Écriture à contrainte subie

Étudiant à Sciences-Po (et victime consentante du paternel : « fais tes études d’abord… »), j’y rencontre Michel Estève, directeur d’Études cinématographiques, qui me conseille d’envoyer un article à Positif. Lecteur assidu de Première et de Studio, je me procure un numéro de cette revue inconnue. Coup de foudre. Je décide d’écrire sur le nouveau film de David Lynch, Sailor et Lula. Un ami me prête un vieil ordinateur un peu susceptible qui n’accepte aucune correction : si je veux changer une phrase, je dois lui en proposer une autre de la même longueur, sous peine de voir s’effacer tout le reste ! Comme l’astronaute de 2001, j’ai rêvé de débrancher cet ordinateur trop susceptible, qui n’acceptait pas la moindre critique ! Ce premier article, techniquement le plus compliqué que j’aie jamais publié, fut écrit avec une pile de revues de mots croisés où je devais trouver des termes équivalents en sens et en longueur à ceux que je voulais changer.

Thomas Bourguignon, Positif no 500, octobre 2002.


mercredi 24 mai 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Comme un dimanche

Et, ces soirs où les humeurs noires le désolaient, il se couchait de bonne heure, traînant devant sa bibliothèque à la recherche d’un livre rentrant dans l’ordre des pensées qui l’agitaient. Il eût voulu en trouver un qui le consolât et renforçât en même temps son amertume, un qui contât des ennuis plus grands et de même nature pourtant que les siens, un qui le soulageât par comparaison. Bien entendu il n’en découvrait pas.

Joris-Karl Huysmans, En ménage.




Contrariété

Une chose attriste son existence : il n’a pas encore fini de lire les journaux du matin quand les journaux du soir paraissent.

Jean de Tinan, Aimienne.


lundi 3 avril 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Topographie

Chez lui, Queneau avait punaisé au mur un grand plan de Dublin sur lequel il avait reporté tous les déplacements des personnages d’Ulysse de Joyce (raconté hier par Maurice Nadeau à la librairie bruxelloise Quartiers latins).


dimanche 2 avril 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Gentilés

En 1988, le Robert entreprit de mettre à jour sa liste des adjectifs et noms communs correspondant aux noms propres de lieux – ce que les lexicographes appellent les gentilés : les habitants de Rambouillet sont des Rambolitains, ceux de Besançon, des Bisontins, etc.

On adressa donc aux communes de France une lettre circulaire invitant les édiles à indiquer quels étaient les « différents mots utilisés pour désigner les habitants de leur ville » et celui qui était « le plus couramment employé ». Réponse de la ville de Fameck (Moselle) :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

FAMECK, le 30 août 1988

VILLE DE FAMECK (Moselle)
Le Maire de Fameck
à Monsieur le Directeur
des DICTIONNAIRES LE ROBERT

Objet : Mise à jour de votre liste des noms communs et adjectifs correspondant aux noms propres de lieux.

En réponse à votre lettre du 5 août 1988, j’ai l’honneur de vous faire savoir que le nom le plus couramment utilisé pour désigner les habitants de notre Ville est celui « d’Administrés ».

Veuillez agréer [….]

Question : le maire de Fameck est-il un Fameuckon ?


lundi 20 mars 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


L’imprévu

Un lapin ne nous effraie point ; mais le brusque départ d’un lapin inattendu peut nous mettre en fuite.
Ainsi en est-il de telle idée, qui nous émerveille, nous transporte, pour nous être soudaine, et devient, peu après – ce qu’elle est…

L’homme insoucieux, l’imprévoyant, est moins accablé et démonté par l’événement catastrophique que le prévoyant.
Pour l’imprévoyant, le minimum d’imprévu. – Quoi d’Imprévu pour qui n’a rien prévu ?

Les causes véritables sont souvent des faits ou des circonstances auxquels il serait SUPRÊMEMENT ABSURDE de songer a priori, tant ils sont hors du sujet, – hors de toute prévision.
Les causes à quoi l’on songe sont, au contraire, de celles qu’on trouve parce qu’on les a déjà trouvées. Rien n’est plus vain.
En y pensant un peu trop, on en viendrait à faire dépendre la probabilité d’une cause… de son imprévu.

Paul Valéry, Tel Quel.


lundi 13 mars 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Chapeau bas

19h45, place du 8-Mai-1945 à Saint-Denis, arrêt de bus, je porte un manteau en cuir noir et un chapeau d’homme gris. Je sens quelqu’un qui cherche à m’aborder. Je me retourne. Un jeune des banlieues sensibles, issu de je ne sais quelle génération de travailleurs d’Afrique du Nord. Avec capuche…
– Madame, je peux vous poser une question ?
– Bien sûr.
– Ça a quelle signification votre chapeau ?
– C’est pour faire joli.
– Mais non ! Ça a quelle signification votre chapeau ?
– ???…
– Vous êtes juive ou chrétienne ?
– ??? !!! Je suis athée.
– C’est quoi AT ?
– A-thée, c’est sans dieu…
Et je suis montée dans l’autobus.
Plus tard je suis allée au cinéma sans chapeau.

Brigitte Lesaffre (Saint-Denis)
Courrier des lecteurs du Monde, 11 mars 2006.


dimanche 12 mars 2006 | Grappilles | Aucun commentaire