Dans les pas du Promeneur


Je vais pouvoir frimer à mon tour, me trouvant depuis peu l’heureux possesseur de quatre tomes (sur les six parus) du Promeneur. Conçu « sur le modèle des gazettes littéraires du XVIIIe siècle », cette revue aussi sobrement élégante que discrètement intempestive se voulait le reflet de la « bibliothèque réelle et imaginaire » de ses fondateurs, Patrick Mauriès et Michèle Hechter. C’est un bonheur de se plonger dans ces volumes toilés, tantôt en lisant un numéro de la première à la dernière page, tantôt en picorant au hasard — ici une lettre de Freud, là des notes de Walter Benjamin sur le haschich, ailleurs deux articles d’Edith Wharton sur la décoration intérieure —, tantôt en butinant dans les marges et les à-côtés (c’est même souvent par là qu’on commence) : légendes des photos de couverture étendues parfois aux proportions d’un articulet, comptes rendus de livres et d’expositions (le plus souvent signés Bernard Turle) apportant l’air de Rome et de Londres. Plaisir bien connu des revues ; on en connaît peu qui le dispensent sous une forme aussi pure.

Il existe une longue tradition de libraires-éditeurs et une tradition parallèle de revues ayant débouché sur une activité éditoriale. Le Promeneur appartient à cette dernière lignée. On y voit se dessiner, livraison après livraison, le catalogue du futur éditeur du même nom : souci des formes et plaisir de la trouvaille, prédilection marquée pour l’Angleterre et l’Italie — avec quelques incursions en Allemagne et en Amérique latine —, indifférence à l’actualité — ou désir, plutôt, de créer sa propre actualité en faisant ressurgir quantité d’écrivains oubliés ou de miettes négligées d’auteurs réputés —, goût des textes inclassables ignorant le partage et la hiérarchie des genres, intérêt pour l’histoire de l’art, des styles et du goût — de la mode au design en passant par l’architecture et la photographie —, la curiosité et les curieux, les excentriques et les collectionneurs. Si ce programme paraît presque banal aujourd’hui, il faut rappeler qu’il n’en était rien au début des années 1980, et combien l’arrivée du Promeneur — et de quelques autres officines : Quai Voltaire, L’Arpenteur, Salvy et Rivages — fit souffler un vent de fraîcheur sur les tables des librairies.

Le Promeneur avoue sans ambages son affection pour les rituels et les petits cérémoniaux, « a fortiori lorsqu’ils sont ironiques ou désuets », pour « le jeu rhétorique, le leurre, les splendeurs de l’illusion et de l’artifice, l’idée que la littérature ne réfléchit pas le monde mais construit des simulacres ». On ne s’étonnera donc pas d’y rencontrer les noms de Baltasar Gracián, Thomas De Quincey, Charles Lamb, Walter Pater, Ramon Gomez de la Serna, Chesterton et Borges, Guillermo Cabrera Infante, Alberto Savinio et Aldo Palazzeschi, Edith Sitwell et Barbara Pym, Edmund White et Angus Wilson, mais aussi Carlo Ginzburg, Georg Simmel, Amy Warburg, Baltrusaitis et André Chastel — ni que le seul auteur français contemporain au sommaire soit Jean-Benoît Puech1.

Au hasard de ma flânerie, j’ai particulièrement goûté une nouvelle de Raoul Ruiz, Sixte VI dans la Sixtine, où le cinéaste de la Vocation suspendue donne libre cours à son goût ironique pour la théologie ; un essai de Mario Praz sur les magazines anglais des années 1930 ; un incroyable portrait de faussaire signé Federico Zeri ; les considérations du cher Max Beerbohm sur le chapeau haut-de-forme ; les transformations de Florence racontées par Emilio Cecchi ; une drôlissime évocation des puces de Milan par Carlo Emilio Gadda (rarement le bric-à-brac de la brocante aura-t-il été suggéré avec autant de verve) ; une passionnante analyse, par Alain Mérot, d’un tableau d’Eustache Le Sueur ; une nouvelle fascinante de l’Argentin Manuel Mujica Lainez, apothéose du fétichisme de la collection : jalousie d’une femme pour le tableau qui la représente, soulagement de son amant collectionneur d’être quitté par elle — car c’est de son portrait qu’il est passionnément épris. (Mujica Lainez était alors traduit pour la première fois en français, et ne l’a guère été depuis ; on ajoute à nos listes Mystérieuse Buenos Aires publié chez Séguier en 1988.)

1 J’allais oublier une lettre tout à fait lisible de Derrida, qui déconstruit avec assez bien d’ironie la notion de déconstruction.


mercredi 25 mai 2011 | Au fil des pages | 2 commentaires


Le troisième rayon

Messieurs Russel Ash et Brian Lake ne sont pas un tandem d’assassins sortis d’un livre de Thomas De Quincey ou de Marcel Schwob mais une paire de bibliomanes timbrés comme on les aime. De leurs moissons infatigables dans les brocantes, les charity shops et chez les bouquinistes, ils ont rapporté plusieurs milliers d’ouvrages plus improbables les uns que les autres. Bizarre Books. A Compendium of Classic Oddities distille la substantifique moelle de leurs folles trouvailles. Qu’on y picore à ses moments perdus ou qu’on l’épluche page après page — car cet inventaire engendre une accoutumance grave —, on y fera provision de titres à l’humour involontaire, que l’évolution de la langue a lestés de sous-entendus scabreux à l’insu de leur innocent auteur : Drummer Dick’s Discharge, Games You Can Play with your Pussy, Shag the Pony, Queer Chums, Erections on Allotments, The Nature and Tendancy of Balls, Seriously and Candidly Considered in Two Sermons, Cock Tugs, Scouts in Bondage, Invisible Dick, Two Men Came Together, etc.

On y arpentera tous les champs du savoir, de la botanique à la sexualité et des sciences appliquées à l’hygiène domestique en passant par la linguistique et le droit. On y croisera chemin faisant une procession ahurissante de théories fumeuses et de manuels dédiés aux matières les plus absurdes. On vérifiera par là que, quelque aberrant sujet que puisse concevoir l’esprit humain, il s’est trouvé un savant Cosinus, un inventeur en herbe ou un illuminé pour lui consacrer un ouvrage avec un sérieux imperturbable. Vous rêviez de maigrir par la prière ou de fabriquer un Stradivarius dans votre cuisine ? Quelqu’un y a pensé pour vous !

On constatera en somme qu’une simple nomenclature de titres de livres est susceptible de provoquer l’hilarité à toutes les pages. Merci à H, complice en choses anglaises, pour cet épatant cadeau.

Échantillon
Cancer : Is the Dog the Cause ?
The Biochemist’s Songbook
The Supernatural History of Worms
Understand Your Tortoise
How to Write While You Sleep
The Second-Hand Parrot : A Complete Pet-Owner’s Manual
Enjoy Your Chameleon
Enjoy Your Skunks
Pigs I Have Known
How to Eat A Peanut
What to Say When You Are Talking to Yourself
Ice Cream for Small Plants
External Genitalia of Japanese Females
The Thermodynamics of Pizza
Teach Yourself to Fly
The Romance of Proctology
Nuclear War : What’s in It for You
The Gas We Pass : the Story of Farts
The History of Cold Bathing
How to Get Fat
Castration : the Advantages and Disadvantages
How to Pick Up Women on Public Beaches
The Madam as Entrepreneur : Career Management in House Prostitution
A Handbook on Hanging
From Cleopatra to Christ. Arguing that the Former Was the Latter’s Mother
Becoming A Sensuous Catechist
Did the Virgin Mary Live and Die in England ?
Was Jesus Insane ?
Hell : Where Is It ?
Why Jesus Never Wrote a Book
Electricity and Christianity
Sex After Death
Do-It Yourself Coffins : for Pets and People
Phone Calls from the Dead
A Selected Bibliography of Snoring or Sonorous Breathing
A Compedium of the Bibliographical Literature on Deceased Entomologists
An Annotated Bibliography of Evaporation
Selective Bibliography of the Literature of Lubrication

Russel Ash et Brian LAKE, Bizarre Books. A Compendium of Classic Oddities. Harper Perrenial, 2007.




On tient un bon rhume

Affichiste, peintre et décorateur de théâtre, André François (1915-2005) a dessiné de nombreuses couvertures de magazines, de Vogue au Nouvel Observateur, et illustré Prévert, Vian et Jarry. Ses propres albums, les Larmes de crocodile, On vous l’a dit ?, Tom et Taby, ont marqué une date dans la conception du livre illustré pour enfants.

On se fera une idée agréable de son talent en acquérant ce petit volume réédité avec soin chez Robert Delpire. C’est l’un de ces livres qu’on vous offre — merci, BV — et qui donne aussitôt envie de l’offrir à son tour. Les Rhumes fut réalisé en 1966 pour une campagne publicitaire des laboratoires Beaufour ; mais André François n’a pas manqué de s’approprier la commande pour la faire tout à fait sienne.

L’origine du rhume se perd dans la nuit des temps. Cependant, contrairement à ses congénères préhistoriques — tels le mammouth, le chienoptère, l’aigle à thyroirs, le serpent thermogène, le strumf et la grenouille mangeuse de confitures —, l’espèce s’en est perpétuée jusqu’à nos jours. Comment faire se peut ? C’est qu’on a toujours appris aux enfants qu’il ne fallait pas attraper un rhume. D’où prolifération incontrôlable de cet animal laissé en liberté — une véritable épidémie. À partir de là, André François enchaîne les dessins avec la logique imparable du nonsense en prenant au pied de la lettre les expressions toutes faites, telles que rhume grave, tenir un bon rhume, rester au lit avec un rhume, etc. C’est tout simplement délectable.




André FRANÇOIS, les Rhumes, Robert Delpire, 2011.


mardi 17 mai 2011 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Figures du mixte

Architectes, décorateurs, peintres, écrivains, amateurs. Dans le disparate essentiel de leur réunion, ces personnages auront eu en commun d’avoir eux-mêmes été, singulièrement, activement, disparates : mercuriels et versatiles, instables et touche-à-tout ; inaptes à se ranger sous une catégorie ou un genre consacré, peintres et littérateurs, décorateurs et architectes, mondains et excentriques ; figures du mixte ou du composite.

Du coup, j’ai relu les Vies oubliées. Il s’agit d’un recueil de dix portraits dont une première version avait paru au milieu des années 1980 dans Libération, le Journal littéraire et la revue City. Par ordre d’entrée en scène : Carlo Mollino, Gio Ponti, Filippo de Pisis, Mario Praz, Glyn Philpot, Oliver Messel, Edward James, Angus McBean, Stephen Tennant et Christian Bérard. On ne s’étonnera pas de voir ces personnalités se répartir pour l’essentiel entre l’Angleterre et l’Italie. Les textes qui les évoquent ressortissent eux-mêmes au genre anglo-saxon de la biographie brève, inventé par John Aubrey et perfectionné par Lytton Strachey, Marcel Schwob et Jorge Luis Borges. Ces vies furent gouvernées par l’excentricité, l’ironie lucide et le souci des formes  ; un certain art aussi de « manier les apparences », le désir d’élaborer son existence comme son œuvre la plus secrète. Elles sont enfin placées sous le signe d’une hybridité (« figures du mixte ou du composite ») qui est au fond le cher sujet de Mauriès, le fil rouge — ou l’un des fils rouges possibles — de sa bibliographie d’auteur et de son catalogue d’éditeur, ce qui unit, par-delà leur éclectisme de surface, ses monographies sur Fornasetti, le maniérisme, le style rocaille ou le trompe-l’œil et tels livres inclassables, à cheval sur le récit et l’essai, comme Nietzsche à Nice ou les Fruits du hasard.

À l’époque de ma première lecture, je ne connaissais que Filippo de Pisis (via Mandiargues), Mario Praz et Christian Bérard. Point d’internet alors. Aussi notait-on, en vue d’une recherche future, les autres noms sur un pense-bête, qu’on oubliait d’emporter à la bibliothèque et qu’on finissait par égarer. Aujourd’hui, un simple clic permet de découvrir les polaroids érotiques de Carlo Mollino ou encore la réalisation qu’on dit la plus célèbre de Gio Ponti, l’étonnante tour Pirelli à Milan (1956) — laquelle semble de face une HLM massive et sans grâce mais de profil prend soudain l’allure d’un monolithe kubrickien, moderne cousin des immeubles plats du XVe qu’affectionnait Roger Caillois et que son imagination se plaisait à peupler de fantômes.

Patrick MAURIÈS, Vies oubliées. Rivages, 1988.


samedi 30 avril 2011 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Célébration de l’éphémère

Petits riens, fragiles brimborions sans poids ni carats, sans rien de cette préciosité mesurable qui définit a priori le bijou : ces parures semblent s’ingénier à prendre méthodiquement à contre-pied toutes les règles du genre.

Avec cette très belle monographie consacrée à Lina Baretti (1899-1994), Patrick Mauriès ajoute un chapitre à ses Vies oubliées (Rivages, 1988), avec le talent et la sensibilité qu’on lui connaît pour faire revivre des créateurs dont ne subsistent que des traces éparses et lacunaires.

Si l’on est comme moi peu porté sur la bijouterie mais très sensible à ce que Gracq, je crois, appelait les « bijoux naturels » (coquillages, agates, petits fossiles…), on ne peut qu’être touché par l’art de Lina Baretti. Marquée par « les formes naturelles de son enfance en Corse : coquillages, élytres de scarabées, ancolies, pommes de pin, écailles de poissons », elle privilégiait — et c’est ce qui fait sa singularité — les matériaux pauvres : plumes, liège, cristaux, canetille, velours, tartan, rhodoïd. Colliers, pendentifs et broches d’une stupéfiante légèreté, boucles d’oreilles, bracelets et peignes, piques à corsage ou à chapeau, ses créations minutieuses et inspirées émerveillent précisément à proportion de leur fragilité qui les vouait à l’éphémère. Destinées aux happy few de la société artistique et mondaine de l’après-guerre, leur succès même a contribué à leur paradoxal effacement.

Il aura fallu, pour faire ressurgir Lina Baretti de l’oubli, la passion d’un couple de galeristes bruxellois, Godelieve et Patrick Sigal, et la redécouverte inespérée d’une poignée de documents ayant miraculeusement survécu aux déménagements, à l’incendie et à la dispersion : lettres et photos de famille, cartons d’invitation, et surtout une série d’agendas qui permettent de la suivre au jour le jour durant une vingtaine d’années.

Patrick MAURIÈS, Lina Baretti, parures. Le Promeneur, 2010. Superbe réalisation éditoriale, comme tout ce qui sort des presses du Promeneur.


dimanche 10 avril 2011 | Au fil des pages | 1 commentaire


Libre promenade

La veille, Christian Bourgois et moi avions couru quelques librairies, feuilletant d’incroyables gravures et des tirages rares. L’amour des livres est qu’il y a en nous de plus subtil et de plus tenace. Un livre, cela se dévore et se hume, c’est un parfum qui est une nourriture, une odeur qui est un incendie. […]
Il conviendrait de s’interroger sur la singulière union de l’absence et de la permanence, de la mémoire et de l’oubli, puis, d’une façon générale, sur le peuplement des terres, les mécanismes de la lecture, le rangement des livres, l’invention des images, les libertinages de la raison, les incertitudes du réel et les perversions du songe.

On est heureux d’avoir mis la main sur ce livre d’Hubert Juin, paru en 1981 au Talus d’approche dans une maquette de Pierre Faucheux. Livre inclassable, on aurait dit autrefois : recueil de mélanges, où s’entrelacent inextricablement le réel et l’imaginaire, l’autobiographie réinventée et l’essai. Juin s’adonne à un libre vagabondage dans sa bibliothèque et ses lectures, qui étaient colossales ; ranime les images d’une enfance rurale à Athus, où se cristallisa déjà son rapport aux livres, au langage et à la poésie ; s’invente un double, Théodore, sans doute en souvenir du bibliophile de Nodier, ou bien se met en scène écumant les bouquinistes en compagnie de Christian Bourgois. On va des grilles de mots croisés de Robert Scipion à Patrice de la Tour du Pin, en passant par Ovide, Pic de la Mirandole et Pierre Louÿs, sans oublier Feuillet de Conches qu’on ne connaissait pas (1798-1887, érudit et collectionneur, auteur de Causeries d’un curieux). La promenade réveille à chaque coin de rue le fantôme des écrivains aimés. Ailleurs, Juin écrivait en substance qu’une bibliothèque n’est jamais immobile ; elle est vivante et peuplée, et se modifie du même pas que nous. Ce livre en fait l’illustration.




Un festin de Caradec

La Quinzaine littéraire nous apprend, sous la plume de l’excellent Jean-Paul Goujon1, la parution d’un gros recueil d’articles de François Caradec, que complètent des entretiens. Près de mille pages où se déploient l’éventail des curiosités d’un insatiable lecteur à l’érudition aussi précise que légère : les figures littéraires hors normes, le dessin d’humour et la bande dessinée, les farces et les mystifications littéraires, le music-hall et le café-concert, la langue argotique et populaire, sans oublier le monde du livre, des imprimeurs aux typographes et des éditeurs aux libraires (lui-même avait débuté comme ouvrier typographe). C’est un sacré défilé : Allais, Cami, Sade, Lautréamont, Jarry, Roussel, Willy, Paul Masson, Georges Auriol, Léo Malet, Leiris et Queneau, André Blavier et Boris Vian, Töpffer, Christophe, Descloseaux et Forest, Pauvert, Losfeld et Robert Carlier, l’Oulipo et le Collège de ’Pataphysique. Derrière la variété des sujets, « une grande unité de vision et de goûts, aiguillonnée par une curiosité incessante », écrit justement Goujon. De quoi enchanter les longues soirées d’hiver.

François CARADEC, Entre miens, Flammarion, 932 p.

1. À l’instar de Caradec à qui l’on doit tant de travaux pionniers, Goujon a signé de passionnantes biographies de Léon-Paul Fargue, Jean de Tinan et Pierre Louÿs. De ce dernier dont il est un des plus fins connaisseurs, il a édité nombre d’écrits inédits et de correspondances (avec son frère Georges, Tinan, Hérédia, Marie de Régnier), en plus de réunir l’édition la plus complète de ses œuvres érotiques. Il est aussi l’auteur d’une anthologie de la poésie érotique française.


vendredi 22 octobre 2010 | Au fil des pages | Aucun commentaire