Le chaos des JO


Repérée avec retard grâce à la cérémonie des BAFTA, Twenty Twelve est sans doute la meilleure comédie à nous être parvenue récemment d’outre-Manche. Les Anglais sont passés maîtres au petit jeu qui consiste à mettre en fiction la réalité immédiatement contemporaine. On se souvient de The Deal de Stephen Frears, ou encore de l’ouverture magistrale de House of Cards, anticipant de peu la démission réelle de Margaret Thatcher. Diffusés en 2011 et 2012 sur la BBC durant la préparation (triomphale) des Jeux olympiques de Londres, les treize épisodes de Twenty Twelve racontent… la préparation (catastrophique) des JO de Londres. Quand on se rappelle à quel branle-bas officiel et médiatique donna lieu cet « événement » outre-Manche, on ne peut que goûter cet exercice d’autodérision en temps réel, auquel se sont prêtées, beaux joueurs, quelques personnalités qui apparaissent ponctuellement dans leur propre rôle.
Comme The Office et The Thick of It, la série adopte la forme d’un faux reportage tourné caméra à l’épaule. Chaque épisode suit durant une semaine les faits et gestes des cinq membres de l’Olympic Deliverance Commission, qui sont tous peu ou prou une illustration vivante du principe de Peter. Leur conduite est un festival de management incompétent qui vérifie la vieille maxime suivant laquelle un chameau est un cheval dessiné par un comité.
Pour autant, l’intelligence de la série est de ne jamais forcer le rire. On n’est pas dans le registre de la parodie, mais plutôt — et c’est beaucoup plus fin — dans celui de la satire reposant sur une légère exagération de la réalité, qui suscite moins la franche hilarité qu’un sourire parfois inconfortable. Il nous plaît par ailleurs que cette comédie de l’inaptitude soit aussi une comédie du langage. Scénariste et réalisateur réputé de People Like Us (autre mockumentary, centré celui-là sur un interviewer incapable), John Morton est non seulement un excellent observateur des comportements humains, mais un dialoguiste hors pair (chaque échange est millimétré, à la moindre hésitation, au moindre mot phatique près, pour avoir l’air improvisé), doué d’une oreille imparable pour épingler le verbiage contemporain : la langue de bois des décideurs (et l’aplomb sidérant avec lequel ils pratiquent en permanence le déni de réalité), l’euphémisation politiquement correcte, l’inanité de la pensée positive, la novlangue de la communication, le blabla creux des réunions de comité. Côté distribution, on a plaisir à retrouver Hugh Bonneville, épatant dans un emploi radicalement différent de son rôle dans Downton Abbey. Vous adorerez avoir envie de foutre des baffes à Jessica Hynes, parfaite en chargée de com inepte et branchée à peine caricaturale (on a tous croisé des Siobhan Sharpe dans nos vies). À l’arrière-plan, Olivia Colman excelle en petite secrétaire industrieuse et effacée qui couve maternellement son patron en le gavant de nourriture. Les allergiques au sport peuvent y aller en toute confiance : les JO ne sont au fond ici qu’un prétexte à dépeindre les ratés inhérents à tout système de décision bureaucratique et le chaos quotidien qu’engendre l’organisation de n’importe quel méga-événement. À petites doses, c’est un régal.

Totò au Nouvel An

Anna Magnani en fausse blonde et Totò dans Larmes de joie
Nul « joker », pas même les Marx Brothers, n’a à ce point imposé sa seule présence physique comme une signature dans ses prestations : le comique de W.C. Fields était largement d’essence verbale. Mais que Totò apparaisse sur l’écran, l’espace s’ordonne autour de lui.
Gérard Legrand 1
On ne saurait mieux dire, et c’est particulièrement flagrant dans Larmes de joie de Mario Monicelli (Risate di gioia, 1960), en reprise en France dans une belle copie. Oui, Totò (de son vrai nom Antonio Focas Flavio Angelo Ducas Comneno di Bisanzio De Curtis Gagliardi, rien que ça) est ce comique génial dont la simple présence est en soi captivante, même quand il a l’air de ne rien faire ; et l’espace se recompose véritablement autour de sa personne, si souveraine est sa manière d’habiter un plan et d’incarner son personnage jusqu’au bout des ongles. C’est d’autant plus évident dans Larmes de joie que le comédien, alors âgé de soixante-deux ans, vient d’entamer la dernière partie de sa carrière et que son tempo s’est quelque peu ralenti, de sorte qu’on aperçoit plus aisément le comédien au travail, ce qu’il est en train de faire et comment il s’y prend. Rien, pas même tel frémissement de paupière subliminal alors qu’il est au second plan, ne paraît chez lui laissé au hasard, tout est sous contrôle et se manifeste pourtant sous les auspices de la plus parfaite spontanéité. C’est magnifique à voir, et doucement euphorisant.
Quant au film, lointainement inspiré de deux nouvelles de Moravia, on se demande par quel mystère il était passé presque inaperçu, car il compte parmi les grandes réussites de Monicelli. Trois personnages s’y croisent, se perdent et se retrouvent durant la nuit de la Saint-Sylvestre : une figurante de Cinecittà (Anna Magnani), un vieux cabot sans le sou (Totò) et un voleur mondain (le jeune Ben Gazzara) dont les stratagèmes seront constamment contrariés. Le film adopte la forme d’une dérive nocturne dans Rome, propice à une peinture exacte de l’Italie du miracle économique et de l’euphorie consumériste (en quelques plans de grands magasins gorgés de marchandises et de vitrines illuminées de fêtes de fin d’année, tout est dit), ainsi qu’à une traversée de toutes les couches de la société, des trattoria aux dancings, du petit peuple romain trimballé dans le dernier métro aux invités huppés d’une réception d’ambassade. Multipliant les rencontres, les digressions et les bifurcations imprévues, la trame paraît dans ses meilleurs moments s’inventer librement sous nos yeux, et si cela se paie d’une mise en place et de transitions parfois laborieuses, cela nous vaut de purs moments de grâce, Monicelli excellant à capter — entre autres choses — le sentiment d’étrangeté et d’esseulement profonds qui peuvent vous étreindre durant les nuits de réjouissances obligatoires au sein d’une foule qui ne songe qu’à s’amuser, ou en déambulant aux petites heures dans des quartiers absolument déserts.
On a rapproché Larmes de joie de la Dolce Vita et c’est bien vu, le Monicelli pouvant être considéré comme la version comédie romaine du Fellini sorti quelques mois plus tôt. (Les deux films partagent le même responsable des décors et des costumes, Piero Gherardi.) Les scénaristes (Suso Cecchi D’Amico, Age et Scarpelli) en étaient nécessairement conscients, puisqu’ils ont glissé une allusion moqueuse au film de Fellini — en tant qu’il a instantanément produit une image iconique de Rome, aussitôt diffusée internationalement. Dans une scène, un Américain ivre mort veut entraîner la Magnani pour un bain de minuit dans la fontaine de Trevi. « Maudit cinéma ! », s’exclame Magnani, et l’on notera que sous sa perruque blonde, elle apparaît alors comme une parodie d’Anita Ekberg. Ce n’est pas la seule finesse référentielle du film : les photos du passé illustre de Totò punaisées dans sa chambre suggèrent qu’à cette date le comédien a achevé de se confondre avec sa persona ; pour sauver sa peau, Magnani, prise d’une inspiration subite, rejouera dans la réalité une scène qu’on l’a vue auparavant interpréter sur un plateau de Cinecittà. Le film propose enfin la confrontation de deux styles de jeu : deux monstres sacrés du cinéma italien, Magnani et Totò, versus un jeune Américain nerveux formé à l’Actor’s Studio, Gazzara. Au total, Larmes de joie enchante par son mélange de registres, et l’ensemble est soutenu par une belle photographie de Leonida Barboni et une invention visuelle à laquelle ne nous a pas toujours habitués Monicelli : superbe lâcher de ballons inaugural sur une foule de fêtards, déluge de confettis dans le dancing tapissé de miroirs qui multiplient l’espace à l’infini.
P.-S. : 1. Spécial copinage : mon ami René Marx est l’auteur de la seule monographie en français sur Totò, Totò, le rire de Naples (éditions Henri Berger), vivement recommandée. J’en aurais volontiers cité un extrait, mais c’est le chantier ici et c’est toujours quand on a besoin d’un livre qu’on ne le retrouve pas.
2. Y aura-t-il un jour un éditeur de DVD assez intrépide pour offrir aux non-italianophones des coffrets Totò avec des sous-titres français ? Il se ruinera dans l’opération, nous lui en rendrons d’autant plus grâce.
1. Cinémanie, Stock, 1979. Fait significatif, Totò est par exception le seul comédien à avoir une notice au sein du dictionnaire des réalisateurs qui constitue la troisième partie de cet indispensable ouvrage.
Nos films préférés en 2012
C’est toujours un plaisir de participer au traditionnel jeu des listes cinémanes proposé en début d’année par Charles Tatum Jr. Parce que la diversité des contributeurs entraîne une grande variété de titres cités, qui multiplie les possibilités de découvertes. Parce que la rubrique s’intitule « Nos films préférés en 2012 » et non « Les meilleurs films de 2012 » : précellence du goût de chacun sur toute idée de palmarès, permission encouragée de faire voisiner films anciens et récents, courts et longs métrages, séries télé, cartoons ou tout ce qu’on voudra du moment qu’ils furent vus et aimés en 2012, ce qui nous délie de la tyrannie de l’actualité et coïncide bien davantage avec notre manière de vivre au quotidien avec le cinéma.

Le difficile exercice de la liste.
La porte secrète (intérieurs hollandais)


Les tableaux d’intérieurs m’ont toujours fasciné, sans doute parce qu’ils proposent l’image d’un monde en miniature. Mario Praz, qui les collectionna passionnément autant pour leur intérêt documentaire que pour leur valeur esthétique1, a su mieux qu’aucun autre en décrire le pouvoir d’évocation dans les belles pages qu’il leur consacre dans la Maison de la vie : « Ces petits tableaux d’intérieurs se dilatent dans l’imagination de celui qui les regarde comme ces fleurs japonaises qui, plongées dans l’eau, déploient une luxuriance insoupçonnable […] Accrochés dans ma maison, [ils] semblent en prolonger magiquement l’extension, si bien que ces pièces en miniature dans lesquelles je ne pénètre qu’en imagination finissent par être aussi réelles pour moi que de vraies pièces. C’est comme si s’ouvrait une porte secrète dans la pièce où je vis, et que je m’introduisais dans l’aile d’un palais abandonné, comme si j’avais une seconde maison aux plafonds envahis d’ombre, ne renvoyant plus aucune voix humaine. »
À propos de Pieter de Hooch, Praz parle encore d’une « discrète poésie de la présence de choses ». Elle irradie les quatre tableaux de ce contemporain de Vermeer qu’on est heureux d’avoir enfin pu contempler « en vrai » au Rijksmuseum, tant la lumière y joue un rôle essentiel, auquel aucune reproduction photographique ne rend parfaitement justice.

Dans ces scènes paisibles de la vie domestique, des personnages engagés dans une conversation voisinent avec d’autres au second plan, souvent des enfants, immobilisés dans l’attente. Mais c’est au décor, restitué avec une minutie fascinante, que le peintre accorde avant tout ses soins. La construction de l’espace par un échelonnement de plans successifs, les jeux nuancés d’ombre et de clarté opposant la pénombre des intérieurs à la lumière du dehors témoignent d’une maîtrise exceptionnelle de la profondeur de champ. Les pièces s’ouvrent sur d’autres pièces, les cadres sur d’autres cadres, l’embrasure d’une porte laisse entrevoir celle d’une fenêtre ou d’une autre porte donnant furtivement sur l’extérieur. L’espace clos du tableau se creuse de l’intérieur pour révéler un monde doté d’une profondeur insoupçonnée de prime abord. De Hooch y démontre au passage une science de la direction du regard du spectateur, qui se voit subtilement guidé vers les arrière-plans.

Ainsi, dans le tableau ci-dessus, les lignes obliques du carrelage nous conduisent vers le chien (qui, la tête tournée vers nous, semble nous inviter à le suivre). Un instant arrêté dans sa marche, celui-ci nous guide à son tour vers la petite fille immobile au second plan dans l’embrasure d’une porte, dont la canne à pêche pointe vers le canal et sa rive opposée où conversent deux hommes. Un jeu analogue anime les figures situées à droite, depuis les yeux baissés du jeune homme debout jusqu’à la trouée d’un passage voûté visible sur l’autre rive — en passant par la lettre qu’il tient en main et la femme assise qui nous regarde elle aussi, et dont l’index pointé désigne la fenêtre.

Par déformation de spectateur contemporain, sans doute, et parce que ces tableaux sont autant d’arrêts sur image, il me semble enfin que l’art de Pieter de Hooch anticipe le modelage de la lumière et l’ordonnancement de l’espace propres à la mise en scène de cinéma. Murnau, par exemple, n’a pas méconnu l’emploi des embrasures de porte et des carrelages en damier pour augmenter la sensation de profondeur de l’espace.


Deux plans de Nosferatu.
1 Plusieurs d’entre eux sont reproduits dans son Histoire de la décoration d’intérieur. Philosophie de l’ameublement. Voir aussi le précieux catalogue de l’exposition de Boulogne-Billancourt Scènes d’intérieur. Aquarelles des collections Mario Praz et Chigi (Rennes, éditions Norma, 2002).
P.-S. Signalons aux heureux Parisiens qu’il leur reste une semaine pour visiter l’exposition de gouaches et d’aquarelles « Intérieurs romantiques » au Musée de la vie romantique — que j’aurai manquée à mon vif regret.
Richard Hamilton

Si Robert Dieltens, le peintre dont j’ai raconté la vie dans une nouvelle de la Nuit sans fin, avait été un artiste sérieux et non un mystificateur, alors ses œuvres auraient ressemblé à celles de Richard Hamilton, pionnier du pop art britannique dont la National Gallery expose une vingtaine d’œuvres jusqu’au 13 janvier 2013. Variations sur des thèmes de Duchamp, emprunts ironiques à l’histoire de l’art (de la Renaissance à la peinture d’intérieur hollandaise), souci perspectiviste et mises en abyme se télescopent dans ces toiles mêlant de manière extrêmement élaborée peinture, collage, photographie et procédés numériques. Hamilton est mort l’année dernière, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, alors qu’il préparait cette exposition. J’apprends qu’il avait illustré une édition d’Ulysse de Joyce et conçu la pochette de l’album blanc des Beatles.

The Annunciation

The Saensbury Wing

The Passage of the Bride, avec une reprise du Grand Verre
et une allusion plus discrète à Fresh Widow.

Descending Nude

Hôtel du Rhône.

Bathroom fig. 1

Bathroom fig. 2 II

Un des trois éléments du Chef-d’œuvre inconnu, triptyque auquel travaillait Hamilton au
moment de sa mort. « C’est mon Étant donné. » Poussin, Courbet et le Titien sont réunis derrière un nu emprunté à une photographie de Louis-Camille d’Olivier (1855).

Catalogue d’une exposition de la Bibliothèque Nationale (1998).
Les historiens d’art vont au cinéma
Il est toujours intéressant, le regard de l’historien d’art sur le septième art, sa manière d’établir des connexions entre peinture et cinéma, de mettre au jour des continuités souterraines là où le discours critique privilégie souvent les ruptures. L’extrait, ci-dessous, d’un essai de Federico Zeri que je me promettais depuis longtemps de lire en donne un bon exemple. Mais je songe aussi au passionnant essai précurseur de Panofsky, « Style et matière du septième art » (1936 ; version augmentée en 1947).
En un temps où le cinéma était encore, pour bien des intellectuels, ce « divertissement d’ilote » que fustigeait Georges Duhamel, il est exceptionnel de voir un érudit d’une telle trempe traiter le sujet avec une intelligence et une compétence qui sentent la fréquentation assidue des salles obscures par un spectateur ne boudant pas son plaisir. Non seulement place-t-il avec vingt ans d’avance Buster Keaton sur le même pied qu’Eisenstein, mais il fait l’éloge des Marx Brothers, de Betty Boop et du slapstick, adopte d’emblée le cinéma parlant (position là encore novatrice en son temps, y compris dans le cercle des cinéphiles qui voyaient dans l’arrivée du parlant une décadence, un abâtardissement de la « pureté » du muet) et défend — à l’inverse des philosophes de l’école de Francfort — la nature commerciale du cinéma, en rappelant qu’elle fut la règle plutôt que l’exception dans l’histoire de l’art. Au passage, cet aphorisme savoureux : « S’il est vrai que l’art commercial court toujours le risque de se retrouver sur le trottoir, il est également vrai que l’art non commercial court toujours le risque de finir vieille fille. » En bon iconologue, Panofsky est naturellement attentif au primat de la mise en scène (composition des plans, ordonnancement de l’espace) et propose au passage des rapprochements inattendus, par exemple lorsqu’il convoque les gravures de Dürer pour éclairer la relation organique entre le jeu des comédiens et le procédé cinématographique.
« Style et matière du septième art » a été publié en français dans Cinéma : théorie, lecture (coord. Dominique Noguez, Klincksieck, 1973) et dans Trois Essais sur le style (Le Promeneur, 1996), où il voisine avec deux essais tout aussi remarquables, « Qu’est-ce que le baroque ? » et « les Antécédents idéologiques de la calendre Rolls Royce ».
La description de l’Italie et des Italiens selon des critères objectifs n’a pas disparu toutefois ; son lieu d’expression n’est plus la peinture, mais le cinéma, le passage de l’un à l’autre ayant suivi un processus dont il est encore difficile de cerner les étapes. Les aspects essentiels de ce qu’on a appelé le néoréalisme au cinéma sont définis dans les Amants diaboliques de Luchino Visconti (1942), plus encore que dans La terre tremble (1948). Dans cet archétype, le répertoire des personnages, des cadrages, des choix topographiques et des plans, plonge ses racines dans un riche humus de culture figurative, où la France filmée par Jean Renoir et peinte par les impressionnistes et les post-impressionistes se mêle à l’Italie des peintres naturalistes du XIXe siècle. Toutefois, il s’agit là d’une enquête qui n’a pas encore été menée par la critique d’art ; et l’épisode suivant, qui prend naissance chez Visconti, dans sa manière de percevoir l’Italie à travers le cinéma, se déroule sous nos yeux, avec une telle richesse et une telle variété qu’on peut considérer le cinéma comme l’art majeur de notre époque, tout comme le fut l’opéra à l’époque du romantisme et l’architecture au début de la Renaissance. Par ailleurs, si ce n’était une question de place, il y aurait lieu d’indiquer ici les divers liens entre la peinture naturaliste et vériste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, et de nombreuses images du paysage italien que l’on doit à Michelangelo Antonioni, à Pietro Germi, à Federico Fellini et à nombre d’autres metteurs en scène de premier plan ; sans oublier la reprise du style du Caravage qui apparaît dans Accatone de Pier Paolo Pasolini (1961). Qu’il suffise de souligner la continuité sans faille reliant le cinéma néoréaliste italien au réalisme qui a fleuri, en peinture, dans l’Italie laïque, socialiste, occupée à d’humbles tâches, à l’époque suivant le Risorgimento ; soulignons aussi combien la perception visuelle de l’Italie et des Italiens a trouvé dans le cinéma un média lui permettant d’être diffusée à l’échelle nationale et de toucher toutes les couches sociales, avec un rayon d’action totalement inédit dans un pays comme le nôtre. Cependant, l’historien ne manquera pas de relever que les premières lueurs, la préhistoire, pourrait-on dire, du cinéma italien — en 1910, environ — coïncident pratiquement avec l’époque du mouvement futuriste et avec le déclin du naturalisme en peinture. Elles coïncident aussi avec l’événement le plus important de ce siècle en matière de peinture, la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico […].
Federico Zeri, le Mythe visuel de l’Italie.
Traduction de Christian Paolini. Rivages, 1986.
Le titre original, pour être plus scolaire et moins vendeur, est plus exact : la Percezione visiva dell’Italia et degli Italiani nella storia delle pittura (1976).

Le dimanche de la vie

Mystère des hasards objectifs. Une curieuse chaîne de coïncidences infimes et de rencontres imprévues m’a conduit avant-hier à la galerie Venta, où sont exposées jusqu’au 28 octobre les toiles d’Henri Sarla. Je ne connaissais ni l’artiste ni la galerie. Celle-ci est située légèrement à l’écart de mes parcours habituels et il s’en est fallu d’un rien pour que, littéralement, je passe à côté (un rien : la décision subite, irraisonnée, d’emprunter exceptionnellement un itinéraire B plutôt que l’itinéraire A plus court et plus conforme à mes routines piétonnes, décision qui a mis en branle, comme la chute d’un domino sur un autre, la succession de hasards et de rencontres susdite). Ces circonstances improbables n’ont fait qu’ajouter à l’enchantement de la découverte.
Henri Sarla n’est certes pas le premier à utiliser des photographies comme matériau de base d’un travail pictural, mais il en tire les éléments d’un univers singulier. Il a commencé par travailler à partir de photos de vacances à la mer puisées dans ses propres albums de famille, avant d’élargir sa cueillette à des photos de famille anonymes des années 1950-1960 trouvées dans les brocantes. Photos amateurs souvent floues ou mal cadrées, élues dirait-on à proportion de leur maladresse et de leur banalité. De la reproduction de ces clichés 1, il tire, plutôt qu’un effet hyper-réaliste, un effet d’irréalité, de vie immobile, de temps suspendu, sinon d’angoisse muette, dont la sidération douce — jeux de lumière et décadrages aidant — ne va pas sans rappeler le monde médusé d’Edward Hopper. Aussi inscrits soient-ils dans une époque précise (que connotent les architectures, la mode vestimentaire et ces voitures qu’on dirait stationnées là pour toujours), les mariages et les réunions de famille tristounettes, les souvenirs balnéaires et les espaces urbains désertés comme après la fin du monde sont moins, chez Sarla, des vecteurs de mémoire et de nostalgie que d’une étrangeté presque onirique.
1 Ou de leur recréation, puisqu’il semble que certaines toiles aient été composées en assemblant des éléments provenant de plusieurs photographies.
Espace Venta, 90 rue Hors-Château, 4000 Liège.








Hors exposition


