie Livre aux trésors
4, rue Sébastien-Laruelle
4000 Liège
Parmi les parutions récentes d’Attila, on recommande vivement le Rapetissement de Treehorn dont on a parlé ici, et Palabres d’Urbano Moacir Espedite, le livre fou qui nous a fait le plus jubiler cette année (ce ne sont pas des mots en l’air) et dont on espère trouver le temps de parler bientôt.

Éditions Attila
Fermeture

C’est avec stupeur et tristesse qu’on a découvert la fermeture de la librairie Posada: la caverne d’Ali Baba du livre d’art, un fonds d’une richesse inouïe enserré dans une maison étroite et tout en hauteur où le regard s’égarait jusqu’au vertige vers les étages supérieurs. Et un service hors du commun.
J’y suis entré un jour à la recherche d’un Mario Praz épuisé de longue date et tout à fait introuvable. Après avoir consulté sa base de données, le libraire m’a informé comme je m’en doutais que, malheureusement, il n’avait pas l’ouvrage en stock ; mais si je voulais bien laisser mes coordonnées, on ne manquerait pas de me prévenir si jamais…
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Et l’affaire m’était certes sortie de la mémoire lorsque, sept ans plus tard, un courriel de Posada m’est parvenu, disant en substance : « Monsieur, nous avons trouvé le livre que vous cherchiez. Merci de nous contacter si vous êtes toujours intéressé… » Ô combien que je l’étais ! On regrettera Posada.
Déstockage

Les livres débordent de partout. Les piles croissent et se multiplient. On ne sait plus où les entasser, on met parfois deux jours à retrouver celui dont on a besoin — ça n’arrivait jamais avant —, signe que le seuil critique a depuis longtemps été dépassé. Au bout d’un an de tergiversations, on se résout à faire le tri. Le plus facile à liquider : les livres auxquels plus rien ne nous attache, pas même une valeur sentimentale qui nous les ferait conserver comme des fétiches en sachant pourtant qu’on ne les rouvrira plus ; les livres jamais lus dont la valeur résidait dans la seule nouveauté, ceux-là qui furent achetés avec un enthousiasme aussitôt retombé, avant d’être impitoyablement chassés de la table de chevet par de plus frais arrivages ; les pas vraiment désirés (services de presse non sollicités, cadeaux mal choisis, X a oublié qu’il m’avait offert ça, il y a prescription) ; des tombereaux de polars. Plus difficile : des paquets de Losfeld et de Pauvert, passionnément traqués des années durant, à l’époque où l’on ambitionnait de réunir la totalité de leur production ; ça nous a passé, malgré notre attachement intact pour ces deux éditeurs ; notre fièvre accumulatrice s’est orientée depuis vers de nouveaux secteurs, il y a des lustres qu’on n’a plus mis le nez là-dedans, ça prend vraiment trop de place, d’ailleurs on conservera la crème de leur catalogue ; mais tout de même, ça pince le cœur, c’est une part de soi qui s’en va, adieu mon cher passé, tout ça. Bref. On entasse le tout dans des cartons. Le pire, c’est que ça ne libère pas tant d’espace que ça. Les trous dans les rayonnages sont vite comblés, il traîne encore des satanés bouquins dans tous les coins puisque, n’est-ce pas, on ne cesse pas pour autant de faire des acquisitions. Rebref.
Un an plus tard encore, on se décide à faire venir un ami bouquiniste. Et voilà où je veux en venir. C’est une chose de voir partir ses chers trésors dans la voiture du libraire ; on s’était fait à l’idée, c’est presque une libération. C’en est une autre de les retrouver, quinze jours plus tard, disposés avec soin dans la vitrine dudit libraire, à nouveau désirables. Choc : « Eh, mais ce sont mes livres ! Exposés à la vue de tous ! Et d’autres vont mettre leurs sales pattes dessus ! » J’ai failli tout racheter.

Plaisirs pervers du roman-photo

Découverte tardive de Colloque de chiens (1977). Il s’agit, comme la Jetée, d’un ciné-roman-photo narré en voix off, mais d’un esprit évidemment très différent du film de Marker. Non seulement ce court métrage est formidablement drôle et jubilatoire, mais il apparaît a posteriori comme le condensé programmatique de toute la période française de Raoul Ruiz.


Établi depuis trois ans à Paris, Ruiz met simultanément en place une stratégie de production (mener plusieurs films de front et toujours avoir un projet de secours en réserve : Colloque de chiens fut réalisé à la sauvette pendant l’interruption du tournage de la Vocation suspendue) et une stratégie narrative. Plaisir de jouer avec les poncifs des « mauvais genres » — entre le mélo à la Nous deux et le fait divers sordide façon Détective — pour mieux en dévoiler le contenu latent, fait de crime, de sexe et de sang : couples impossibles, fausses identités, enfants adoptés, déchéance et prostitution, viols et meurtres, changement de sexe, cadavre découpé en morceaux qu’on disperse aux quatre coins de la ville. Plaisir, surtout, des récits en boucle pervers, à la façon d’un ruban de Moebius, fondés sur la reprise et la permutation de quelques motifs narratifs — comme un jeu dont on redistribuerait les cartes dans un ordre toujours différent qui leur confèrerait à chaque retour une signification nouvelle. Entre la première et la dernière réplique du film (« Celle que tu appelles maman n’est pas ta vraie maman » / « Celle que tu appelles ma mère n’est pas ma vraie mère »), le récit paraît revenir à son point de départ mais la situation s’est à la fois inversée et déplacée. On songe à ces textes de jeunesse de Raymond Roussel qui s’ouvrent et se ferment par une phrase presque identique dont le sens est pourtant totalement différent.
Et puis, aux trois quarts de la projection, voici que surgit une série d’images incongrue, aberrante, comme si aux plans du film s’étaient mêlés par erreur ceux d’un autre film.





Cet intermède documentaire sur la signalétique urbaine (dont l’irruption m’a d’autant plus étonné qu’il rejoint mes propres manies), on peut bien sûr le rapporter aux errances des personnages dans la ville, y voir un écho au piège topographique qui perdra l’un des héros du film (« Les lois éternelles de la géométrie s’étaient retournées contre lui »). De même qu’il est possible de faire une lecture «symbolique» des plans de chiens qui ponctuent le film à intervalles irréguliers (en y voyant par exemple un commentaire ironique à la fiction, un rappel de la part animale de l’espèce humaine, dont la prétention au langage articulé serait aussi risible qu’un concert d’aboiements). Mais ces explications raisonnables, et donc rassurantes, n’ont pas grand intérêt. Elles ne peuvent être que réductrices. Car ce qui séduit dans ces plans, c’est bien plutôt leur caractère arbitraire, erratique, délié de toute nécessité dramatique, la manière dont ils viennent perturber la bonne marche du récit — en rappelant au passage qu’un film est beaucoup plus que la mise en images de son scénario, et que le cinéma nous est précieux par tout ce qu’il saisit au vol de fugitif et d’informulé, dans ses à-côtés et ses arrière-plans.

« Les lois éternelles de la géométrie s’étaient retournées contre lui. »