Cocteau en hiver
Poème exhumé par L.D., épris comme moi de climats froids, à qui je disais mon émotion d’avoir retrouvé, après douze ans d’absence, l’hiver montréalais, et combien ce séjour avait réveillé quantité de sensations profondément enfouies dans ma mémoire. Notamment la manière dont une température de – 30° modifie les propriétés du son, sa texture et sa propagation. Certains vers ont le pouvoir de condenser, dans le raccourci fulgurant d’une image, une vérité intensément ressentie. « La neige est un microphone merveilleux » : voilà, c’est exactement ça.
Cette nuit chaos d’immeubles
n’importe où — les steamers
dans la banquise — c’est vide
comme un décor de Molière
La lune aligne ses pingouins
chloroforme du clair de lune
chaque maison est un vrai
colombarium de travers
Le froid prend tout à coup la forme d’un kiosque
Carafe frappée ô ma tête
ce vent attise les étoiles
et bloque les névralgies
Mes pas marchent dans tous les immeubles à droite
On doit entendre
Mes pas
Dans la lune
La neige est un microphone merveilleux, j’écoute
Une dame qui cause
À Moscou
Je suis le seul survivant
de cette épidémie de lune
Le boulevard est beau comme la voie lactée.
Cahiers Jean Cocteau no 1, Gallimard, 1969.
Épiphanie

Parution de ma nouvelle Positions dans l’espace dans la revue new-yorkaise Epiphany, où se côtoient nouvelles, poésie, essais, dessins et photographies. Merci à l’éditrice Odette Heideman, aussi attentive qu’efficace, et à mon fidèle traducteur Edward Gauvin.
Harry’s Bar
Entre ceux qui se faisaient remarquer par leur mutisme, je signalerai spécialement notre brave ami, l’Américain Harry Covayre.
Harry Covayre employait, pour le moment, toute son énergie à se confectionner des grogs au wiskey, compositions où il entrait relativement peu de sucre et, pour ainsi dire, presque pas d’eau.
Alphonse Allais, Vive la vie !
Les nouveaux mystères de Paris

Jean-François Vilar, une génération après Léo Malet, avait réinventé les mystères de Paris. On pensait forcément à lui en se baladant du côté de Bastille ou de Filles-du-Calvaire, en longeant le quai de Jemmapes où logeait son alter ego Victor Blainville, dans un appartement peuplé de livres, de brol et de chats. Blainville avait fait son apparition dans C’est toujours les autres qui meurent, histoire d’un commando très spécial fomentant ses méfaits par référence à l’œuvre de Duchamp. On s’était pris aussitôt d’affection pour ce photographe nonchalant et flâneur de Paris dont il affectionnait les recoins secrets chargés de mémoire, des passages couverts aux coulisses du musée Grévin. Ses enquêtes suivantes réveillèrent les fantômes de l’Histoire : Paris de la Révolution (les Exagérés), des réfugiés latino-américains (Bastille Tango), des surréalistes et des militants politiques des années 1930 (Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués). Autant de jeux de pistes entre passé et présent sur lesquels planait la mélancolie des lendemains qui déchantent. Ses livres m’avaient beaucoup marqué et, comme tous ses lecteurs, je m’étais mal résigné à son silence.

La poésie ce matin (19)
Car, à cet instant, tu le pressens,
La réalité n’est pas achevée,
Pas encore construite, et demande à l’être comme l’est
Un fruit ouvert, dont on peut goûter la saveur, connaître
Le plaisir ; au fond, tout n’attend de toi
Qu’une seule chose : que tu lui livres en toi
Ce passage charnel
Vers sa plus intime légèreté, son être musical ;
Ligne après ligne, tu t’achemines
Vers ce nouage lumineux
Qui fait de ton corps autre chose qu’un corps :
Une sorte de tranchée vive dans le silence des pierres,
Un jardin où rien ne prend racine mais où éclot
La fleur du moindre souffle ;
Tu laisseras, bien sûr, à la lumière le soin du dernier mot,
Et à l’amour celui d’ouvrir les vannes de la nuit.
Christian Monginot, le Miroir des solitudes.
L’Herbe qui tremble, 2014.

La poésie ce matin (18)
LA CHAISE
Non
il n’y a pas d’ascenseur
pour aller
rejoindre l’avion
juste une chaise
au milieu
du jardin
Natalie Thibault, Comme un papillon
avec une aiguille dans le cœur. L’Oie de Cravan, 2014.

Stendhal, rêves de théâtre


Trouvés à la brocante à un euro pièce, ces trois petits volumes de Théâtre — procurés au Divan en 1931 par Henri Martineau — sont une rareté pour complétiste acharné. Ils constituent aussi un document précieux sur les années de formation de Stendhal, qui vous donne l’impression d’entrer par la petite porte dans l’atelier du créateur. (Plutôt que l’atelier, on devrait dire : la salle des machines. Ça turbine à plein régime là-dedans.)
De dix-huit à trente ans, Stendhal se rêva une grande carrière dramatique en nourrissant l’ambition de devenir rien de moins que le nouveau Molière. Son journal nous le montre fréquentant assidument les théâtres, commentant de manière acérée les pièces auxquelles il assiste, étudiant plume à la main les grands maîtres du genre, ébauchant des canevas, réfléchissant sans cesse aux ressorts de la dramaturgie, avec un intérêt tout particulier pour la construction du personnage et la comédie de caractères.
Aucun de ces projets ne fut mené à terme. Aussi bien, ce qu’avait réuni dans ces trois volumes l’infatigable Martineau, c’est, outre un certain nombre de pièces inachevées, une masse colossale de travaux préparatoires : fragments de scènes, plans, ébauches, scénarios et réflexions sur l’art dramatique. On peut sourire de ces rêves illusoires de grandeur, des kilos de papier noircis durant tant d’années par ce noteur compulsif — qui couvrait de pattes de mouches ses cahiers, les marges de ses livres en cours de lecture, et jusqu’à ses bretelles. Mais Stendhal n’est pas le premier auteur à s’être d’abord mépris sur la vraie nature de ses dons. Et ce ne furent pas des années perdues. Sans le savoir, il était en train de forger ses outils de futur romancier. Et l’on voit bien ce qui, de ce savoir-faire théâtral même non payé de résultats, est passé dans ses romans : le sens de la scène frappante, des retournements rapides de situations, de l’interaction dynamique entre les personnages, le souci de peindre toujours les personnages en mouvement, la psychologie en action, qui donnent un tel allant à la Chartreuse, Lamiel ou Lucien Leuwen.