Edmund Crispin

Bon an mal an, la Penguin Collectors Society publie deux numéros de sa revue. Il y a toujours des choses intéressantes à y glaner pour qui aime farfouiller dans les recoins de la petite histoire littéraire.
Dans la livraison de juin 2011, John Bowen exhume de l’oubli Edmund Crispin (de son vrai nom Bruce Montgomery), figure ultra-mineure de l’après-guerre dont le parcours de dilettante a néanmoins quelque chose d’emblématique. Formé à Oxford où il assurait la fonction d’organiste et de chef de chorale, vêtu avec une élégance un peu voyante, Crispin caressa le rêve de devenir compositeur mais sa carrière musicale ne décolla jamais. Son projet de grand opéra n’alla pas plus loin que le premier acte et l’opéra de chambre qu’il écrivit avec son condisciple et ami Kingsley Amis ne connut pas le baptême de la scène. Il se reconvertit dans la musique de films et composa la bande originale de plusieurs comédies populaires des années 1950. Il écrivit également le scénario de l’une d’entre elles, Raising the Wind (Gerald Thomas, 1961).

C’est l’époque, en caricaturant, où tout Anglais éduqué avait deux métiers, le sien et auteur de romans policiers. Crispin en publiera neuf, ainsi que deux recueils de nouvelles. Il buvait, beaucoup. Il but de plus en plus. L’alcoolisme finit par avoir raison de ses dons, si bien que passé les années 1950 il n’écrivit plus guère que des comptes rendus de romans policiers et de science-fiction pour le Sunday Times. Il épousa tardivement sa secrétaire et emménagea dans le Devon, d’où il donnait de longs coups de fil incohérents à ses amis. Il mourut d’une crise cardiaque en 1978, à l’âge de cinquante-six ans.

Les romans de détection de Crispin appartiennent au sous-genre du whodunit universitaire où s’illustra notamment Patrick Quentin, mais ils traitent les conventions policières avec une légèreté qui frôle la parodie. Leur héros, l’excentrique et fantasque Gervase Fen, est comme il se doit un détective amateur. Professeur de littérature anglaise à Oxford, il est lui-même auteur de romans policiers. C’est le moment de signaler que Montgomery avait emprunté son pseudonyme d’Edmund Crispin au personnage d’un roman policier de Michael Innes — on nage dans le référentiel jusqu’au cou ! De fait, les romans de Crispin sont truffés d’allusions littéraires et musicales. L’auteur ne se refuse ni les private jokes, ni le pastiche d’une pièce prétendument perdue de Shakespeare, ni les clins d’œil métafictionnels. Outre cet humour désinvolte qui fait, selon Bowen, l’essentiel de leur charme suranné, ils se caractérisent par un goût immodéré pour les cryptogrammes et les mystères impossibles (dont l’inévitable mystère en chambre close), aux solutions compliquées parfois tirées par les cheveux.
Six des romans de Crispin ont été réédités l’an dernier chez Vintage. Deux d’entre eux ont été traduits en français 1. Selon plusieurs avis convergents, le meilleur du lot serait The Moving Toyshop (non traduit) : un jeune poète découvre le corps d’une vieille dame dans un magasin de jouets. Le lendemain, ce n’est pas seulement le cadavre qui a disparu, mais la boutique tout entière. On se promet d’aller y voir.
1 Un corbillard chasse l’autre (Frequent Hearses) et Prélude et mort d’Isolde (The Case of the Gilded Fly), publiés au Masque.

À vos agendas

Monomane de la papeterie et compulsif du carnet, on n’aura pas résisté non plus à l’acquisition de cet agenda de format A6 cousu main au point de chaînette sous une couverture découpée dans un plateau de jeu de Scrabble. Les pages de garde proviennent de vieux atlas. Cette bien jolie chose est l’œuvre d’Emma, alias acacia360, qui réalise pour son plaisir ou sur commande des carnets, agendas et keepsakes à partir de livres et imprimés divers de récupération. On est tombé voici quelques jours sous le charme de son travail, découvert sur son blogue. Les agendas sont disponibles au format A5 ou A6, sous couverture Scrabble, Cluedo ou Monopoly.


Cadeau pour l’an neuf

Dimanche 1er janvier sur la BBC One, à 21 h 10, heure du continent, coup d’envoi très attendu de la deuxième saison de Sherlock, avec un épisode, A Scandal in Belgravia, librement inspiré de la nouvelle Un scandale en Bohème. Mise en scène de Paul McGuigan, le meilleur des deux réalisateurs de la première saison. On piaffe.
8 Faces, quatrième


Parution du numéro 4 de l’excellente revue 8 Faces, dont on a déjà causé ici. Tout est dans le jeu de mots du titre, 8 Faces, c’est-à-dire huit visages mais aussi huit polices de caractères. Dans chaque numéro, huit professionnels du design graphique ou de la création typographique évoquent leur parcours et leur conception du métier avant de présenter leurs huit polices de caractères préférées. Parmi les invités de cette livraison, John Boardley, animateur du blog I Love Typography et fondateur de la très belle revue Codex lancée au printemps dernier, et Doug Wilson, réalisateur du documentaire Linotype : The Film, très attendu des typomanes, dont la sortie est annoncée pour février 2012. Craig Mod aborde le développement de l’édition numérique avec à la fois plus de pragmatisme et de hauteur de vue que les thuriféraires extatiques habituels — ce domaine m’indiffère mais au moins ça nous change. Il est enfin question des polices non latines et de leurs spécificités avec deux créateurs de caractères, le Tchèque David Brezina et la Libanaise Nadine Chahine, laquelle est responsable du secteur arabe chez Linotype et créatrice notamment de la police Koufiya ainsi que des versions arabes du Palatino et du Frutiger.


Londres d’avant-hier


Les plans sont la promesse des balades à venir. On ne manque pas de s’y plonger sans fin avant de s’embarquer pour une ville inconnue, d’y inventer des itinéraires, de s’imprégner de sa topographie — carrefours, grands axes et recoins secrets — en se berçant de l’illusion qu’on débarquera en terrain connu, de se créer des repères que la réalité ne manquera pas de démentir. Les plans sont la mémoire des voyages passés. On y retrouve au bout des doigts le souvenir de ses parcours en tout sens. Bref, on a le fétichisme des plans.
Impossible alors de ne pas acquérir cet atlas de poche de Londres (non daté), qui gisait dans une caisse au milieu des vieilles assiettes. Les listes en sont merveilleusement obsolètes, rappel d’un temps où l’on voyageait autrement. Statistiques, suggestions de visites, d’hôtels et de restaurants, théâtres, ambassades, compagnies de fret, parking places for motor cars (denrée si rare qu’il faut la signaler : on en dénombre trente-huit), principaux clubs (c’est Londres), plans de Westminster, de Saint-Paul, de la tour de Londres et du réseau ferroviaire (dont on précise fièrement qu’il est électrifié) : l’éditeur a pensé à tout. Les cartes sont belles.




Le troisième rayon

Messieurs Russel Ash et Brian Lake ne sont pas un tandem d’assassins sortis d’un livre de Thomas De Quincey ou de Marcel Schwob mais une paire de bibliomanes timbrés comme on les aime. De leurs moissons infatigables dans les brocantes, les charity shops et chez les bouquinistes, ils ont rapporté plusieurs milliers d’ouvrages plus improbables les uns que les autres. Bizarre Books. A Compendium of Classic Oddities distille la substantifique moelle de leurs folles trouvailles. Qu’on y picore à ses moments perdus ou qu’on l’épluche page après page — car cet inventaire engendre une accoutumance grave —, on y fera provision de titres à l’humour involontaire, que l’évolution de la langue a lestés de sous-entendus scabreux à l’insu de leur innocent auteur : Drummer Dick’s Discharge, Games You Can Play with your Pussy, Shag the Pony, Queer Chums, Erections on Allotments, The Nature and Tendancy of Balls, Seriously and Candidly Considered in Two Sermons, Cock Tugs, Scouts in Bondage, Invisible Dick, Two Men Came Together, etc.
On y arpentera tous les champs du savoir, de la botanique à la sexualité et des sciences appliquées à l’hygiène domestique en passant par la linguistique et le droit. On y croisera chemin faisant une procession ahurissante de théories fumeuses et de manuels dédiés aux matières les plus absurdes. On vérifiera par là que, quelque aberrant sujet que puisse concevoir l’esprit humain, il s’est trouvé un savant Cosinus, un inventeur en herbe ou un illuminé pour lui consacrer un ouvrage avec un sérieux imperturbable. Vous rêviez de maigrir par la prière ou de fabriquer un Stradivarius dans votre cuisine ? Quelqu’un y a pensé pour vous !
On constatera en somme qu’une simple nomenclature de titres de livres est susceptible de provoquer l’hilarité à toutes les pages. Merci à H, complice en choses anglaises, pour cet épatant cadeau.
Échantillon
Cancer : Is the Dog the Cause ?
The Biochemist’s Songbook
The Supernatural History of Worms
Understand Your Tortoise
How to Write While You Sleep
The Second-Hand Parrot : A Complete Pet-Owner’s Manual
Enjoy Your Chameleon
Enjoy Your Skunks
Pigs I Have Known
How to Eat A Peanut
What to Say When You Are Talking to Yourself
Ice Cream for Small Plants
External Genitalia of Japanese Females
The Thermodynamics of Pizza
Teach Yourself to Fly
The Romance of Proctology
Nuclear War : What’s in It for You
The Gas We Pass : the Story of Farts
The History of Cold Bathing
How to Get Fat
Castration : the Advantages and Disadvantages
How to Pick Up Women on Public Beaches
The Madam as Entrepreneur : Career Management in House Prostitution
A Handbook on Hanging
From Cleopatra to Christ. Arguing that the Former Was the Latter’s Mother
Becoming A Sensuous Catechist
Did the Virgin Mary Live and Die in England ?
Was Jesus Insane ?
Hell : Where Is It ?
Why Jesus Never Wrote a Book
Electricity and Christianity
Sex After Death
Do-It Yourself Coffins : for Pets and People
Phone Calls from the Dead
A Selected Bibliography of Snoring or Sonorous Breathing
A Compedium of the Bibliographical Literature on Deceased Entomologists
An Annotated Bibliography of Evaporation
Selective Bibliography of the Literature of Lubrication
Russel Ash et Brian LAKE, Bizarre Books. A Compendium of Classic Oddities. Harper Perrenial, 2007.

Tout le monde et personne
Je ne croyais pas si bien dire en rapprochant intuitivement, à propos de Tinker, Tailor, Soldier, Spy, Alec Guinness/Smiley de Peter Sellers/Chance dans Being There. Visionnant un mois plus tard Smiley’s People (qui fait suite à Tinker…), j’ai eu la surprise de voir surgir un plan qui m’en a aussitôt rappelé un autre.

Alec Guinness dans Smiley’s People

Peter Sellers dans Being There
Évidemment, tout sépare Chance, le jardinier demeuré que tout le monde prend pour un sage, de Smiley, l’espion supérieurement intelligent (mais d’une intelligence non cérébrale, qui procède plutôt par lente imprégnation). Cependant, quelque chose les rapproche dans leur manière d’être au monde, qu’emblématisent ces plans où ils déambulent dans un parc arboré, silhouettes anonymes au parapluie, petits bonshommes perdus dans un décor trop vaste qui paraît sur le point de les absorber, de les néantiser1.
De Chance, Gérard Legrand écrivait qu’il est « séparé de tout le reste où pourtant il aspire à se fondre 2 » et l’on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant de Smiley. Ce qui était vrai dans Tinker… (« Mais Smiley n’était plus là. Guillam n’avait jamais connu personne qui pût disparaître aussi vite dans une foule ») l’est davantage encore dans Smiley’s People. Vieil espion désormais à la retraite, Smiley y apparaît comme un homme à la marge, un dinosaure rattrapé par les fantômes de son passé, une survivance d’un autre temps dans un monde où la règle du jeu a changé. Les nouveaux chefs du Cirque ne l’ont rappelé, contraints et forcés, que pour étouffer une sombre affaire impliquant un réseau d’informateurs depuis longtemps oublié. Ils le verront d’un mauvais œil faire cavalier seul et s’entêter à poursuivre son enquête officieuse en faisant appel à d’autres has been sur la touche (Toby Esterhaze, espion reconverti dans le trafic de fausses œuvres d’art, superbe trait d’ironie). Aussi bien, sa victoire finale résonnera comme une défaite ; le happy end aura un goût amer, mais il sera le seul à s’en rendre compte.
Au-delà ou en deçà du personnage de Smiley, il y a la présence de l’acteur Guinness, sa manière d’imposer son tempo lent, d’habiter le plan, d’être là — ce qui fait que Smiley’s People pourrait s’intituler Being There (titre que Legrand rapportait au Dasein, à l’être-là de la philosophie classique). C’est une présence paradoxale, une présence absente, à la fois impénétrable et vide. Smiley tel que le personnifie Guinness, c’est à la fois tout le monde et personne. Un faux distrait à qui rien n’échappe, mais qui paraît toujours foncièrement ailleurs, comme en témoigne cette figure récurrente : le regard du coin de l’œil, tourné vers un hors champ indécidable, bien au-delà du réseau d’intrigues dont il va patiemment dénouer l’écheveau. Regard éperdu où se révèle une inquiétude fondamentale, quasi ontologique.


1 Le parc de Hamstead où revient Smiley pour élucider un meurtre rappelle en outre fugitivement celui de Blow Up.
2 Tous deux savent aussi, pour citer encore Legrand, qu’on communique entre autres « par un emploi judicieux du silence ». Cf. Positif no 468, février 2000.
Smiley’s People (1982), mini-série en six épisodes de Simon Langton. Scénario de John Hopkins et John Le Carré, d’après le roman de ce dernier.
Coffret BBC de deux DVD. Sous-titres anglais.