De la tyrannie
Dans la première partie de la Civilisation de la Renaissance en Italie, Burckhardt brosse un tableau stupéfiant des régimes despotiques des royaumes, duchés et cités-États qui se partageaient la péninsule italienne au XVe siècle. On « savait » ces choses de manière générique et abstraite ; mais on ne l’avait jamais vu évoqué de manière aussi frappante, par petites touches implacables. Non seulement Burckhardt, comme Stendhal quelques années avant lui, a lu avidement d’innombrables mémoires et chroniques de l’époque, mais il domine parfaitement sa documentation dont il sait tour à tour tirer de grandes synthèses et mettre en relief les petits faits saillants.
On a rarement vu la scélératesse, l’impiété, le talent militaire et la culture intellectuelle réunis au même degré que dans Sigismond Malatesta († 1467).
Aussi nul que méchant, Pandolphe gouverna avec le secours d’un professeur de droit et d’un astrologue, et sema de temps à autre la terreur parmi ses sujets en en faisant tuer quelques-uns. En été, son plaisir était de rouler des blocs de pierre du haut du mont Amiata, sans se préoccuper de savoir qui et quoi ils écrasaient.
Ferrante avait centralisé le commerce en général entre les mains d’un grand marchand, nommé François Coppola, qui partageait les profits avec lui et qui imposait ses volontés à tous les armateurs : les emprunts forcés, les exécutions et les confiscations, la simonie, les contributions extraordinaires prélevées sur les congrégations religieuses étaient les autres ressources. Outre la chasse, où il ne ménageait rien ni personne, il se livrait à deux genres de plaisirs : il aimait à avoir dans son voisinage ses ennemis soit vivants et enfermés dans des cages bien solides, soit morts et embaumés, avec le costume qu’ils portaient de leur vivant.
Le gouvernement de la maison d’Este se distingue par un singulier mélange de despotisme et de popularité. Dans l’intérieur du palais se passent des scènes épouvantables : une princesse, soupçonnée d’avoir commis le crime d’adultère avec un fils né d’un autre lit, est décapitée (1425) ; des princes, aussi bien légitimes qu’illégitimes, s’enfuient de la cour et sont menacés, même à l’étranger, par les coups des assassins envoyés à leur poursuite (1471) ; qu’on ajoute à cela des complots continuels tramés au dehors : le bâtard d’un bâtard veut détrôner le seul héritier légitime (Hercule Ier) ; plus tard (1493), ce dernier empoisonna, dit-on, sa femme, après avoir découvert qu’elle voulait l’empoisonner lui-même.
Jacob Burckhardt, la Civilisation de la Renaissance en Italie (1860).
Traduction de Louis Schmitt revue par Robert Klein.
Bartillat, 2012.
La récompense suprême
C’est de cette époque que datent ces rapports immoraux entre les gouvernements et leurs condottieri, qui donnent au XVe siècle un caractère si étrange. Une vieille anecdote, une de ces anecdotes qui sont vraies partout et nulle part, peint ces rapports à peu près de la manière suivante : les citoyens d’une ville (c’est de Sienne qu’il s’agit probablement) avaient un général qui les avait délivrés d’une incursion ennemie ; tous les jours ils se demandaient quelle récompense on devait lui décerner : ils finirent par déclarer qu’ils ne pourraient jamais le récompenser assez, mêmes s’ils l’investissaient de l’autorité suprême. Alors l’un d’eux prit la parole et dit : Tuons-le, ensuite nous l’adorerons comme le patron de la ville. Et il fut traité peu après comme le sénat de Rome traita Romulus.
Jacob Burckhardt, la Civilisation de la Renaissance en Italie (1860). Traduction de Louis Schmitt revue par Robert Klein.
Bartillat, 2012.
Le feu au bordel
Avez-vous connu Frank Borzage ?
Raoul Walsh : je connaissais très bien Frank. C’était un homme paisible, et doux. Il n’y avait jamais la moindre trace de violence dans ses films. Ce qui me rappelle une anecdote : je déjeunais un jour avec un producteur de la Warner et celui-ci me dit : « Raoul, j’ai une très belle histoire d’amour à te proposer. Ce serait un changement pour toi. Qu’en dis-tu ? » Je lui répondis que je la lirais et que nous irions ensuite voir Jack Warner pour lui demander son avis. Nous allâmes donc peu après voir Warner. Celui-ci le fixa un moment et lui dit : « Je vais vous dire ce que représente une scène d’amour tendre et paisible pour Raoul Walsh : c’est une scène où il peut flanquer le feu à un bordel. » Je n’ai jamais fait le film.
Entretien avec Raoul Walsh, propos recueillis par Olivier Eyquem, Michael Henry et Jacques Saada. Positif n° 147, février 1973.
Poétique de la citation
J’en étais arrivé à devenir un artiste citeur parce que précisément, très jeune, je n’arrivais pas en tant que lecteur à aller au-delà de la première ligne des livres que je m’apprêtais à lire. J’étais tellement handicapé parce que les premières phrases des romans ou des essais que j’essayais d’aborder s’ouvraient pour moi à trop d’interprétations différentes, ce qui m’empêchait, compte tenu de l’exubérante abondance de sens, de continuer à lire. Ces obstacles que, par bonheur, j’ai commencé à perdre de vue vers l’âge de dix-huit ans, furent sûrement à l’origine de ma passion ultérieure à accumuler des citations – plus il y en avait, mieux c’était –, une nécessité absolue d’absorber, de rassembler toutes les phrases du monde, un désir irrésistible de dévorer tout ce qui se mettait à ma portée, de m’approprier tout ce dont, dans des moments de lecture propice, j’envisageais de faire mon miel.
Dans ce désir d’absorber ou de glisser dans mes archives toutes sortes de phrases isolées de leur contexte, je suivais le diktat de ceux qui disent qu’un artiste assimile tout et qu’il n’en est pas un seul qui ne soit influencé par un autre, qui ne prenne chez un autre ce qu’il peut si le besoin s’en fait sentir. Absorber, absorber, et avant tout fuir les heures noires ou amères : telle était ma devise quand j’ai commencé à me libérer du problème des obstacles apparaissant dans les premières phrases des livres.
Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée
(Esta bruma insensata, 2019).
Traduction d’André Gabastou.
Actes Sud, 2020.
Passages secrets
Dans le plaisir que j’ai éprouvé à me glisser pour la première fois le long de ce sentier humblement enchanté jouait quelque chose du déclic magique, que le rêve assez souvent procure, mais aussi quelquefois la réalité, lorsque, par une porte clandestine, par un passage caché, un lieu attirant et familier débouche soudain pour nous sur un autre, insoupçonné, et plus attirant encore.
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Il y a embusqué dans un coin de ma mémoire un signal routier qui marque obstinément pour moi l’entrée dans le pays de la mer, dans la vie plus légère des vacances. Cette borne, au-delà de laquelle le mouvement des nuages me paraît brusquement plus vif et plus fouetté, la lumière plus crépitante, où l’allegro fringant des ciels et des feuillages, particulier aux paysages des bords de mer soudain s’éveille. […] Chaque fois que je suis passé par là, en changeant de vitesse pour aborder la rampe, j’ai ressenti la dilatation de cœur qui salue le rejet du souci, le passage de la ligne frontière vers les contrées de la vie sans rides. Pourquoi ? Je n’ai jamais passé de vacances à Dieppe, je n’y suis pas allé plus d’une demi-douzaine de fois. Et le lieu même de ce tournant de la route reste sans charme et sans beauté. En vérité, le code intime et sentimental qui surimpose ses signaux aux itinéraires familiers qu’on revisite n’a rien à voir avec les chemins soulignés en vert par les cartes routières, ni avec les étoiles des sites classés, ni même avec les références de souvenirs précis. Plutôt, j’ai tendance à le croire, avec les affinités électives dont la catégorie limitée qu’a reconnue et baptisée le roman de Goethe est très loin d’avoir épuisé le registre étendu.
Julien Gracq, Nœuds de vie. Corti, 2021.
[Ce volume de notes inédites, choisies par Bernhild Boie dans la masse des carnets de Gracq, s’inscrit dans la lignée des Lettrines, d’En lisant en écrivant et des Carnets du grand chemin : promenades, instantanés, notes de lecture, réflexions sur la littérature. On s’en fera une bonne idée en lisant la belle recension de Maurice Mourier (En attendant Nadeau).]
Limites de la taxonomie
Dans un entretien datant de 1942, Nabokov illustre des considérations sur les limites de la taxonomie au moyen de l’anecdote suivante (réelle ? inventée pour les besoins de la démonstration ?). À Londres, en route pour les bureaux de son éditeur où il allait déposer la version finale de son précieux manuscrit – un guide exhaustif des scarabées de Grande-Bretagne – un entomologiste avisa, sur le trottoir, un scarabée d’une espèce inconnue. Sans hésiter, il l’écrasa du pied. Ainsi, son ouvrage redevenait complet.
Source : Martin Latham, The Bookseller’s Tale. Particular Books, 2020.
Tea Time
Il se boit des hectolitres de thé dans les romans de Barbara Pym ; mais même à l’aune de cette consommation moyenne, Des femmes remarquables bat tous les records. Il ne se passe pas trois pages sans que quelqu’un ne mette la bouilloire sur le feu. Par cette insistance même, Pym s’amuse en sourdine de ce rite essentiel de la sociabilité anglaise. Or on ne plaisante pas avec ces choses-là, comme la narratrice en fait l’expérience dans les dernières pages du livre.
Sans doute passe-t-on trop de temps à préparer du thé, me dis-je en observant miss Statham qui remplissait la lourde théière. Nous avions tous dîné, ou du moins nous étions censés avoir dîné et nous nous réunissions pour discuter de la vente de charité de Noël. Avions-nous réellement besoin d’une tasse de thé ? J’allai même jusqu’à poser la question à miss Statham qui me renvoya un regard offusqué, presque scandalisé.
— Si nous avons besoin de thé ? répéta-t-elle. Mais, miss Lathbury…
Elle semblait abasourdie et profondément affligée. Je compris que ma question avait touché là un point essentiel et profondément ancré. C’était le genre de question susceptible de semer le désordre dans un esprit.
Je marmonnai que ce n’était là qu’une plaisanterie : il allait de soi que nous avions toujours besoin d’une tasse de thé, à toute heure du jour ou de la nuit.
Barbara Pym, Des femmes remarquables
(Excellent Women, 1952).
Traduction de Sabine Porte.
Julliard, 1990, rééd. Belfond, 2017.
