Pierre Louÿs et le cinéma
Où l’on découvre de manière inattendue chez Pierre Louÿs une intelligence immédiate des possibilités et de la spécificité du cinématographe.
Lundi [3 février 1908]
Henri Lavedan est venu me voir aujourd’hui et m’a dit ces paroles ailées :
« Un intelligent impresario, soutenu par un syndicat de banquiers (ça coûtera très cher), m’a prié d’aller chez une quinzaine d’écrivains, dont vous êtes, pour leur demander d’écrire chacun deux ou trois scénarios pour cinématographe.
« Il trouve que cet instrument est susceptible de donner des effets dramatiques admirables et que jusqu’ici, on ne s’en est guère servi que pour des farces ou du gros mélo.
« Sardou, Rostand, Hervieu, Moi, Haraucourt, Maindron, etc., nous avons accepté.
« Sarah Bernhardt, Mounet-Sully, Paul Mounet, Réjane, Bartet, Brandès, etc., etc., ont traité déjà et acceptent de poser pour vous et pour nous.
« Mais nous vous demandons du Pierre Louÿs, c’est-à-dire de l’antique. Dans ce cadre-là, ce que vous voudrez. »
J’ai quarante-huit heures pour réfléchir et trouver des sujets.
Il paraît qu’Anatole France a choisi Panurge, ce qui n’est pas mal, et Circé, ce qui me paraît extravagant. Je ne peux vraiment pas aller jusqu’à la mythologie. On ne photographie pas Hercule ni Perséphone.
En principe, tout stupéfait que je sois de la proposition, je ne suis pas absolument hostile. Je vois en gros un sujet tragique, une scène comique et un sujet «gracieux», comme disent les marchands d’estampes. Pour le 3e, qui sera une scène de danse, Lavedan m’a offert Zambelli, mais je dois à ma légende de choisir Régina Badet : je ne peux pas changer de danseuse, comme cela, aux yeux de ma famille ; ce serait du dévergondage. – Quant aux deux autres sujets – as-tu une idée ? Il faut que ce soit très clair, très facile à comprendre, à Moscou, comme à Valparaiso. Vois-tu un sujet historique assez « mouvementé » pour être susceptible d’être cinématographié ?
Au premier abord, il semble qu’il y en ait mille, mais je cherche depuis une demi-heure et je n’en trouve aucun.
J’aimerais mieux restreindre le choix autour des rôles que l’on peut donner à Mounet-Sully. Puisque nous avons le bonheur de l’avoir, mieux vaut en profiter. Pas de Bartet, surtout ! Pas de Bartet !
La difficulté est de trouver le sujet clair, tragique, rapide, et mouvementé. — On peut cinématographier le 4e acte de Ruy Blas : tout le monde comprendra que Don César profite d’un triple quiproquo. C’est compliqué mais clair, sans paroles. — Mais on ne peut en faire autant pour Œdipe-Roi, qui est simple, mais incompréhensible si l’on ne parle pas.
Il faut aussi profiter des deux points sur lesquels le cinématographe est supérieur à l’art scénique : 1° En ce qu’il peut présenter, au lieu du décor, le réel : l’eau vraie, le ruisseau, le lac, la poussière de la route, LA MER. 2° En ce qu’il peut dérouler une scène sur un terrain considérable : une poursuite à travers champs, la fuite d’une femme à cheval, d’une barque sur un fleuve.
C’est amusant à chercher.
Je t’embrasse de cœur.
P.
Prie Paz de n’en pas parler. J’ai promis le secret à Lavedan.
Mille lettres inédites de Pierre Louÿs à Georges Louis, 1890-1917.
Édition établie par Jean-Paul Goujon. Fayard, 2002.
Pris au piège
L’évocation des décors piégés dans Fu Manchu m’a remis en mémoire un des épisodes les plus stupéfiants des Vampires de Feuillade. J’avais entrepris de le décrire, mais Ado Kyrou le raconte tellement mieux que je ne pourrais le faire, il serait idiot de s’en priver.
Je ne peux m’empêcher de raconter une scène qui hante encore mes nuits : un immense salon avec candélabres, rideaux richement brochés, lourds fauteuils, lumières éclatantes ; un bal y est donné par Musidora et son faux père. La crème de la société parisienne s’amuse, danse et exhibe ses plus belles femmes, ses plus somptueuses robes, ses joyaux les plus riches. Musidora et son complice s’esquivent discrètement et soudain une dame se trouve mal ; on s’empresse autour d’elle, on la soigne, mais une deuxième dame s’évanouit et une troisième et une quatrième. Début de panique, des cris, l’air devient irrespirable. D’un coin, un tuyau lance un gaz implacable. Les hommes les plus courageux essaient d’ouvrir les portes : elles sont barricadées ; tirent les rideaux : il n’y a pas de fenêtre. Et les hommes finissent aussi par succomber, transformant le salon en une fosse où des infirmes se roulent, étouffent, râlent, font des gestes de noyés. Bientôt les lumières s’éteignent. Alors au fond s’ouvrent deux portes lointaines et deux ombres moulées dans des maillots noirs se détachent et avancent pour ramasser tranquillement colliers, bracelets, portefeuilles, pendentifs et broches qu’ils fourrent dans deux grands sacs.
(Le Surréalisme au cinéma. Le Terrain Vague, 1963)
Ô, ce moment où des hommes en tenue de soirée tirent furieusement les rideaux et découvrent derrière une absence de fenêtre ! Je défie quiconque de voir cette scène sans sentir un grand frisson lui parcourir l’échine.

Les avatars de Parker
Parker ne s’est jamais appelé Parker au cinéma, mais Walker (Point Blank, John Boorman, 1967), Georges (Mise à sac, Alain Cavalier, 1967), Macklin (The Outfit, John Flynn, 1973), McClain (The Split, Gordon Fleming, 1968), Stone (Slayground, Terry Bedford, 1983) et Porter (Payback, Brian Helgeland, 1999).
[Ajoutons pour être complet que Made in U.S.A., le plus mauvais Godard des années 1960, est tiré de The Jugger/Rien dans le coffre, ce que personne ne pourrait soupçonner sans la mention du générique. Le personnage interprété par Jean-Pierre Léaud se nomme Don Siegel. Six ans plus tard, Donald Siegel réalisera l’épatant Charley Varrick, d’esprit très westlakien – quoique fort librement inspiré d’un roman de John Reese, The Looters/les Pillards.]

Lee Marvin dans Point Blank, le meilleur film jamais tiré d’un roman de Westlake.
Ce dernier fut si impressionné par la prestation de l’acteur qu’il s’en inspira
pour la description de Parker dans les romans ultérieurs.
Valses pour Resnais
Peu de compils de BO publiées sous le nom d’un metteur en scène se justifiaient davantage que celle-ci. On sait l’importance de la musique dans la vie et dans l’œuvre de Resnais, depuis le musical et l’opérette jusqu’à la musique atonale 1. Aucun autre cinéaste n’a fait preuve d’une telle curiosité ni d’un tel goût des expériences inédites dans le choix de ses compositeurs, ou dans la place assignée à la musique (l’Amour à mort). S’il lui est arrivé de s’adresser à des spécialistes du genre (Fusco, Delerue, Rózsa et, tout récemment, Mark Snow), il a plus souvent sollicité des musiciens venus d’autres horizons : de la musique contemporaine (Henze, Penderecki), du théâtre ou du musical (Sondheim, Kander, Pattison). Plusieurs de ces compositeurs ont écrit pour lui leur première — voire leur seule — partition de cinéma.
Pas de metteur en scène plus passionné de musique que Resnais ; pas de cinéaste plus musical non plus. C’est musique que les célèbres travellings envoûtants et le montage contrapuntique, les dialogues psalmodiés d’Hiroshima ou pulvérisés de Muriel, le récitatif obsédant de Marienbad, le goût des accents étrangers, les acteurs qui se mettent à chanter avec leur voix (Muriel, La vie est un roman, Pas sur la bouche) ou celle des autres (On connaît la chanson). Providence est un grand opéra fantasmatique, l’Amour à mort un opéra de chambre viennois ; Stavisky… ne fonctionne que si on le reçoit comme un musical onirique sans chorégraphies.
D’Hiroshima mon amour à Cœurs, ce Portrait musical d’Alain Resnais propose un panorama presque exhaustif de ses longs métrages (dommage qu’on n’ait pas fait une petite place à Kander, le tableau aurait été complet). Il dessine, en treize compositeurs, un paysage d’une grande variété et d’une surprenante cohérence, hanté par une certaine qualité de rêverie inquiète que résume idéalement le fox-trot lancinant de Sondheim pour Stavisky…, et dont témoigne aussi la récurrence de valses à la fois ironiques et vénéneuses. Car si la musique au cinéma, selon Resnais, a notamment pour fonction « de faire mieux sentir la construction du film », celle qu’il obtient de ses compositeurs a aussi pour vertu d’en laisser le sens ouvert, comme en suspens dans l’air — à l’image des méduses d’On connaît la chanson —, d’en épanouir et d’en prolonger la résonance en nous.
Alain Resnais, portrait musical. Universal.
1. Avec ce trait de monomanie sympathique révélé par Bruno Fontaine, où se reconnaîtront les complétistes acharnés : « [Resnais] m’a aussi avoué son grand problème : ne pouvoir appréhender un compositeur que dans sa stricte intégralité. S’il commence à écouter Honegger, il lui faut acheter tout Honegger. Il a ce fonctionnement encyclopédique avec tous les sujets qui l’intéressent. »
Le palimpseste de Morel
Dans l’entretien qu’il a accordé aux Inrockuptibles sur Second Life, Chris Marker fait erreur, il me semble, en attribuant à Max Jacob l’histoire des deux masques qui se donnent rendez-vous et découvrent stupéfaits que ni l’un ni l’autre n’est celui qu’ils croyaient — ou alors, c’est que Jacob a plagié sans vergogne Alphonse Allais (Un drame bien parisien). Mais il a cent fois raison de recommander la lecture de l’Invention de Morel. Non seulement parce que le roman de Bioy Casares est, selon ses mots, un livre prémonitoire sur le « sentiment de la porosité entre le réel et le virtuel ». Mais encore parce que cette histoire d’amour bouleversante — l’une des plus belles qui fut jamais écrite – peut aussi se lire comme une allégorie de la relation du cinéphile aux fantômes de l’écran — qui n’a jamais rêvé d’entrer dans le film pour étreindre la créature de ses rêves ? Et enfin parce que l’Invention est l’image dans le tapis, le texte-palimpseste d’une précieuse constellation cinématographique où Marker lui-même figure en bonne place. Il y a, sciemment ou non, un effet Morel dans Vertigo et dans la Jetée, dans Marienbad et Je t’aime, je t’aime, tous films où le protagoniste cherche à rencontrer, retenir, aimer et/ou retrouver une femme qui appartient à un autre continuum temporel, une autre strate de réalité, et qu’il ne pourra rejoindre — pour la perdre à nouveau — que dans la mort. Si, comme l’affirmait Borges, toute œuvre créée ses précurseurs, alors le livre de Bioy est bien le précurseur de ces films liés les uns aux autres par un jeu secret de correspondances et d’échos intimes, de hasards extérieurs nécessaires (quelques années après avoir réalisé la Jetée, Marker, dont on sait le culte qu’il voue à Vertigo, suggéra à Resnais de rencontrer Jacques Sternberg, autre grand amoureux des chats, qui allait écrire pour lui le scénario du magnifique Je t’aime, je t’aime). Être moins allusif m’obligerait à déflorer la trame du roman, ce à quoi je me refuse absolument. Ceux qui l’ont lu auront compris. Les autres savent ce qu’il leur reste à faire.
Fry and Laurie, wordsmiths
– Well, we come now to that part of the show where I say :
« Well, we come now to that part of the show where I say… »
Recommandé ici-même par Owen Cox, A Bit of Fry and Laurie est donc une série à sketches écrite et interprétée par MM. Stephen Fry et Hugh Laurie, qui fit les beaux jours de la BBC de 1989 à 1995. Comme les Monty Python, les Goodies et tant d’autres, Fry et Laurie sont issus du Cambridge University Footlights Dramatic Club, qui fut la pépinière du comique anglais moderne à partir des années 1960. Les ingrédients de leur humour nous sont donc familiers : délire verbal extrêmement élaboré, parodie, satire sociale, commentaire politique et pur nonsense (à quoi s’ajoute un insistant sous-texte homosexuel). Mais le savant mélange de ces ingrédients leur appartient en propre.
Fry et Laurie jouent non seulement avec les limites de la bienséance, mais avec celles de la représentation. Beaucoup de leurs sketches s’appuient sur des routines classiques, du type conversation de bureau, dîner au restaurant ou vendeur et client. Mais celles-ci sont constamment pulvérisées à coups de fausses fins, de télescopages, de mises en abyme et d’effets Helzapoppin. Le spectacle franchit la rampe et envahit le parterre. L’un des deux compères interrompt le dialogue parce qu’il n’apprécie pas la tournure que prend le sketch, ou bien pour faire remarquer combien subtil est le jeu de son partenaire (lequel ne fait rien de particulier à ce moment-là). Un sketch désopilant sur la privatisation de la police (nous sommes dans les années Thatcher-Major) est aussitôt commenté par deux critiques snobs dans une sorte de version télévisée du Masque et la Plume. Puis deux autres critiques, dans une autre émission, discutent à leur tour la performance de ces critiques, et ainsi de suite jusqu’à épuisement du spectateur (la dernière émission-gigogne s’intitule Oh No, Not Another One). Une autre fois, nous devenons les confidents du monologue intérieur (sous-titré) d’une caméra, qui délaisse la scène pour s’égailler hors-champ vers les coulisses et le public.
C’est que la parodie, chez Fry et Laurie, prend pour cible privilégiée, outre les tropismes de la société de classes anglaise, la rhétorique et les dispositifs télévisuels. Jeux, talk-shows, soap operas, reportages sportifs, visites au domicile de personnalités, dramatiques historiques et séries d’espionnage sont passés à la moulinette, sans oublier les micros-trottoirs, aussi ineptes que les vrais, qui ponctuent régulièrement l’émission. Et ce qui est très fort, c’est la manière dont le tandem joue avec l’effet de déjà-vu propre à la télé. Tel pastiche de soap australien est drôle non seulement en soi, mais parce qu’il donne l’impression d’attraper au hasard, un soir de zapping, le 300e épisode d’une série en cours : on n’y comprend rien, on ne sait pas qui est ce Machin qui affirme à Chose que Bidule couche avec la femme de Truc, mais on a d’emblée reconnu les personnages, les situations et les dialogues pour les avoir mille fois vus et entendus. Idem avec John et Peter, deux yuppies hystériques qu’on verra successivement gérer, à coups de « damned » et de whisky, un gymnase, des toilettes publiques et le diocèse d’Uttoxeter (John est évêque et Peter, vice-évêque exécutif), comme si les mêmes personnages étaient chaque fois téléportés dans un espace-temps télévisuel différent. Mention spéciale enfin, parmi les autres personnages récurrents, à Tony Murchison et Control, les deux espions neuneus, dont les dialogues de bisounours sont interprétés avec une gaucherie délibérée de patronage.
Cela étant, le grand cheval de bataille de Fry et Laurie est incontestablement le langage, — ce langage qui structure fondamentalement l’homo britannicus, son habitus et sa culture (un des sports nationaux consistant à situer très exactement une personne dans l’échelle sociale en identifiant, d’après son accent, son lieu de naissance, son niveau scolaire et son appartenance de classe). La verve linguistique, la gourmandise verbale dont fait preuve le tandem — un festival de périphrases ornées et de doubles négations, de jeux de mots, néologismes, dialogues de sourds, digressions stériles, ambiguïtés et insinuations scabreuses — sont aussi jubilatoires que dévastatrices. L’humour langagier, chez Fry et Laurie, consacre le triomphe du signifiant. Des gros mots fictifs sont aussi savoureusement malsonnants que les vrais : peu importe leur signification, tout est dans la sonorité. Il suffit de déplacer une situation de communication dans une autre pour en révéler la foncière absurdité. Un tournoi d’éloquence de jeunes tories est commenté comme le concours Reine-Élisabeth. Des agents immobiliers reconvertis dans la gérance d’une station-service s’entêtent à vendre de l’essence comme des biens fonciers. Un plan drague et coucherie d’un soir est négocié comme un divorce par avocats interposés. Fry et Laurie jouent avec les mots jusqu’à les vider de leur substance, jusqu’à frapper la communication verbale d’une impossibilité fondamentale, d’un néant vertigineux. Ils essorent pareillement la langue de bois politique ou médiatique et les conversations de tous les jours pour mieux nous convaincre que le mécanisme du langage fonctionne tout seul et qu’à tout moment nous sommes parlés, qu’à la limite il est impossible de proférer une phrase qui ne soit pas déjà un lieu commun — y compris celle qui énonce que tout est lieu commun (le tandem tourne en dérision la censure et le politiquement correct en montrant simultanément que certain discours anti-censure et anti-politiquement correct est tout aussi conventionnel). Et lorsque deux psychiatres dialoguent de telle manière qu’il est impossible de déterminer lequel est le patient de l’autre, ou lorsque deux personnages engagés dans un échange purement phatique (— I know ! — Well of course you do ! — That’s right ! — Still… — Mind you ! — Anyway… — I mean…) passent insensiblement de l’accord parfait à la haine pure avant de retrouver l’apaisement du consensus, on est en plein Ionesco, ou dans le Théâtre de chambre de Jean Tardieu.
La série est composée d’un pilote et de quatre saisons. Les deux premières sont globalement les meilleures. Une certaine usure se fait sentir à partir de la troisième, et la quatrième est certainement la plus faible, l’introduction de guest-stars — même si elle est l’occasion de moquer cette pratique en soumettant les malheureux invités à un feu roulant de questions insanes — se révélant une fausse bonne idée qui plombe l’équilibre du show. Cependant, ces deux dernières saisons comptent plusieurs des meilleurs sketches imaginés par le tandem. C’est aussi à partir de la troisième saison que Fry clôt chaque émission en élaborant un cocktail imbuvable au nom délirant, tandis que Laurie interprète au piano le thème jazzy du générique de fin. La séquence est introduite par un dialogue dont la substance est immuable mais la forme chaque fois plus exagérément pompeuse et périphrastique, et immanquablement conclue par le génial Soupy twist (néologisme fryien pour Cheers). Ajoutons pour être complet que Laurie nous régale tout au long de la série de numéros musicaux parodiques absolument réjouissants (Mystery, America, Hey Jude et Sophistication Song valent la peine d’être traqués sur Youtube).
A Bit of Fry and Laurie, The Complete Collection. Coffret BBC de cinq DVD. Sous-titres anglais.
Buñuel est une pierre
« Mais à l’extérieur rien n’adoucit la rigidité des lignes, rien n’éclaire le gris de la pietra serena, cette pierre qu’on extrait des carrières des environs de Florence, et dont sont construits la plupart de ses monuments. Les blocs sont taillés et ajustés avec une simplicité purement fonctionnelle d’où naît une dure beauté », écrivent, à propos du Bargello, Michelle Goby et Giovanna Bargioni (Florence, éditions Arthaud, 1972). Phrases lues ce matin. Hier soir, Arte rediffusait le Journal d’une femme de chambre, dont à mon grand regret je n’ai pu revoir qu’un fragment. Assez pour me souvenir que je n’avais guère aimé ce film il y a quinze ans ; assez pour réaliser qu’à l’évidence j’avais eu tort, pour être stupéfié par la netteté du dessin buñuelien: netteté du cadre, du découpage, de l’enchaîné des plans – sans raideur cependant ni lourdeur signifiante ; et sans plus d’équivalent dans le cinéma contemporain, où la dissolution du plan, l’approximation du cadre n’épargnent pas même les meilleurs. Célestine descend au jardin, longe une sorte de serre à ras du sol et rejoint le mur mitoyen de la propriété. Séquence banale, et cependant les trois plans tombent, s’enchaînent avec un tranchant de couperet. Oui, chez Buñuel aussi, « les blocs sont taillés et ajustés avec une simplicité fonctionnelle d’où naît une dure beauté ». Et son regard a la souveraine impassibilité des pierres.