Penser / Classer
Il y a un vertige taxonomique. Je l’éprouve chaque fois que mes yeux tombent sur un indice de la Classification Décimale Universelle (C.D.U.). Par quelles successions de miracles en est-on venu, pratiquement dans le monde entier, à convenir que :
668.184.2.099
désignerait la finition du savon de toilette et
629.1.018-465
les avertisseurs pour véhicules sanitaires, cependant que :
621.3.027.23
621.346.382
616-24-002.5-084
796.54
913.15
désignaient respectivement : les tensions ne dépassant pas 50 volts, le commerce extérieur des moteurs Diesel, la prophylaxie de la tuberculose, le camping et la géographie ancienne de la Chine et du Japon !
Georges Perec, Penser / Classer.
Cette CDU qui donnait le tournis à Perec, on en doit la mise au point à Paul Otlet (1868-1944) et Henri La Fontaine (1854-1943). Bibliographe et grand pionnier des sciences de la documentation, en qui l’on voit aujourd’hui l’un des précurseurs conceptuels d’internet, Otlet fut aussi un penseur progressiste animé d’un idéal internationaliste (dès avant la fin de la Première Guerre mondiale, il travaille à la création de la Société des Nations) ; mais encore un papivore précocement atteint du virus de l’accumulation, doublé d’un utopiste fou qui rêva de bâtir une Cité mondiale de la paix et de la fraternité universelles – projet qui le fit basculer à la fin de sa vie dans la monomanie obsessionnelle. Manifestement attirée par les figures hors-normes (on lui doit aussi un ouvrage sur Étienne-Gaspard Robertson), Françoise Levie vient de lui consacrer une biographie, l’Homme qui voulait classer le monde. Compte rendu ici.
Françoise LEVIE, l’Homme qui voulait classer le monde. Les Impressions nouvelles, 2006, 352 p.
La part du jeu
Il n’est pas une des seules œuvres romanesques de Stendhal qui ne soit née d’un écrit. Armance d’un roman de Mme de Duras, le Rouge et le Noir de comptes rendus de procès, les Chroniques italiennes et la Chartreuse de Parme de manuscrits italiens anciens [+ Lucien Leuwen du manuscrit de son amie Mme Gaulthier, le Lieutenant.] Qui lit son Journal est frappé par la permanence d’un trait : la connaissance d’une œuvre inspire aussitôt à Stendhal l’envie de la « refaire », qu’il s’agisse d’une lecture ou d’une pièce de théâtre.
Anne-Marie Meininger [1]
Fiat lux ! Sans cette remarque éclairante d’Anne-Marie Meininger, je n’aurais jamais pensé à rapprocher Stendhal et Perec sous cet angle. Car évidemment, j’ai songé aussitôt à Perec en lisant ces lignes. Perec dont l’œuvre regorge de réécritures explicites ou masquées, des Choses à la Vie mode d’emploi en passant par la Disparition, – sans oublier, précisément, « 53 jours », dont le titre renvoie au temps que mit Stendhal à écrire la Chartreuse, et dont la deuxième partie, restée à l’état de plans et d’ébauches, devait dévoiler les allusions cachées à l’œuvre de Beyle disséminées dans la première. Mais pourquoi, justement, le choix de Stendhal comme clé de ce roman-rébus littéraire et policier ? Car si l’admiration de Perec pour Verne, Kafka, Roussel, Flaubert, Leiris, Melville, Lowry, Mann, Joyce, Borges, etc. m’a toujours paru de l’ordre de l’évidence, je me suis souvent demandé comment Stendhal s’inscrivait dans ce paysage littéraire là, où il faisait un peu figure d’ovni.
Il est un autre point de contact pourtant, et c’est leur goût commun des cryptogrammes. Sans doute obéit-il, chez l’un et l’autre, à des motifs très différents. Chez Stendhal, le recours à un langage crypté répond d’abord, comme chez Samuel Pepys, à une volonté de dissimuler ses écrits intimes à des yeux indiscrets ; mais il y entre aussi une part de jeu enfantin, dont témoigne par ailleurs sa passion des pseudonymes – révélatrice d’une sorte de partie de cache-cache engagée non sans humour avec soi-même et les autres [2].
Au bout du compte, le lien secret entre Perec et Stendhal est peut-être à chercher là, dans cette part du jeu qu’implique la quête et la construction de sa propre identité – et qui les conduit l’un et l’autre à inscrire en les masquant des éléments autobiographiques dans leur oeuvre.
***
1. « Lucien Leuwen et le marginaliste », in COLL., le Plus Méconnu des romans de Stendhal, Lucien Leuwen. CDU/SEDES, 1983.
2. Parmi ces pseudos de fantaisie, Pascal Pia énumère : MM. Bombet, Cornichon, Rowe, Pardessus, de La Palice-Xaintrailles aîné, barons Patault, Chagrin, Martin et Taquin, Horace Smith, William Crocodile, Onuphro Lani, Arrigo Beyle et Domenico Vismara, ingénieur à Novare (Romanciers, poètes et essayistes du XIXe siècle. Paris, Denoël, 1971, p. 176).
Tea Time
Si seul un Anglais tel que Ben Schott, ravivant une antique tradition nationale, pouvait avoir l’idée de compiler un recueil de Miscellanées, savoureuse collection de petits riens utiles et futiles propre à combler l’amateur de listes, de faits excentriques et de savoir superflu permettant de briller en société, seul un couple d’Anglais pouvait avoir celle de dédier un site web au thé et aux biscuits, ces deux piliers de la culture britannique.
aNiceCupOfTeaAndASitDown.com est ce lieu délicieux où Stuart et Jenny Payne discutent les mérites des nouveautés (rubrique « le biscuit de la semaine »), rendent compte des derniers développements de la recherche scientifique (de l’invention du sachet de thé en forme de pyramide aux plus récentes découvertes quant aux vertus diététiques de la théine), narrent leurs expéditions d’envoyés spéciaux dans diverses foires au biscuit, font état de statistiques improbables : quel pourcentage de la population britannique trempe son biscuit dans son thé ? Que représente en kilowatts la quantité d’énergie annuellement mobilisée pour bouillir l’eau en Grande-Bretagne ?
Dans le prolongement du site est paru un livre dont tout théinomane fera sa lecture de chevet. Successivement le thé, la bouilloire, la théière et les tasses y sont envisagés avec tout le sérieux nécessaire. Vient ensuite le tour des biscuits : comment les reconnaître, les choisir, les conserver à l’abri de l’humidité après vaincu de haute lutte la malveillance des emballages en cellophane ? Mais au fait, qu’est-ce qu’un biscuit ? Un diagramme de Venn, digne du tableau de Mendeleiev, ne sera pas de trop pour en répertorier et classer les diverses familles – avant d’entreprendre, du shortbread au gingernut, l’inventaire de toutes les variétés de biscuits anglais (et de quelques biscuits étrangers, considérés avec une insulaire suspicion). Chemin faisant, Nicey and Wifey’s abordent quelques questions essentielles : que faire au bureau en cas de panique collective consécutive à une panne de bouilloire électrique ? Pourquoi la consommation de thé et de biscuits implique-t-elle absolument la station assise ? Faut-il ou non tremper son biscuit dans sa tasse de thé ? (la réponse est oui ; suivent quelques conseils techniques).
Humour pince-sans-rire, démonstrations par l’absurde et regard en coin sur les absurdités de la vie en société font le sel de ce livre dont le commonsense très middle class bascule à tout moment dans le pur nonsense lewiscarrollien. Mais l’on saura surtout gré à Mr et Mrs Payne de plaider entre les lignes pour un art de vivre digne du droit à la paresse de Paul Lafargue : en ces temps de productivisme effréné, suggèrent-ils, il faut savoir saisir tous les prétextes pour faire une pause, s’asseoir et relaxer en savourant une nice cup of tea, accompagnée comme il se doit de ses biscuits préférés.
NICEY & WIFEY, A Nice Cup of Tea and a Sit Down. Time Warner Book, 2004, 179 p.
Poétique de l’entrevu
La poésie ou plutôt le poème ne doit rien au rêve. À la rêverie, peut-être, et alors à la divagation, si vous voulez. En vérité, je ne crois pas qu’elle se fasse ailleurs que sur les lèvres, dans la voix, au hasard de sa venue qui, chez moi, se produit presque toujours en marchant et à l’aperçu, à l’entrevu de quelque chose. […] Il y a un autre monde, vous savez : il est ici et ne demande qu’à apparaître. Qu’on appelle cela « surréalité » ou « plus de conscience », c’est toujours de l’immanence cachée, mais clignotante, scintillante, qui fait signe et qui se dévoile quand elle veut et… quand vous pouvez. […] Le poème, chez moi, est presque toujours le produit, l’accompagnement et comme la traduction simultanée d’une espèce d’apparition. Presque toujours aussi, ce phénomène est bref, et je ne vois pas pourquoi le poème devrait se prolonger au risque de le diluer, de l’épuiser. Il doit laisser une vibration dans l’air. Il doit blesser aussi, ouvrir la terre mais comme une épine, pas comme un tracteur1.
Ce qui vaut pour la poésie de Pierre Peuchmaurd vaut aussi bien pour les fragments réunis dans l’Immaculée Déception, recueil qui fait suite à À l’usage de Delphine. Aphorismes, choses vues, bestiaire, jeux de mots à la Leiris, raccourcis fulgurants saisis au vol dans un calembour, étonnements et courroux, sottisier et fragments d’art poétique… Ce sont flèches qui vibrent en effet, où l’ironie fait jeu égal avec le sens du merveilleux — tandis que passent comme en songe de troublantes jeunes filles. Considérant les mots et le monde d’un autre œil, Peuchmaurd sait l’art de dépayser le langage en retournant comme des gants les vérités premières et les expressions toutes faites, pour mieux tirer le tapis sous les pieds du sens commun. De bien jolies fleurs (sans rhétorique), aux épines exquises.
Pierre PEUCHMAURD, l’Immaculée Déception. Atelier de l’agneau, 2002, 78 p.
1 Extraits d’un entretien avec Pierre Peuchmaurd paru dans Le Matricule des anges.
Extrait
Victimes du tabagisme, ne restez plus passives : fumez.
Les fées sont têtues.
J’ai vu une boîte aux lettres sur une caravane.
Corpus Christine.
L’aîné des mes soucis.
Pâtir des châteaux en Espagne.
Dresser une lapalissade.
Sanglot : l’eau du sang.
Ce n’est pas à ses jours que l’on met fin, c’est à sa nuit.
Le commandement de Mallarmé : « Surtout, ne va pas, frère, acheter du pain » ne s’adresse qu’aux poètes qui ont une bonne.
Le tamanoir est une huître géante avec des poils.
Je ne connais rien de plus déprimant qu’un homme sans mélancolie.
Des ossements d’épaules.
Danger : public.
La lettre était cassée, le haut du f effacé. J’ai donc cru que Valéry avait écrit :
« J’ai pensé à des choses chéries, tondantes. »
Nous vîmes des choses, les oubliâmes. C’est le passé simple.
D’après mon ordinateur, l’adverbe plénièrement n’existe pas, ce qui n’est l’avis ni de Saint-Simon ni d’André Breton. Il propose de le remplacer par planétairement, montrant bien, comme il est naturel, que pour les manipulateurs des technologies nouvelles l’idée de souveraineté se réduit à celle du contrôle de l’espace – mental, de préférence.
La fille en bleu dans l’arbre, si vous croyez que c’est la Vierge, faites-la descendre, ce sera Marie.
Cinquante-six kilos. Mon amour pèse le poids d’un cœur d’éléphant.
« Chacun sa vie, chacun son forfait », énonce tranquillement une publicité pour les transports en commun.
Seul convive, seul qu’on meurt.
Moi, je parlerais plutôt du plein gré de mon insu.
Aimer, lire, écrire
Éditeur et écrivain, Patrick Mauriès est un éclectique selon notre cœur : modeste collectionneur, grand amateur de curiosités bibliographiques et d’excentriques anglais, féru d’histoire du goût et des styles, avec une affection marquée pour les figures oubliées et les époques dites de transition (maniérisme, rococo). Quant à ses Fruits du hasard, c’est un livre comme nous les aimons : court et dense, mariant le récit et l’essai dans un troublant jeu d’échos où les thèmes s’appellent et se répondent. Quelques éléments autobiographiques (origines familiales et souvenirs d’une enfance errante ; rupture sentimentale qui a déclenché le désir d’écrire ces pages, pour combler le vide laissé par l’être aimé) s’y entrelacent à un écheveau de lectures, liées les unes aux autres par un surprenant réseau de coïncidences. Sous l’invocation du dieu hasard (le Serendipity cher à Walpole) qui régit nos rencontres — amoureuses ou livresques —, passe en filigrane une double interrogation : en quoi le fait de lire affecte nos existences (et réciproquement) ? Et aussi : comment écrire avec sur ses épaules le poids de la bibliothèque, de tous les « géants » qui nous ont précédés ?
Patrick MAURIÈS, les Fruits du hasard. Gallimard, 2001, 99 p.
Une étrange amitié
Superbe et troublant petit récit, d’essence presque jamesienne dans ses aveux différés, ses révélations tardives, sa manière de tourner autour d’une vérité ambivalente qui s’échappe au moment où l’on va s’en saisir. Dramaturge de la côte Est, Samson Raphaelson (1896-1983) a tiré comme beaucoup de ses pairs une part de sa subsistance du cinéma. S’il a travaillé notamment avec Hitchcock (Soupçons), son nom reste lié à celui d’Ernst Lubitsch, avec et pour lequel il a écrit une dizaine de films, et non des moindres (Haute Pègre, The Shop Around the Corner, Le ciel peut attendre). Du petit homme rond aux gros cigares et à l’œil pétillant de malice, Raphaelson brosse un portrait attachant, où l’auteur de To Be or not to Be se révèle au naturel plus proche des farces berlinoises de ses débuts que de l’élégance raffinée associée à la Lubitsch touch. Entre ces deux hommes aussi dissemblables que possible, la collaboration est sans nuages. Aucun conflit d’ego, des séances de travail faites d’émulation joyeuse et d’empoignades homériques sur une réplique, qui sont la marque véritable d’une tacite estime réciproque. Cependant, le scénariste et le metteur en scène cantonnent leur relation à un cadre strictement professionnel. Jamais de confidences intimes. Une fois le point final mis à un scénario, on échange une poignée de main courtoise et chacun s’en retourne à sa vie – jusqu’au film suivant.
En 1943, Lubitsch est victime d’une crise cardiaque. On annonce aussitôt sa mort, et l’on demande à Raphaelson de rédiger dans l’urgence un hommage au disparu. Le scénariste se sent d’abord paralysé, mais bientôt le déclic se fait et le texte « sortit de moi comme une scène parvenue à maturation [c’est moi qui souligne] ». Non seulement il y dévoile la profondeur de son attachement au cinéaste mais c’est en l’exprimant que, pour la première fois, il en prend conscience. Et cette évidence le foudroie : cet homme était mon ami, et je n’ai pas su le lui dire de son vivant.
Or, Lubitsch survit à son infarctus. L’éloge funèbre est oublié dans un tiroir, la vie reprend son cours. Mais il arrive que la secrétaire de Raphaelson transmet le texte en cachette à celle de Lubitsch, qui le donne à lire à son patron – lequel aura donc l’étrange privilège de lire de son vivant sa notice nécrologique. On ne se méfie jamais assez de sa secrétaire. Je vous laisse la surprise de la scène extraordinaire qui s’ensuivra, lorsque les deux hommes se retrouveront quelques années plus tard pour écrire le scénario de la Dame au manteau d’hermine. Disons seulement que c’est l’un des plus beaux cas de déformation professionnelle qu’on puisse imaginer.
Qu’est-ce que la sincérité entre amis, quelle est, dans l’amitié, la part nécessaire du mensonge ? Et qu’est-ce d’ailleurs que l’amitié ? Sur ces questions sans réponse, et sur ce qu’il suggère entre les lignes du rapport de l’artiste à la vérité, ce livre court – 66 pages – mais riche en résonances laisse longtemps songeur, et son émotion rentrée va droit au cœur.
Samson RAPHAELSON, Amitié, la dernière retouche d’Ernst Lubitsch. Traduction d’Hélène Frappat. Allia, 2006.
Ping-pong : sur ce livre, voir aussi Exit Option.
La sortie est au fond de l’espace

« J’ai toujours eu l’impression d’être en sursis ». La mort fut l’une des grandes obsessions de Jacques Sternberg, et si la sienne – survenue le 11 octobre – nous frappe d’une mélancolie particulière, c’est qu’il était de ces auteurs avec lesquels ses lecteurs nouent une relation affective très forte. Il suffisait d’imaginer cet automobilophobe convaincu circulant en Solex, l’éternel bonnet enfoncé sur la tête, ou barrant son dériveur (la voile fut, avec le jazz et l’écriture, la grande ivresse de sa vie) pour que la journée s’éclaire. Entre membres de la confrérie, on s’échangeait son nom comme un mot de passe, et tout sternbergophile a ressenti un petit frisson en mettant la main chez un bouquiniste sur un titre rare qui manquait à sa bibliothèque.
Né à Anvers en 1923, adolescent durant la guerre, Sternberg n’avait dû qu’à une circonstance inouïe d’échapper d’extrême justesse à la déportation ; l’absurde et l’humour noir se conjugueront toujours chez lui à une conscience aiguë du néant, et ce n’est pas pour sacrifier au goût de la formule qu’il titrera Vivre en survivant le meilleur de ses trois livres autobiographiques. Le thème concentrationnaire court en filigrane des Contes glacés : l’une de ses nouvelles les plus terribles raconte l’embarquement de la population terrestre dans des fusées interplanétaires qui ne partiront jamais, parce que ce sont des fours crématoires.
Établi à Paris à la fin des années 1940, Sternberg écrit comme un forcené, se voit refusé par tous les éditeurs avant de trouver preneur chez Minuit et Losfeld, survit grâce à des emplois dérisoires : emballeur, manutentionnaire, dactylo, rédacteur de circulaires… Ces dernières occupations lui permettent au moins d’écrire en douce en faisant semblant de répondre au courrier, et de ronéotyper clandestinement un fanzine, Le Petit Silence illustré. Il se vengera de ces années de vache maigre en concoctant un amusant Manuel du parfait secrétaire commercial et en parsemant son œuvre de notations drolatiques sur l’ennui de la vie de bureau, depuis son roman l’Employé jusqu’au scénario de Je t’aime, je t’aime qu’il écrira pour Alain Resnais [1]. Ce très beau film sur le thème du voyage dans le temps est un concentré de son univers. Claude Ridder, l’écrivain au désespoir souriant, lui ressemble comme un frère ; quant à Catrine, c’est la femme sternbergienne par excellence, celle qu’on verra reparaître dans le Cœur froid, Suite pour Evelyne et tant d’autres : mystérieuse et fascinante, en marge de tout, vivant au jour le jour à la façon des chats. Le misanthrope auteur de Toi, ma nuit cachait peut-être un romantique ; il aura en tout cas été un grand peintre de la rencontre amoureuse.

Sternberg occupe une place à part dans le paysage littéraire francophone. Il préférait l’insolite à l’introspection, la dérision à l’analyse psychologique. Il aura passé sa vie à mélanger les genres en mettant « de l’humour dans l’épouvante et du réalisme quotidien dans la science-fiction ». « Marginal dans des genres marginaux », le fantastique et la science-fiction ne l’auront intéressé que comme un cadre où faire passer sa vision acérée de l’absurdité du monde moderne et de la condition terrestre, son angoisse devant le cauchemar de la vie quotidienne. S’il a signé des romans torrentiels (Un jour ouvrable, qu’il préférait entre tous) et touché à tous les genres, du théâtre à l’essai et de la chronique au pamphlet, c’est dans le conte bref, avec chute implacable, qu’il aura donné le meilleur de lui-même (il en a signé près de 1500), raison possible de son audience longtemps confidentielle – dans la mesure où ce genre, très apprécié outre-Manche et outre-Atlantique, est peu prisé du lectorat francophone. C’est d’ailleurs du côté des anglo-saxons (de Roald Dahl aux humoristes du New Yorker) qu’il faut chercher sa vraie famille littéraire, et l’on songe à Fredric Brown en lisant cette impeccable nouvelle expresse qui ruine en une phrase la prétention du genre humain à se croire le centre de l’univers : « Quand les énormes insectes venus d’autre part virent pour la première fois des hommes de la Terre, ils notèrent, stupéfaits et très effrayés : ce sont d’énormes insectes. »
Le talent de l’écrivain ne doit pas faire oublier l’importance de son travail éditorial. Conseiller littéraire de la revue Plexus, directeur de la collection « Humour secret » chez Julliard, cheville ouvrière des anthologies « Planète » qui firent date (les Chefs-d’œuvre du rire, du crime, de l’épouvante, de l’érotisme, du dessin d’humour, etc.), passionné d’art graphique auquel il a consacré de superbes albums (le Tour du monde en 300 gravures, Un siècle de dessins contestataires), Sternberg a été l’artisan de redécouvertes majeures dans des domaines longtemps négligés par l’édition francophone. Si l’on trouve aujourd’hui James Thurber et Robert Benchley en collection de poche, c’est entre autres à lui qu’on le doit.
Sternberg reste lui-même un auteur à (re)découvrir. Folio et Labor ont réédité plusieurs de ses livres. Ouvrez-les : vous ne regretterez pas le voyage.
1. Le scénario a été publié chez Losfeld. Sa préface est un texte passionnant sur le fonctionnement concret de la création, le travail de longue haleine de scénarisation d’un film et la relation scénariste-metteur en scène.