Génériques bis

  
  

Les typomanes férus de génériques — j’en connais au moins un — feront leur miel des captures d’écran de la Movie Titles Still Collection. Cent dix ans de titraille cinématographique classée par ordre chronologique, avec une possibilité de recherche par genre pour le film noir et le western. Superbe boulot de monomane comme on les aime1, et passionnant à plus d’un égard. En premier lieu, on peut y suivre décennie par décennie l’évolution des styles et des modes graphiques — depuis le triomphe de l’Art Déco dans les années 1930 jusqu’au retour au classicisme sobre, titre blanc sur fond noir, de ces dernières années. Ensuite, vous serez étonné du pouvoir d’évocation d’un simple titre de générique. Non seulement de sa capacité à réveiller le souvenir d’un film et de son ambiance avec autant de force que le photogramme d’une scène. Mais aussi à encapsuler la mémoire visuelle d’une époque vécue : se promener par exemple sur les deux pages des années 1980 vous téléporte instantanément dans cette décennie si proche et si lointaine avec l’efficacité d’une machine à remonter le temps. De la typo comme madeleine de Proust.

1. Il semble bien que le maître d’œuvre du site, Christian Annyas, n’épingle que les titres des films qu’il a effectivement vus, ce qui donne à son entreprise un cachet intime que n’ont pas d’autres sites plus exhaustifs mais plus impersonnels, tels Movie Title Screenshots Database et Movie Title Screens Page.

  
  
  
  
  
  
  
  
  


dimanche 28 février 2010 | Dans les mirettes,Typomanie | 6 commentaires


Génériques

  
  
  
  
  
  
  
  

Je me demande parfois si, plutôt que dans les livres, l’origine de ma typomanie n’est pas à chercher dans les génériques de certaines séries de mon enfance, qui faisaient du texte un usage graphiquement inventif et dynamique (conjointement avec l’emploi de couleurs très pop et d’une musique jazzy, pour lesquelles m’est restée une faiblesse coupable). Dans le cas de The Name of the Game, le seul souvenir que j’ai gardé de l’émission est d’ailleurs son générique — peut-être le plus beau de tous, avec ces noms d’acteurs qui se démultiplient pour former leurs visages. En l’occurrence, le procédé n’a rien de gratuit puisque les trois protagonistes de la série travaillent dans la presse et que le mouvement du texte évoque tour à tour le défilement d’un télex et les colonnes d’un journal.

  
  
  

Idem pour le générique de Jason King, dont les titres semblent dactylographiés sous nos yeux par le héros, auteur à succès de romans policiers de gare, qui puise l’inspiration dans les enquêtes qu’il mène en playboy dilettante. On notera aussi que, de même que dans les génériques de Department S et de UFO, la machine à écrire (ou le télex) se confirme comme un objet éminemment cinégénique.

  

On peut zyeuter tout cela sur le ramasse-miettes de Locus Solus, qui tiendra lieu dorénavant d’annexe de visionnage.

The Name of the Game | Jason King | Department S | UFO

  
  
3 x Department S et 1 x The Mary Tyler Moore Show


mercredi 27 janvier 2010 | Dans les mirettes,Typomanie | 1 commentaire


Carrefours, parcours, ruses et détours

Quatre notes sur Éric Rohmer

  
  

L’image trompeuse
Les meilleurs films d’Éric Rohmer organisent un trafic de signes et de fausses pistes, un réseau de présages et d’indices tour à tour révélateurs et trompeurs. C’est là sans doute leur seul point de contact avec ceux de Chabrol, et la dette commune des deux cinéastes envers Hitchcock, auquel ils consacrèrent un livre qui fit date. Des objets s’échangent, un collier se perd et se retrouve, on se montre des photographies. Delphine passe sans la voir devant la boutique Rayon vert et ramasse dans la rue une carte à jouer à l’effigie du valet de cœur, annonciatrice de la venue du prince charmant. Le lunatique et velléitaire Gaspard choisit tout naturellement de déjeuner à la Crêperie du clair de lune. (Le rayon vert, le clair de lune : incidence des phénomènes météorologiques sur le destin des personnages, chez un cinéaste dont on sait la merveilleuse disponibilité aux incidents climatiques et aux variations saisonnières.) En revanche, la photo de son épouse qu’exhibe Octave dans les Nuits de la pleine lune est un leurre, un « hareng rouge ». Elle semble là pour susciter une piste narrative ; et puis non, de cette femme il ne sera plus question, le cinéaste se jouait de notre attente. Semblablement, les quiproquos de plusieurs Comédies et Proverbes cristallisent autour d’une image trompeuse : un jeune postier a vu sortir un homme de chez sa petite amie (la Femme de l’aviateur, film qui orchestre un captivant ballet de filatures, de photos échangées, de cartes postales et de mots glissés sous la porte) ; Octave a cru voir hors-champ Rémi avec la meilleure amie de Louise (les Nuits de la pleine lune) ; Marion a aperçu une femme nue dans l’encadrement d’une fenêtre (Pauline à la plage) : tous trois en tirent des conclusions erronées.

  
  
  
  

Les pièges du langage
Redire, après beaucoup d’autres, que Rohmer est le cinéaste de la parole vaine, des pièges du langage par lesquels ses héros s’abusent sur la réalité de leur désir, c’est suggérer que, comme chez Mankiewicz, le dialogue est chez lui l’objet d’un traitement visuel : ses films reposent sur la non-coïncidence entre les mots et les actes, entre les situations et leur commentaire, entre ce qui se voit et ce qui se dit. Comme l’avait noté Gérard Legrand à propos de Pauline à la plage, tandis que Marion, la précieuse ridicule, s’exclame qu’elle veut « allumer des feux » ou « brûler d’amour » (j’ai oublié la formule exacte), Pauline va silencieusement s’asseoir au bord d’un âtre éteint. L’image apporte un commentaire ironique et presque imperceptible au discours amoureux d’une écervelée, il n’est pas besoin d’en dire plus. « Qui trop parole il se mesfait » (épigraphe du film), mais cependant : « On ne saurait penser à rien » (sous-titre de la Femme de l’aviateur).

Combinatoire
Par tactique autant que par jeu, Rohmer a construit son œuvre par séries. Tactique: il s’agit de se donner des contraintes stimulantes, de faire de nécessité vertu en transformant l’économie de moyens en économie narrative. Jeu : ce géomètre assouvit là un penchant pour la combinatoire, tout à fait accordé à la thématique de ses films, qui sont autant de variations sur le hasard et les probabilités, le libre arbitre et la destinée. Si le Jean-Louis de Ma nuit chez Maud n’est pas pour rien mathématicien, la plupart des personnages rohmériens sont des calculateurs. Cherchant, avec une dose variable de sincérité et d’hypocrisie, à accorder leur conduite à des préceptes moraux ou à la norme sociale, tous élaborent une stratégie plus ou moins opérante dans une période de vacance qui les trouve disponibles à la tentation érotique ou amoureuse.


À droite ou à gauche ? Le dilemme de Place de l’Étoile.

Parcours
Les protagonistes masculins des Contes moraux, les jeunes femmes des Comédies et Proverbes sont aux prises avec un dilemme : ils hésitent entre deux femmes, entre deux amants, entre deux maisons. À ce dilemme se superpose souvent un problème d’itinéraire. Trintignant, dans Ma nuit chez Maud, cherche à rattraper en voiture celle qu’il s’est promis d’épouser, mais elle lui échappe (à bicyclette) dans le lacis des rues de Clermont-Ferrand. Au contraire, dans la Collectionneuse, Henri Bauchau accélère sur un coup de tête pour mettre le plus de distance entre Haydée Politoff et lui. Le vendeur de chemises de Place de l’Étoile, convaincu d’avoir causé mort d’homme, doit continuellement ruser avec la configuration circulaire de ce lieu-piège (situation qui aurait pu inspirer une nouvelle à Calvino). Les navettes de Louise entre Paris et Marne-la-Vallée sont la traduction spatiale de ses atermoiements (les Nuits de la pleine lune). Le héros de l’Amour, l’après midi, les personnages des Comédies et Proverbes et des Contes des quatre saisons passent un temps considérable dans les transports en commun. Cette obsession des parcours et des trajets, qui ménagent le hasard des rencontres et les erreurs d’aiguillage du désir, impose à des carrefours la nécessité, aussi bien topographique que morale, d’un choix. Le cinéma y trouve son compte et Rohmer se garde bien de trancher : il filme des comportements — et la parole en est un — de telle façon qu’ils soient toujours ouverts. Et de même que ses personnages sont amenés à se contredire, le spectateur est conduit à changer constamment d’avis sur eux. Il y a sans doute en Rohmer un moraliste chrétien à peine dissimulé (et quelquefois exaspérant : Conte d’hiver). Mais la théologie rohmérienne s’offre à nous avec des ruses et des détours suffisamment retors ou prenants en eux-mêmes pour qu’on la néglige — ou qu’on la tienne pour un stratagème ultime de la perversité.

Coda
Passionné d’architecture comme en témoigne son appréhension du décor urbain, Rohmer a écrit un essai sur l’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, et l’organisation de l’espace, la composition et l’enchaînement des plans, sont chez lui exemplaires. Conte de printemps et Conte d’été s’ouvrent par de longs prologues muets qui font entière confiance aux capacités d’élucidation du spectateur. Ce cinéaste qu’on disait bavard était un grand visuel.


jeudi 14 janvier 2010 | Dans les mirettes | 1 commentaire


Night and the City

  
  

La Montréal nocturne de 1947 ressemble à une ville de film noir aux premières minutes de Montreal by Night (Arthur Burrows et Jean Palardy). Et ce n’est pas sans plaisir qu’on déambule avec la caméra de la rue Sainte-Catherine au boulevard Saint-Laurent, en un temps que nous n’avons pas connu, quand les tramways circulaient encore : décor étrange et familier, dépaysé comme dans un rêve. À part quoi, ce court métrage obéit en tous points aux codes du travelogue, catégorie «Impressions d’une grande ville » — avec, comme il se doit, un commentaire souvent croquignolet : « But tonight, Colette is the same as any other Canadian girl : she wants to get married. » Prenez-en de la graine, jeunes Canadiennes.
On peut visionner le film sur le site de l’ONF ou encore, avec une qualité moindre, ici.

  
  
  
  


mardi 12 janvier 2010 | Dans les mirettes | 2 commentaires


La police dans la ville

Il fallait un culot tranquille pour consacrer un documentaire à un sujet aussi peu sexy qu’une police de caractères. Il fallait du talent pour en tirer un film passionnant pour le profane. Il est vrai que l’Helvetica n’est pas une fonte comme une autre. L’Helvetica est partout : dans les journaux et les magazines, la pub et les lieux publics — enseignes de magasins, métro, hôpitaux, aéroports —, la signalétique urbaine et les logotypes des grandes corporations. Nous trempons quotidiennement dans un bain d’Helvetica.

La fonte Neue Haas Grotesk est née en Suisse en 1957, dans les locaux de la fonderie Haas. Elle est l’œuvre de Max Miedinger et d’Eduard Hoffmann. Rebaptisée Helvetica pour d’évidentes raisons commerciales, elle a connu dès lors un succès planétaire foudroyant. C’est qu’elle arrivait à point nommé. À bien des égards en effet, l’Helvetica est emblématique de son temps. Sa naissance coïncide avec le modernisme de l’après-guerre, marqué par un goût de la simplicité, un retour à l’épure (voyez le graphisme ou le design du mobilier de l’époque). Elle correspond aussi à un moment clé de l’histoire culturelle où le design graphique devient un objet d’intérêt esthétique pour le grand public. Elle est enfin contemporaine d’une petite révolution des techniques d’impression, propulsée par le développement de la photocomposition et de l’offset, qui va entraîner à son tour une diffusion exponentielle de la chose imprimée. L’Helvetica est en quelque sorte le symbole typographique de ce boom sans précédent.

Police sans empattements, elle se signale par son alliage d’harmonie et d’élégance indémodable, de transparence et de classe, qui la destine à tous les usages. Ces qualités en font le caractère préféré des multinationales et des administrations publiques. Un slogan, un en-tête, un logotype composés en Helvetica semblent nous adresser ce rassurant message subliminal : « Hey, nous sommes pros et compétents, et en même temps cools et modernes ! ». Avec, en sourdine, la chanson du serpent du Livre de la jungle : « Aie confiansssssssse ! »

Tout cela est raconté de manière limpide et captivante dans le documentaire de Gary Hustwit. Bien qu’il ait été réalisé voici deux ans pour le cinquantième anniversaire de l’Helvetica, le film n’a rien d’hagiographique. Quiconque a fréquenté sur la pointe des pieds des forums de typographes sait que les débats y sont aussi houleux que chez les cinéphiles. On en a ici l’illustration, alors que le montage entrecroise les propos d’une vingtaine de graphistes, designers, dessinateurs de caractères et autres grands névrosés typomaniaques souvent pittoresques, filmés dans leur environnement quotidien qui est en soi révélateur. L’un ne jure que par l’Helvetica et ne veut plus employer d’autre caractère. Un autre ironise sur les excès de cette idolâtrie. Un troisième l’abhorre au point de la comparer à une armée de nazis en marche. Les avis se polarisent aussi selon les générations. Si les plus âgés sont souvent restés fidèles au modernisme de leur jeunesse, la génération suivante, fille de la contre-culture des années soixante, n’est pas loin de penser que l’Helvetica était fasciste et pro-guerre du Vietnam — tandis que les plus jeunes considèrent le débat avec un certain pragmatisme : le règne de l’Helvetica est en quelque sorte un fait accompli avec lequel il faut composer, mais on peut aussi ruser avec lui ; la souplesse de ce caractère est telle qu’il reste encore possible de lui inventer des usages moins conventionnels.

Classiquement mais intelligemment construit, servi par une très belle photo de Luke Geissbuhler (le chef-op de Borat !), le film alterne entretiens et déambulations urbaines illustrant l’omniprésence de l’Helvetica dans notre décor quotidien. Il apporte ainsi une contribution modeste et non dénuée d’humour à une petite sémiologie de la communication visuelle, en montrant la manière souvent insoupçonnée dont la typographie informe notre vie de tous les jours — à travers ces milliers de mots que nous lisons machinalement en marchant dans la ville, en allant faire nos courses, en attendant l’autobus. Démonstration avec la bande annonce du film.

Helvetica, avons-nous dit, date de 2007 et s’est taillé, paraît-il, un joli succès public dans les festivals. Toujours à la pointe de l’inactualité, Locus Solus vous en parle aujourd’hui en vous signalant que le DVD peut s’acquérir à prix cassé auprès de la succursale anglaise d’une célèbre librairie en ligne, où nous l’avons pêché.

Gary HUSTWIT, Helvetica. Plexifilm UK. Sous-titres anglais et allemands.


vendredi 20 novembre 2009 | Dans les mirettes,Typomanie | 3 commentaires


Shakespeare à Downing Street

Shakespeare est le coscénariste secret de la plupart des fictions télévisées sur le pouvoir et ses manipulations. On le vérifie avec House of Cards (1990-1995), mini-série anglaise en trois volets racontant l’irrésistible ascension, l’apogée et la chute du machiavélique Francis Urquhart, prêt absolument à tout pour accéder à la fonction de Premier ministre et s’y maintenir.

La série débute immédiatement après la fin du règne de Margaret Thatcher. Urquhart occupe alors la fonction de Chief Whip du Parti conservateur. À la fois soumis à la discipline de parti et chargé de la faire respecter, ce faux modeste s’acquitte de sa tâche en maniant expertement la carotte et le bâton. Au lendemain de nouvelles élections, mortifié de se voir refuser le portefeuille de ministre qu’on lui avait promis, il va lâcher la bonde à son ambition et frayer son chemin jusqu’au poste de PM en multipliant les basses manœuvres, les chantages et les manipulations, les fuites organisées dans la presse et les coups de poignard dans le dos. Le tout avec une appréciation exacte des rapports de force et du moment juste où il faut avancer ses pions. Urquhart triomphe non seulement parce qu’il est sans scrupules, mais parce qu’il est en compétition avec des incapables.

Michael Dobbs, dont la série adapte la trilogie romanesque, fut lui-même une pointure du Parti conservateur et un proche conseiller de Thatcher — ce qui ne l’empêche nullement de taper sur son camp avec une joie féroce, tout autant que sur les travaillistes. On sent là derrière une expérience de première main qui donne une grande crédibilité à la description des rouages du système parlementaire, des conciliabules d’antichambre, des liens de connivence entre pouvoir et médias.

Les Anglais sont très forts à ce jeu, et House of Cards prend place dans une famille nombreuse où l’on compte A Very British Coup, The Deal, ou encore, sur le versant comique, la savoureuse sitcom Yes, Minister. Mais en raison de la réjouissante noirceur du ton, du cynisme absolu du protagoniste et d’une parenté de procédé narratif, on songe aussi à l’excellente série américaine Profit, c’est-à-dire — nous y voilà — à Shakespeare. Comme Jim Profit, Francis Urquhart brise en effet régulièrement le « quatrième mur » en s’adressant directement à la caméra, c’est-à-dire au spectateur dont il fait son confident et — plus retors — son complice, sur le modèle des apartés au public de Richard III — inspiration avouée des deux séries. À l’instar d’ailleurs de Richard III, la stratégie d’Urquhart consiste à démentir toute ambition personnelle pour mieux intriguer en coulisses afin d’éliminer l’un après l’autre ses adversaires. On le verra également nouer, avec la bénédiction d’une épouse très Lady Macbeth, une relation profondément ambiguë, de caractère incestueux, avec une jeune journaliste devenue sa taupe et son relais dans le monde de la presse.

La théâtralité du procédé se fond en souplesse dans un filmage classique et soigné — la qualité anglaise BBC à son meilleur. Elle s’appuie sur un dialogue au rasoir et un casting de première classe, dominé par la prodigieuse interprétation d’Ian Richardson, grand acteur shakespearien (on n’en sort pas) et l’un des fondateurs de la Royal Shakespeare Company. Son fin sourire assassin, son regard d’acier et sa diction d’une suavité délectable confèrent à Urquhart une sorte de grandeur dans l’abomination. On ne se lasse pas de l’entendre répéter aux médias, lorsqu’il ne veut ni soutenir ni démentir une allégation : « You might very well think that ; I couldn’t possibly comment. » Phrase qui, paraît-il, est passée en proverbe outre-Manche.

Pour la petite histoire, le premier épisode de House of Cards fut diffusé à la BBC le 18 novembre 1990, soit quatre jours avant l’annonce officielle du retrait de Thatcher. Compte tenu des délais d’écriture et de tournage, les scénaristes avaient donc anticipé de plusieurs mois ce départ. Ce côté réalité qui rejoint la fiction en direct produisit son petit effet sur les spectateurs de l’époque, qui trouvèrent dans la série un écho troublant à la situation politique du moment.

Ajoutons qu’au début du troisième volet, on érige un monument à la mémoire de feue (!) Mrs Thatcher, monument dont chacun s’accorde à mots couverts à reconnaître que c’est une horreur qui défigurera le parc où il s’élévera. Au risque de répéter un poncif, ce n’est pas demain la veille qu’on verra cela dans une série hexagonale.

House of Cards. Coffret BBC de trois DVD double-faces. Sous-titres anglais.




Ici et maintenant

Le magnétoscope puis le DVD nous ont changés en écureuils. On enregistre, on achète, on engrange les films. Ils sont là, dociles et manipulables, disponibles à volonté, pour demain, pour plus tard. Quelques centaines de films s’empoussièrent sur mes étagères, attendant patiemment leur heure, mais il semble qu’il y ait toujours quelque chose de plus important à faire ; il n’y a pas d’urgence, n’est-ce-pas, ils seront encore là la semaine prochaine.

N’attendez pas de couplet nostalgique. Le DVD a changé nos vies, on aurait mauvaise grâce à se plaindre. Tout de même, je me revois il y a quinze ans, n’ayant pas encore de magnétoscope, réglant le réveil à trois heures du matin pour ne pas manquer la diffusion sur la BBC du rarissime Beat Girl d’Edmond T. Gréville. À dire vrai, le film se révéla quelque peu inégal, avec néanmoins des moments subjugants, comme souvent chez Gréville, – mais quelle fête de le découvrir « en direct » (i.e. dans le présent de sa diffusion) au plein cœur de la nuit, tandis que la ville dormait alentour. Dans ces instants la vision d’un film est vécue comme un moment privilégié qui lui donne un surcroît d’intensité. C’est un événement au sens strict, un phénomène qui ne se produit qu’une fois, à saisir maintenant ou jamais (et de fait Beat Girl n’a jamais été rediffusé depuis). Si l’attention se relâche, si on loupe une réplique, pas moyen d’appuyer sur rewind.

Le magnétoscope acquis depuis étant opportunément tombé en panne, j’ai retrouvé quelque chose de cette excitation en découvrant hier soir au Cinéma de minuit Bonne chance ! de Sacha Guitry (1935). Et cette excitation se mêlait sans partage à l’extraordinaire euphorie que dispense le film. Peintre bohème et désargenté, Claude/Guitry en pince discrètement pour la jeune lingère sa voisine (c’est notre chère Jacqueline Delubac). Ils se croisent dans la rue, elle lui dit « bonjour », il répond « bonne chance ! » Étonnée de ce salut inattendu qui se voit aussitôt suivi d’effet (une cliente lui fait cadeau de vêtements), la superstitieuse Marie achète un billet de loterie et propose au peintre de partager les gains éventuels. Sur ces entrefaites, un palotin en instance de départ pour treize jours de service militaire lui déclare sa flamme et la demande en mariage. Marie se fait prier mais, piquée au vif d’apercevoir par la fenêtre Claude en train, croit-elle, d’en courtiser une autre, elle accepte sur un coup de tête idiot. Le soir même a lieu le tirage de la loterie ; naturellement Marie avait acquis le billet gagnant. Et le lendemain matin, elle apporte au peintre la moitié du gros lot, rien de moins qu’un million de francs. Refus de Claude – une somme pareille, vous comprenez, je ne pourrais pas – et puis d’accord, mais à une condition : ce million, dépensons-le ensemble ; offrons-nous le voyage de nos rêves, en tout bien tout honneur (hum), et dans quinze jours je vous dépose à la mairie dans les bras de votre futur. Allons, en route, plus une seconde à perdre.

Avant de m’accuser de spoiler comme un cochon, considérez que je n’ai raconté là très sommairement que les dix premières minutes du film, qui fourmillent de bien d’autres micro-péripéties. La suite, ce sera l’extravagant périple qu’entreprennent Claude et Marie pour claquer leur million ; périple au cours duquel ils ne cessent de se surprendre l’un l’autre et de vérifier qu’une chance inouïe leur sourit quand ils sont ensemble et les abandonne aussitôt qu’ils se séparent 1.

L’argent qui n’a de sens qu’à être royalement flambé, la chance, le bonheur à saisir dans l’heure 2 : le film est un concentré de morale guytriesque. Mais c’est sa liberté d’allure qui stupéfie le plus, même au regard du Roman d’un tricheur que Guitry tournera l’année suivante. Bonne chance ! appartient à l’espèce merveilleuse des films qui paraissent s’inventer à mesure qu’ils se font, et où il semble que tout soit possible à tout moment : les bifurcations imprévisibles, le surgissement d’un second rôle, les changements de genre à vue, du quiproquo de vaudeville à la pagnolade de village en passant par le travelogue pour rire (un stock-shot de pyramides, une contreplongée sur deux touristes à dos de chameau filmés au Jardin d’acclimatation et hop, nous voilà en Égypte). Le scénario en fut écrit directement pour l’écran, et l’on dirait qu’un an après l’ennuyeux Pasteur, Guitry s’emploie à battre en brèche tout reproche de théâtre filmé. Au brio verbal répondent la rapidité d’exécution, l’abondance des trouvailles visuelles, la jubilation contagieuse avec laquelle Guitry s’enchante de son nouveau jouet, ce merveilleux train électrique nommé cinéma qu’il s’amuse à faire fonctionner sous nos yeux : caméra mobile, inserts, fondus et volets, montage alterné/éclaté, recours très inhabituel chez lui aux extérieurs, plans oniriques où Claude et Marie rêvent l’un de l’autre (on reverra cela dans Désiré). En somme, un jeu constant avec la représentation dont on rend le spectateur complice, comme dans ce travelling avant sur une route de Provence, qui se désigne lui-même comme travelling. En amorce, le capot de la voiture emportant les deux voyageurs. Guitry et Delubac en voix off. Je reconstitue de mémoire.
Guitry : Ne jurerait-on pas, en roulant à cette vitesse, qu’on est au cinéma ?
Delubac : C’est ma foi vrai.
Guitry : Et vous savez comment on s’y prend pour tourner ce genre de scène ? Je me le suis fait expliquer par des gens de cinéma. Figurez-vous qu’on met la caméra dans la voiture, tout simplement.
Delubac : Pas possible… Et les comédiens ?
Guitry : Eh bien, on enregistre après coup leur dialogue en studio.
Delubac : Tss, incroyable.

« Je vais vous faire pivoter, vous allez voir ça » : c’est ce que dit Claude à Marie, mais l’on peut y entendre simultanément une adresse de Guitry au cinéma lui-même. Pour les personnages comme pour le cinéaste, dans son intrigue comme dans sa mise en scène, Bonne chance ! est l’affirmation du cinéma comme lieu où tous les désirs sont réalisables et où, contre tout moralisme, la réalisation de ces désirs ne se paie d’aucune déception, d’aucune mélancolie morose. Post filmum, animal non triste.

1 Un rapprochement s’impose ici avec le Roman d’un tricheur, qui raconte, suivant les mots de Guitry, « quarante années de la vie d’un homme auquel ses mauvaises actions portent bonheur, et que la chance abandonne aussitôt qu’il veut s’amender».

2 Cf. Faisons un rêve : « Nous avons mieux que deux jours, nous n’avons que quelques heures… vite, profitons-en ! » Voir aussi la magnifique tirade hédoniste de Gaston Dubosc au début de Mon père avait raison.


lundi 2 mars 2009 | Dans les mirettes | 3 commentaires