Totò au Nouvel An


Anna Magnani en fausse blonde et Totò dans Larmes de joie

Nul « joker », pas même les Marx Brothers, n’a à ce point imposé sa seule présence physique comme une signature dans ses prestations : le comique de W.C. Fields était largement d’essence verbale. Mais que Totò apparaisse sur l’écran, l’espace s’ordonne autour de lui.

Gérard Legrand 1

On ne saurait mieux dire, et c’est particulièrement flagrant dans Larmes de joie de Mario Monicelli (Risate di gioia, 1960), en reprise en France dans une belle copie. Oui, Totò (de son vrai nom Antonio Focas Flavio Angelo Ducas Comneno di Bisanzio De Curtis Gagliardi, rien que ça) est ce comique génial dont la simple présence est en soi captivante, même quand il a l’air de ne rien faire ; et l’espace se recompose véritablement autour de sa personne, si souveraine est sa manière d’habiter un plan et d’incarner son personnage jusqu’au bout des ongles. C’est d’autant plus évident dans Larmes de joie que le comédien, alors âgé de soixante-deux ans, vient d’entamer la dernière partie de sa carrière et que son tempo s’est quelque peu ralenti, de sorte qu’on aperçoit plus aisément le comédien au travail, ce qu’il est en train de faire et comment il s’y prend. Rien, pas même tel frémissement de paupière subliminal alors qu’il est au second plan, ne paraît chez lui laissé au hasard, tout est sous contrôle et se manifeste pourtant sous les auspices de la plus parfaite spontanéité. C’est magnifique à voir, et doucement euphorisant.

Quant au film, lointainement inspiré de deux nouvelles de Moravia, on se demande par quel mystère il était passé presque inaperçu, car il compte parmi les grandes réussites de Monicelli. Trois personnages s’y croisent, se perdent et se retrouvent durant la nuit de la Saint-Sylvestre : une figurante de Cinecittà (Anna Magnani), un vieux cabot sans le sou (Totò) et un voleur mondain (le jeune Ben Gazzara) dont les stratagèmes seront constamment contrariés. Le film adopte la forme d’une dérive nocturne dans Rome, propice à une peinture exacte de l’Italie du miracle économique et de l’euphorie consumériste (en quelques plans de grands magasins gorgés de marchandises et de vitrines illuminées de fêtes de fin d’année, tout est dit), ainsi qu’à une traversée de toutes les couches de la société, des trattoria aux dancings, du petit peuple romain trimballé dans le dernier métro aux invités huppés d’une réception d’ambassade. Multipliant les rencontres, les digressions et les bifurcations imprévues, la trame paraît dans ses meilleurs moments s’inventer librement sous nos yeux, et si cela se paie d’une mise en place et de transitions parfois laborieuses, cela nous vaut de purs moments de grâce, Monicelli excellant à capter — entre autres choses — le sentiment d’étrangeté et d’esseulement profonds qui peuvent vous étreindre durant les nuits de réjouissances obligatoires au sein d’une foule qui ne songe qu’à s’amuser, ou en déambulant aux petites heures dans des quartiers absolument déserts.

On a rapproché Larmes de joie de la Dolce Vita et c’est bien vu, le Monicelli pouvant être considéré comme la version comédie romaine du Fellini sorti quelques mois plus tôt. (Les deux films partagent le même responsable des décors et des costumes, Piero Gherardi.) Les scénaristes (Suso Cecchi D’Amico, Age et Scarpelli) en étaient nécessairement conscients, puisqu’ils ont glissé une allusion moqueuse au film de Fellini — en tant qu’il a instantanément produit une image iconique de Rome, aussitôt diffusée internationalement. Dans une scène, un Américain ivre mort veut entraîner la Magnani pour un bain de minuit dans la fontaine de Trevi. « Maudit cinéma ! », s’exclame Magnani, et l’on notera que sous sa perruque blonde, elle apparaît alors comme une parodie d’Anita Ekberg. Ce n’est pas la seule finesse référentielle du film : les photos du passé illustre de Totò punaisées dans sa chambre suggèrent qu’à cette date le comédien a achevé de se confondre avec sa persona ; pour sauver sa peau, Magnani, prise d’une inspiration subite, rejouera dans la réalité une scène qu’on l’a vue auparavant interpréter sur un plateau de Cinecittà. Le film propose enfin la confrontation de deux styles de jeu : deux monstres sacrés du cinéma italien, Magnani et Totò, versus un jeune Américain nerveux formé à l’Actor’s Studio, Gazzara. Au total, Larmes de joie enchante par son mélange de registres, et l’ensemble est soutenu par une belle photographie de Leonida Barboni et une invention visuelle à laquelle ne nous a pas toujours habitués Monicelli : superbe lâcher de ballons inaugural sur une foule de fêtards, déluge de confettis dans le dancing tapissé de miroirs qui multiplient l’espace à l’infini.

 

P.-S. : 1. Spécial copinage : mon ami René Marx est l’auteur de la seule monographie en français sur Totò, Totò, le rire de Naples (éditions Henri Berger), vivement recommandée. J’en aurais volontiers cité un extrait, mais c’est le chantier ici et c’est toujours quand on a besoin d’un livre qu’on ne le retrouve pas.
2. Y aura-t-il un jour un éditeur de DVD assez intrépide pour offrir aux non-italianophones des coffrets Totò avec des sous-titres français ? Il se ruinera dans l’opération, nous lui en rendrons d’autant plus grâce.

 

1. Cinémanie, Stock, 1979. Fait significatif, Totò est par exception le seul comédien à avoir une notice au sein du dictionnaire des réalisateurs qui constitue la troisième partie de cet indispensable ouvrage.


jeudi 20 juin 2013 | Dans les mirettes | 1 commentaire


Des mondes qu’on n’imaginait pas

C’est surtout cela que je vois dans la lecture : cette possibilité miraculeuse de sortir de la petite vie, celle qu’on nous impose, et de se trouver tout d’un coup dans des mondes qu’on n’imaginait pas, où on se trouve bien, où on se trouve mal, mais on se trouve ailleurs. C’est toujours un monde plus intéressant que le sien propre. Voilà pourquoi je me suis toujours adonné à la lecture, pourquoi c’est mon occupation principale, encore aujourd’hui.

Maurice Nadeau 1


J’ai rencontré brièvement Maurice Nadeau lors de la parution de son Journal en public, qui se trouvait coïncider avec le quarantième anniversaire de la Quinzaine littéraire. Drôle et plutôt gouailleur, c’était l’homme le plus étranger qui soit à sa propre commémoration — de fait, nous avons parlé de Pascal Pia, et pas du tout de lui. Aussi, le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre, c’est de le lire, et de lire les auteurs innombrables qu’il a contribué à faire connaître. Et puis, comme l’a rappelé opportunément Charles Tatum, de soutenir la Quinzaine littéraire en s’abonnant ou encore, si l’on est en fond, d’adhérer à la société participative des lecteurs et des contributeurs de la QL.
En attendant, pour les amateurs de bibliothèques, voici quelques photos de l’appartement de Nadeau prises il y a deux ans par Laurent Margantin, qui invite généreusement à les faire circuler.


À l’entrée de l’immeuble, la boîte aux lettres dédiée aux livres.






Source : oeuvresouvertes.wordpress.com.

1 Le Chemin de la vie. Entretiens avec Laure Adler, Verdier, 2011. Je le cite parce qu’il est à portée de main mais vous recommande plutôt les entretiens beaucoup plus fouillés et intéressants avec Jacques Sojcher, Une vie en littérature, Complexe, 2002.


mardi 18 juin 2013 | Au fil des pages | 2 commentaires


Chambres


Paris, rue Fontaine


Montréal, rue Saint-Hubert


Roxton Falls


Montréal, rue Waverly


Saint-Eustache


Paris, Hôtel Jean Bart
(en mai et juin 2013)


samedi 15 juin 2013 | Chambres | Aucun commentaire


La poésie ce matin (12)

 

DÉJEUNER SUR L’HERBE

sous le trapèze des abeilles
je coupe avec la tranche des caresses
un cerisier qui est un cou de femme
où pendent dix ruisseaux de sel

assise sur une musique d’herbe
elle lit nue un bouquet de tulipes blanches
un faisan court entre les ors
de ses cuisses évadées des gouttières

Ses cheveux donnent des céréales au vent
et l’épervier lui porte une auréole
dans l’œil une chenille joue de la harpe
la lente mélodie du chaud mâchicoulis

ses cils taillent l’aigue-marine
d’une ouverture de nuage
par la magie des joues frottées au marbre
elle sait le sourire des rivières

Hubert Antoine, Tohu-bohu et brouhaha.
Le Cormier, 2013


samedi 1 juin 2013 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


Typo des villes (17)



Bruxelles


mercredi 22 mai 2013 | Typomanie | Aucun commentaire


Dimanche en jazz (8) : Chris Connor

[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/cc.mp3]
Nice Work if You Can Get It. Arrangement de Ralph Sharon. 12 mars 1957.

Lorsqu’on évoque les grandes interprétations des chansons de Gershwin, on songe en premier lieu à Ella Fitzgerald et à son monumental George & Ira Gershwin Songbook enregistré pour Verve sous la houlette de Norman Granz (cinquante-trois chansons, des plus connues aux plus obscures, réparties sur cinq 33 tours puis quatre CD). Mais révérence gardée à la grâce solaire d’Ella, les orchestrations luxueuses et satinées de Nelson Riddle, avec leur débauche de cordes, ne sont guère à mon goût ; si bien que je suis porté à lui préférer le remarquable double album de Chris Connor.
Relativement négligée aujourd’hui hors du cercle des happy few, Connor est la chanteuse cool par excellence, dans le sillage de June Christy (à laquelle elle succéda dans l’orchestre de Stan Kenton), mais avec un grain de voix plus riche et plus pénétrant. Le Gershwin Almanac of Song est sans doute son chef-d’œuvre: un projet manifestement mûri, et d’une remarquable unité quoiqu’il mobilise sept formations instrumentales différentes. Nice Work if You Can Get It offre, en à peine plus d’une minute, un condensé de son art. Elle y swingue avec une parfaite relaxation sur tempo médium tout en remodelant sans effort le tempo et la mélodie. Les séances Bethlehem et Atlantic de la dame méritent aussi le détour.


dimanche 12 mai 2013 | Dans les oneilles | 1 commentaire


C8H10N4O2

Pour Charles Tatum, évidemment.




samedi 11 mai 2013 | Grappilles | Aucun commentaire