Eau-forte
Si Forster n’avait pas été romancier, il se serait adonné à l’eau-forte. Son écriture a le mordant de l’acide. Sa narration elliptique, organisée autour d’une série de moments décisifs, procède par petits traits nets et rapides. Ces qualités qui frappaient dans Avec vue sur l’Arno sont déjà présentes dans son premier roman, Monteriano (1905). Le livre narre, en deux mots, l’histoire d’une mésalliance entre une jeune veuve anglaise et un Italien désargenté, d’où naîtra en Toscane un enfant, que la famille anglaise fera tout pour récupérer, l’estimant sa propriété légitime. Fascination ambiguë de la grande bourgeoisie edwardienne pour l’Italie, force des pulsions, violence monstrueuse des préjugés de classe sous le vernis des conventions : tout Forster est déjà là.
Comme le disait naguère Gilles Marcotte avec le mélange de sérieux et d’ironie qui le caractérise, « un grand roman, ça finit toujours mal ». C’est, avouons-le, ce qui nous empêcha parfois de terminer la lecture de certains romans du XIXe siècle, de Balzac ou d’autres. Si l’on sait d’emblée que les personnages n’ont aucune chance de s’en sortir, à quoi bon continuer ? Les déterminations sociales ne sont pas moins écrasantes chez Forster. Cependant, il parvient, à chaque carrefour — à chaque point de bascule, — à maintenir ouvert le destin de ses personnages. On voit bien qu’on court au désastre, sans pour autant que tout paraisse joué d’avance. Il s’en faudrait parfois d’un rien — hasard, coup de tête — pour que la balance penche de l’autre côté. Cette tension qui fait vibrer le livre comme la corde d’un arc est aussi le ressort de son allant narratif. Elle est source à la lecture d’une étrange jubilation qui est celle de la narration même, alors même que l’aventure contée est objectivement atroce.
Edward Morgan FORSTER, Monteriano (Where Angels Fear to Tread). Traduction de Charles Mauron. 10/18 n° 1510.

Pierre Peuchmaurd
Nous nous dépeuplons un peu plus chaque jour. Hier matin la lettre versatile de Jimmy Gladiator tombe dans la boîte à courriel, qui annonce la mort de Pierre Peuchmaurd, et la tristesse envahit tout. Je ne l’avais jamais rencontré, nous avions échangé une lettre en tout et pour tout, et pourtant – au risque de paraître présomptueux – j’ai l’impression d’avoir perdu un proche, dont la voix va me manquer. Il y avait ses plaquettes semées à tout vent, ses recueils d’aphorismes (on les ouvrait pour en retrouver un et l’on se surprenait à tout relire), le florilège de citations de son Encyclopédie cyclothymique, à portée de main sur la table de chevet pour y picorer de temps à autre. J’aimerais savoir parler de poésie pour dire combien ses poèmes m’allaient – me vont toujours – droit au cœur. Les mots y vibrent au diapason des corps et de l’orage, le sang bat dans leurs veines ; le vent s’agite dans le sombre des feuilles, les animaux inquiets respirent, tapis dans leurs forêts profondes. Sans doute parce qu’à rebours de presque tout ce qui se publie aujourd’hui sous l’appellation de « poésie », lui persistait à croire au démon de l’analogie, au pouvoir enchanteur ou médusant de l’image, à ce pouvoir qu’a l’image poétique de nous porter ailleurs et d’agrandir en nous le sentiment d’exister.

Une image de Jean-Pierre Paraggio pour la Nature chez elle de Pierre Peuchmaurd (L’Umbo, 2008)
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Quels furent vos liens avec le surréalisme ? Quels sont-ils encore aujourd’hui ?
Immédiats, définitifs, non exclusifs. Je vous l’ai dit, tout a commencé avec Nadja – ce qui n’est pas très original – et ça n’a jamais cessé, cette chose-là ne peut pas cesser. Une brève rencontre avec Breton a illuminé mes seize ans. Plus tard, après 1968, ma « trajectoire » a croisé celle du groupe surréaliste au moment où il cessait d’être, laissant place à une diaspora dans laquelle je me suis toujours situé, et aujourd’hui encore la plupart de mes amis viennent de là. Non exclusifs, cependant, ces rapports, en partie parce que le surréalisme en tant qu’activité collective n’existait plus, mais surtout en raison d’un éclectisme assez grand qui m’a fait chercher la poésie (la vie) partout où elle se trouvait et non pas dans un « milieu ». Mais enfin, oui, le surréalisme a été, reste une des passions de ma vie, et certainement son axe moral.
Extrait d’un entretien avec Olivier Hobé
(Quimper est poésie n° 29, octobre 2000)
La poésie ou plutôt le poème ne doit rien au rêve. À la rêverie, peut-être, et alors à la divagation, si vous voulez. En vérité, je ne crois pas qu’elle se fasse ailleurs que sur les lèvres, dans la voix, au hasard de sa venue qui, chez moi, se produit presque toujours en marchant et à l’aperçu, à l’entrevu de quelque chose. […] Il y a un autre monde, vous savez : il est ici et ne demande qu’à apparaître. Qu’on appelle cela « surréalité » ou « plus de conscience », c’est toujours de l’immanence cachée, mais clignotante, scintillante, qui fait signe et qui se dévoile quand elle veut et… quand vous pouvez. […] Le poème, chez moi, est presque toujours le produit, l’accompagnement et comme la traduction simultanée d’une espèce d’apparition. Presque toujours aussi, ce phénomène est bref, et je ne vois pas pourquoi le poème devrait se prolonger au risque de le diluer, de l’épuiser. Il doit laisser une vibration dans l’air. Il doit blesser aussi, ouvrir la terre mais comme une épine, pas comme un tracteur.
Extrait d’un entretien paru dans Le Matricule des anges
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Poésie
Parfaits Dommages (L’Oie de Cravan)
Le Bel Endroit (Le dé bleu)
Émail du monde (Atelier de l’Agneau)
Lisière lumineuse des années (L’air de l’eau)
Le Tigre et la chose signifiée (L’Escampette)
Au chien sédentaire (Pierre Mainard)
Scintillants squelettes de rosée (Simili Sky)
et beaucoup d’autres
Aphorismes
À l’usage de Delphine (L’Oie de Cravan)
L’Immaculée Déception (Atelier de l’Agneau)
Le Moineau par les cornes (Pierre Mainard)
Plus vivants que jamais (Laffont), que les commémorations soixante-huitardes oublient régulièrement de citer.
Encyclopédie cyclothymique (Cadex)
Maurice Blanchard (Seghers, « Poètes d’aujourd’hui »), dont Peuchmaurd avait aussi préfacé l’extraordinaire journal de guerre, Danser sur la corde (L’Éther vague).
Négociation

Ma recension de l’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation de Georges Perec, parue dans la revue Indications, est à présent en ligne ici.
Mercedes Legrand

Parce que Stols et parce que Larbaud, on n’a pas résisté à l’achat de cette plaquette, sortie des presses de l’éditeur hollandais en 1928. Poète et peintre associée à l’avant-garde des années 1920, Mercedes Legrand (1893-1945) a sombré dans un oubli quasi complet. Elle fait partie de ces nombreux écrivains — d’Emmanuel Lochac à Jacques Audiberti — que Larbaud prit sous son aile et dont il encouragea les débuts en faisant campagne pour eux auprès d’éditeurs et de revues. Larbaud convainquit ainsi Stols de publier Géographies, pour lequel il rédigea une belle préface où il dit son amour des atlas et des cartes géographiques, merveilleux stimulants à l’imaginaire et à la rêverie poétique.

Mercedes Legrand, Fête du 14 juillet (1923)
Source, accompagnée d’une notice biographique.
Mercedes Legrand, née en Espagne de parents belges, fit ses études à Bruxelles, en Angleterre et en Allemagne. Au-delà de cette enfance si proche de la sienne, enfance de voyages et de pensionnats enrichie par le contact précoce avec des langues étrangères, Larbaud avait toutes raisons de s’être reconnu dans l’œuvre de sa cadette. Les poèmes de Géographies, impressions comme peintes à l’aquarelle de villes européennes glanées en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en France, etc., sont en effet typiques de la veine cosmopolite de la poésie du début du XXe siècle, à laquelle appartiennent les Poésies de A.O. Barnabooth. Dans une lettre datée du 7 janvier 1928, Larbaud fait part à Stols de la surprenante coïncidence de leurs univers :
Il y a un parallélisme curieux entre ce que fait Mme Legrand comme écrivain et ce que j’ai fait moi-même, et cependant elle n’avait pas lu les Poésies de A.O.B. quand elle a écrit Géographies, ni Enfantines quand elle a écrit une série de portraits de très jeunes filles qu’elle compte publier (illustrée) sous le titre de Irène, Léni, Véra… Enfin, un roman qu’elle écrit en ce moment, et qu’elle a commencé il y a deux ans, me semble prolonger et illustrer certaines choses que j’ai indiquées dans Amants, heureux amants…, qu’elle a lus voici quelques mois seulement. Ce roman tel qu’il est actuellement, à l’état d’ébauche, me semble le roman confidentiel que j’aurais pu prêter à une des héroïnes de Amants, heureux amants… Enfin, je fais tout mon possible pour encourager Mme Legrand à continuer et à terminer ce livre, dont le développement m’intéresse beaucoup. Il va sans dire que je n’interviens pas dans son travail. Un écrivain est un peu comme un somnambule, qu’il ne faut pas réveiller pendant sa crise. Je la laisse maîtresse de son sujet comme de son style, et je me contente de lui dire : cela est inutile, ou : expliquez plus amplement ceci. Enfin, nous verrons bien ce qui sortira de là. Mais je crois que ce sera très bien. En tout cas, elle écrit un français très net, très délié, très souple, sans pédanterie, et dont les possibilités me font attendre beaucoup d’elle.
Par la suite, Larbaud et Legrand traduisirent ensemble Trois Natures mortes d’Eugenio d’Ors et Rosaura de Ricardo Güiraldes. Puis il se brouilla avec elle pour des raisons mal élucidées.

Prière d’insérer, sans doute rédigée par Larbaud.

Poétique de Louÿs
Le format du blog invite à la citation courte, et donc à privilégier l’anecdote. Mais il y a bien autre chose dans cette correspondance qui se lit comme un journal intime. Par exemple, l’année 1916 est extraordinaire.
Il y a alors dix ans que Louÿs n’a rien publié d’important. L’écriture de son roman Psyché s’enlise, il ne le terminera jamais. À cette paralysie, plusieurs raisons : le perfectionnisme associé à un tempérament velléitaire qui lui fait abandonner en cours de route la plupart de ses projets, et dieu sait s’il en eut ; un mariage raté et des difficultés financières chroniques qui encouragent sa neurasthénie ; une passion de plus en plus vive pour les travaux d’érudition qui occupent désormais toutes ses nuits (car Louÿs, qui vit en reclus, lit et travaille la nuit et se couche à l’aurore) ; plus fondamentalement enfin, le dégoût croissant des mœurs éditoriales : de Mallarmé, l’auteur de Bilitis a hérité une extrême exigence ainsi qu’une « certaine conception de l’effacement de l’écrivain » peu en phase avec son temps, qui voit l’essor de la grande presse et la naissance du vedettariat littéraire 1.
Et en 1916, c’est le sursaut. Louÿs compose avec une rapidité surprenante le poème Ishti — qui paraîtra significativement sans nom d’auteur, tiré à un petit nombre d’exemplaires. Il s’attelle à formuler les principes de sa Poëtique, en quelques pages limpides et denses qui comptent plus que tout à ses yeux. À la même époque, un vers revient le hanter : « Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres… ». Il en cherche en vain la trace dans sa bibliothèque… pour découvrir avec stupéfaction qu’il en est l’auteur. C’est l’incipit d’un poème de jeunesse oublié, Pervigilium Mortis, qui magnifie son amour pour Marie de Régnier. Ce poème, il va le reprendre, l’amplifier et le retravailler sans relâche, sans se résoudre à y mettre le point final (le texte ne sera publié qu’après sa mort).
Les lettres quotidiennes qu’il envoie alors à son frère forment un journal de création où l’on suit pas à pas la genèse de ces œuvres, en particulier celle de Poëtique. C’est non seulement passionnant mais extraordinairement émouvant — à vrai dire, je ne me souviens pas d’avoir lu document aussi intense sur la lente élaboration d’une œuvre. Jour après jour, et quelquefois plusieurs fois par jour, Louÿs fait part à Georges de ses hésitations et de ses avancées, du scrupule infini avec lequel il pèse le choix de chaque mot, la place de chaque virgule. « Placer le mot : c’est écrire. » Parallèlement, il se ressource en relisant encore et toujours ses poètes de chevet, Virgile, Ronsard, Corneille, Racine, Hugo, Mallarmé — et cela donne des commentaires aussi lumineux que pénétrants sur le mouvement interne d’une tirade de Bérénice ou de Booz endormi, la scansion du vers dans les Bucoliques, la nécessité d’un rejet ou d’une allitération dans tel ou tel vers… Son oreille est imparable. On a le sentiment d’entrer avec lui au cœur du texte, dont le sens et la beauté s’éclairent et se déplient sous nos yeux. Le créateur, chez Louÿs, est indissociable du grand lecteur qu’il n’a cessé d’être (précurseur à bien des égards de ce que l’Université a baptisé depuis micro-lecture et critique interne des œuvres).
Les dix proses brèves de Poëtique tiennent en quelques pages. Elle lui auront demandé quatre cents heures de travail ; on ne compte pas moins de vingt-deux états successifs pour le seul fragment VII, qui est composé de huit phrases. C’est que, revenant à l’idéal symboliste de sa jeunesse, Louÿs a conscience de rédiger son testament spirituel. Ordonnés suivant une progression musicale, les dix morceaux de Poëtique condensent tout à la fois une technique et une morale de créateur, une réflexion, nourrie par la pratique, sur l’acte d’écrire et le fonctionnement de l’imagination poétique, énoncée en des termes qui retiendront l’attention de Segalen et de Breton. Celui-ci ne pouvait qu’être sensible à la foi réitérée de Louÿs en l’écoute du songe intérieur et en l’idée que « la trouvaille est poésie ». Çà et là, on jurerait même que Louÿs, tout attaché qu’il reste à la prosodie classique, annonce l’écriture automatique : « Qu’au murmure perceptible se penche l’esprit. Astreindre la volonté. Museler la raison. Prendre conscience de la voix supérieure. Écouter longtemps… Sans répondre. Découvrir que la Muse peut suggérer le son avant le mot, le rhythme avant la phrase ; et que sa dernière parole est sa première pensée. »
Poëtique parut dans le Mercure de France en juin 1916. Louÿs retoucha encore son texte pour le tiré à part, puis pour l’édition en plaquette chez Crès l’année suivante. Bien que dans une misère noire, il refusa tout droit d’auteur. « Le Mercure de France a triplé ses droits d’auteur à cette occasion. Je n’ai pas le sou, mais j’ai tout refusé. Je ne veux pas un centime pour ces pages-là. Je les offre à un éditeur en lui disant d’avance que ce sera « pour rien ». Tout ce qui m’émeut le plus est là-dedans. Je ne passe pas à la caisse après avoir dit Credo » (lettre du 3 juin 1916).
Mille lettres inédites de Pierre Louÿs à Georges Louis, 1890-1917. Fayard, 2002, 1316 p. Édition établie par Jean-Paul Goujon.
Pierre LOUŸS, Poëtique, suivi de lettres et textes inédits. Rééd. Librairie La Vouivre, 2001, 69 p. Avec une préface de Jean-Paul Goujon.
1. Qu’il répugne à se faire imprimer ne veut pas dire qu’il ne noircit pas du papier, au contraire. « Je ne pense que la plume à la main. » De fait, il accumule des notes et des dossiers sur les sujets les plus variés, car ses curiosités sont innombrables. Par ailleurs, la rédaction de lettres à des correspondants venus de tous les horizons, de même que la production clandestine de textes érotiques en nombre incalculable, relèvent chez lui d’une pratique quotidienne, aussi indispensable que la respiration. À sa mort, ce sont des quintaux de manuscrits qui seront jetés sur le pavé et vendus quasiment au poids par des héritiers indélicats.

Thurber est de retour
Plus besoin de tanner vos bouquinistes. BV me signale la réédition chez Laffont de la Vie secrète de Walter Mitty. Écrivain et dessinateur, James Thurber fut, avec Dorothy Parker et Robert Benchley, un des piliers du New Yorker. À vrai dire, je le préfère même à Benchley. Des nouvelles comme « M. Preble se débarrasse de sa femme », « le Mystère du meurtre de Macbeth » et « Imprudents Voyageurs » sont des petits chefs-d’œuvre. Et Thurber, à l’égal de D. Parker, est un observateur incisif de la vie de couple chez les classes moyennes, avec une oreille pour le dialogue et le sens du détail absurde monté en épingle. Plus d’excuse si ce livre manque à votre bibliothèque. Foncez.
Nouveau rapport sur la bibliomanie
Signalé par un locus-solussien benchleyphile que je remercie encore, Des bibliothèques pleines de fantômes est un attachant petit livre qu’on recommandera à tous les bibliomanes aux prises avec des problèmes d’espace et de classement. Ils s’y reconnaîtront à chaque page. Lisant le nom de l’auteur, je n’avais pas réalisé de prime abord qu’il s’agissait du même Jacques Bonnet signataire d’un excellent ouvrage sur Lorenzo Lotto. Un homme qui aime Lotto ne peut pas être tout à fait mauvais. A fortiori s’il possède une bibliothèque personnelle de plusieurs dizaines de milliers de livres, ce qui nous rassure sur notre santé mentale : il y en a de plus atteints que nous ! Jacques Bonnet n’est pas bibliophile. Il n’aime pas les bibliothèques vitrées, les alignements de reliures qui font la parade pour épater les visiteurs. Il est plutôt de ces papivores ayant contracté très tôt le virus de la lecture pour tromper l’ennui d’une enfance provinciale. Sa bibliothèque est une bibliothèque de plaisir et de travail, puisqu’il est aussi traducteur, historien d’art et qu’il travaille dans l’édition.
Toutefois, sans être à proprement parler collectionneur, il n’en est pas moins de l’espèce accumulatrice. Au contraire de Gilbert Lély, qui s’interdisait de posséder plus de cent livres, ou de cet ami de Georges Perec, parvenu quant à lui au chiffre mystérieux de 361 — chaque nouvelle acquisition signifiant pour eux l’obligation de se départir d’un ouvrage ancien —, il s’avoue incapable de se défaire de quelque livre que ce soit, même les mauvais (qui contiennent parfois le renseignement utile dont on aura besoin précisément le jour où on ne les a plus sous la main, comme chacun en a fait l’expérience). D’autre part, il est atteint de la maladie du complétiste, qui le pousse, ayant acquis un volume d’une série, à désirer en posséder l’intégralité, « et donc des ouvrages hors de notre intérêt jusqu’au jour où justement… » Et voilà pourquoi votre bibliothèque est pleine.
Bonnet raconte fort bien comment la lecture procède par cercles concentriques de plus en plus larges. La découverte d’un auteur donne envie de lire ses autres livres, puis conduit à d’autres auteurs, et ainsi de suite à l’infini. Pour peu qu’on soit curieux d’une foule de sujets, les livres envahissent bientôt tout l’espace vital. Ils chassent les cadres des murs, colonisent la cuisine et la salle de bains, s’installent partout chez eux — sauf au-dessus du lit, en mémoire superstitieuse du compositeur Charles-Valentin Alkan, lequel mourut, dit la légende, serait mort dans son sommeil écrasé par sa bibliothèque. Se pose alors le problème de leur classement : alphabétique, chronologique ? par genres ? par langues, pays ou continents ? par affinités secrètes connues de leur seul propriétaire ? Aucune solution n’est entièrement satisfaisante, et le panachage raisonné de ces catégories produit à son tour son lot d’exceptions inclassables. Deux dangers menacent le monde, disait Valéry : l’ordre et le désordre.
À l’heure des bases de données en ligne, de la numérisation des livres et de leur consultation à distance, Bonnet sait qu’il appartient à une espèce en voie de disparition. Il n’ignore pas davantage que le destin ordinaire d’une collection après la mort du collectionneur, c’est la dispersion — même une bibliothèque aussi riche que celle de Georges Dumézil, rappelle-t-il, a subi ce sort. Après beaucoup d’autres, il redit que les bibliothèques forment des labyrinthes à notre image. Ce sont des organismes vivants, à l’instar des auteurs qui la peuplent (d’où qu’on hésite parfois à ranger côte à côte deux écrivains qui furent brouillés de leur vivant, ou qu’au contraire on les réunisse exprès : allez-y, disputez-vous durant la nuit, ça vous occupera) et des personnages qui la hantent, fantômes de papier à l’existence bien tangible. À l’égard de ces compagnons d’une vie, Bonnet ne ménage pas sa gratitude, et nous lui en savons gré à notre tour : la gratitude est devenue un sentiment rare. De même le remercions-nous d’enrichir en passant nos propres listes de lectures (ajoutés à la mienne : la Maison de papier de Carlos María Domínguez, la Maison des autres de Silvio d’Arzo, les Neurones de la lecture de Stanislas Dehaene, et peut-être l’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules d’Ahmet Hamdi Tanpinar). On lui pardonne donc volontiers, vil pinailleur que nous sommes, de confondre la tranche et le dos d’un livre.
Jacques BONNET, Des bibliothèques pleines de fantômes. Denoël, 2008,
139 p.