Montréal, rue Lajeunesse
Montréal, rue De Lorimier
Montréal, rue Lajeunesse
Montréal, rue De Lorimier
Énième vision de Désiré, jubilation intacte. Sur la finesse de la caractérisation et de l’observation sociale, les rapports entre maîtres et domestiques, le désir interdit, refoulé, qui ressurgit dans les rêves et les actes manqués, le masochisme de la condition de valet placidement constaté par l’intéressé (qui a pour singularité de tomber amoureux de toutes ses patronnes), le film n’a pas pris une ride. La mécanique du boulevard fait passer l’audace du propos, qui n’a, lui, rien de boulevardier.
Euphorisantes aussi, la vitesse d’exécution, l’intelligence de cinéaste avec laquelle Guitry transpose sa pièce à l’écran, loin des conventions d’usage à l’époque. Pas d’aération inutile, pas d’extérieurs pittoresques : nous ne quitterons pas les espaces clos de l’hôtel particulier de Paris et de la villa de Deauville. C’est de l’intérieur qu’est repensée l’économie de la pièce, par la science des entrées et des sorties de champ, le montage alterné mettant en parallèle le monde des maîtres et celui des domestiques, le recours ponctuel à des surimpressions, l’équilibre maintenu entre la dépense verbale (les deux grandes tirades époustouflantes de Désiré qui se répondent au premier et au troisième acte) et des gags purement visuels (par exemple, le numéro d’équilibriste de Désiré sur son échelle, ou encore le jeu muet de mimiques impayables de Guitry et Pauline Carton dans la cuisine).
Et puis, les portes. L’omniprésence des portes et des embrasures, qui fait de Désiré le plus lubitschien des films de Guitry. Portes qu’on entrebâille ou qu’on hésite à ouvrir, portes auxquelles on écoute ou d’où l’on surgit au moment le moins opportun, portes et corridors qui tout à la fois séparent l’espace des maîtres et celui des domestiques, et rythment la circulation des personnages entre ces deux espaces.
Après John Buchan mais avant Eric Ambler, Somerset Maugham fut, avec Mr. Ashenden, agent secret (Ashenden, or the British Agent), le pionnier d’un certain type de récit d’espionnage à l’anglaise. Conformément à une tradition qui s’est maintenue jusqu’à John le Carré, lui-même avait tâté du métier et s’est inspiré de cette expérience pour composer ses nouvelles. Ashenden est un dramaturge à succès recruté durant la Première Guerre mondiale par les services anglais comme agent à Genève. Le monde du renseignement est cloisonné. Ashenden en saura chaque fois le moins possible sur les tenants et les aboutissants des missions qui lui sont confiées, et nous de même. Cet arrière-plan estompé concourt à la crédibilité des intrigues. Il indique aussi que l’intérêt littéraire de Maugham est ailleurs, moins dans la dramaturgie des situations que dans la peinture des personnages. Chaque nouvelle du recueil s’articule autour de la rencontre d’Ashenden avec un protagoniste souvent excentrique : une vieille gouvernante à l’accoutrement impossible, un tueur mexicain hâbleur et bavard, une danseuse italienne, l’épouse d’un traître, et ainsi de suite. L’humour côtoie la tragédie, la chute est souvent terrible. Maugham vous fait sourire avant de vous laisser un goût de cendre dans la bouche.
L’autre intérêt du livre est évidemment qu’Ashenden est un écrivain. Il est même suggéré qu’Ashenden est un bon espion parce qu’il est un écrivain : soit un être doué d’imagination, d’empathie et de pénétration psychologique, qui conserve toujours le recul de l’observateur vis-à-vis de la comédie humaine comme de la realpolitik de ses employeurs. C’est ce qui donne leur sel aux conversations qui l’opposent à ce non-littéraire absolu qu’est son supérieur, le colonel R (dont on dit qu’il inspira peut-être le M d’Ian Fleming) : militaire borné, compétent, terre-à-terre, totalement dépourvu de second degré et conséquemment scandalisé lorsque Ashenden fait valoir, en écrivain soucieux de comprendre tous ses personnages, que l’« ennemi » peut avoir, lui aussi, ses raisons (notamment lorsqu’il est un Indien soumis au joug de l’Empire britannique). Par moments on jurerait que, sous le sujet apparent de leurs échanges, se cache un débat latent dont l’objet est la littérature et son pouvoir de dévoilement de la complexité du monde.
Au Centre culturel italien de Paris, intéressante petite exposition consacrée à Carlo Mollino (1905-1973), ingénieur, architecte, décorateur et designer. Ayant hérité de son père ingénieur-architecte une fortune considérable qui le mit à l’abri du besoin, Mollino put s’offrir le luxe de choisir ses clients et de n’accepter que les commandes qui l’intéressaient. Si bien qu’il dessina relativement peu d’édifices et d’éléments de mobilier (pièces souvent uniques, qui valent aujourd’hui des fortunes).
Ex-enfant surdoué, perfectionniste jusqu’à la maniaquerie – le genre à dessiner la pièce exacte dont il a besoin, puis la machine-outil qui permettra d’usiner cette pièce ; l’argent n’est jamais un problème –, Mollino est l’homme des passions successives, qui déteste se répéter. Il se donne à fond à un sujet ou un projet puis, l’ayant épuisé, passe à autre chose. Quelques constantes, tout de même. 1) L’amour de la photographie, à laquelle il consacrera un gros essai, le Message de la chambre obscure. Sa vie durant, Mollino documentera méthodiquement par la photo ses travaux et ses voyages. 2) le goût de la vitesse, et des engins de vitesse. Il conçoit une méthode pionnière de ski alpin, qui donne lieu à un livre illustré de diagrammes et de photographies (après quoi, fini le ski, il n’y reviendra plus). Il dessine un modèle de voiture de course aux lignes futuristes, qui remportera les vingt-quatre heures du Mans dans sa catégorie. Il acquiert plusieurs avions, qu’il pilote lui-même, évidemment.
Mollino fut un personnage excentrique et secret, au caractère ombrageux, à la vie soigneusement compartimentée. À sa mort, on découvrit plusieurs centaines de photos et polaroids érotiques qu’il réalisait de nuit dans un appartement loué en secret et transformé en studio ; on y perçoit l’importance du rituel et de la théâtralité dans l’imaginaire de ce grand obsessionnel. On découvrit aussi l’existence d’un autre appartement, au premier étage d’une villa donnant sur le Po, dont Mollino n’avait parlé à personne et qu’il n’avait jamais habité, entièrement réaménagé et décoré par ses soins, et conçu comme un cénotaphe ou un tombeau égyptien. Rien, de la disposition repensée des pièces au moindre élément de décor, n’y semble avoir été laissé au hasard.