Guerre de succession
Diffusé mardi dernier sur Arte, The Deal de Stephen Frears apparaît après coup comme un prologue à The Queen, réalisé trois ans plus tard avec la même équipe (scénario : Peter Morgan ; montage : Lucia Zuchetti ; production : Christine Langan et Andy Harries). Le film dépeint la relation complexe entre Tony Blair et Gordon Brown, depuis leur première rencontre en 1983 — alors que, jeunes députés de l’opposition, ils partagent un bureau exigu à Westminster — jusqu’à la course à la chefferie du parti travailliste en 1994, ouverte par la mort de son leader John Smith, qui transforme les deux « amis de quinze ans » en frères ennemis.
Il n’y a semble-t-il qu’au pays de Shakespeare et de Channel Four qu’on peut voir ça: la recréation d’un épisode récent de l’Histoire dont les protagonistes sont toujours en poste. The Deal est un modèle du genre, qui unifie en un tout narratif et visuel cohérent les faits avérés et les spéculations plausibles (étayées par une solide base documentaire), les déclarations publiques et les tractations de couloir, les scènes reconstituées et les images d’archives télévisuelles. Le regard, sans complaisance, est dénué de cynisme facile comme de fausse candeur moraliste. Entre le blanc-bec pragmatique au sourire de premier communiant, expert au maniement des médias, et l’idéologue intègre et pugnace mais assez mal embouché, le film ne tranche pas, mais nuance avec finesse le contraste de leurs caractères, en même temps qu’il appréhende avec une grande intelligence la dynamique des rapports de force et l’importance cruciale du timing dans la conquête du pouvoir. Toute considération morale à part, savoir anticiper un basculement d’alliance et saisir le moment opportun pour avancer ses pions constitue l’un des fondements de l’action politique — avantage ici à Blair1.
Une telle réussite passe nécessairement par la force de l’incarnation (l’une des pierres d’achoppement des fictions françaises dans la représentation du pouvoir), la manière dont les corps, les voix et les regards donnent épaisseur et chair au drame. Michael Sheen est parfait dans le rôle de Blair (qu’il a repris depuis dans The Queen), David Morrissey impressionne dans la peau de Gordon Brown, bouillant taureau taillé tout d’un bloc (on se fera une idée de l’étendue de sa palette en comparant sa prestation avec son rôle de député veule dans State of Play).

1 On se souvient par contraste de cette scène de 1974, une partie de campagne de Depardon, où Giscard donne à ses conseillers une magistrale leçon d’inaction : à ce stade de la campagne, explique-t-il en substance, la meilleure tactique est de ne rien faire.
Télescopages
Grand merci à Nescio pour avoir recommandé ici-même State of Play (2003), mini-série britannique de 6 x 52’ écrite par Paul Abbott et réalisée par David Yates. À partir de deux meurtres sans lien apparent, l’intrigue tisse une toile d’araignée où se mêlent politique, enquête policière, journalisme d’investigation, poids des lobbies, intox et manipulations, pressions et manigances de coulisses entre White Hall, Scotland Yard et Fleet Street.
Chaque début d’épisode vous jette au milieu du jeu de quilles et ne vous lâche plus, il faut se retenir pour ne pas visionner les six heures à la file ; c’est donc un suspense prenant, comme on dit. Mais ce qui rend la série réellement captivante, c’est la manière dont elle donne à voir la quête, le troc, le recoupement et la circulation de l’information, le jeu de donnant-donnant entre les médias, la police et le pouvoir, les télescopages entre carrière professionnelle, image publique et vie privée, le dévoilement progressif de la vérité, arrachée morceau par morceau, de demi-mensonges en aveux différés, de manière aussi magistrale que chez Le Carré. C’est dense, tendu, superbement écrit, avec des dialogues au rasoir et des acteurs formidables : John Simm, David Morissey, Polly Walker, Bill Nighy (absolument réjouissant dans la peau du rédac-chef du Herald, vieux renard caustique et vachard), Kelly MacDonald, dont le sourire et l’accent écossais ont de quoi faire chavirer… mais on pourrait citer tous les seconds et troisièmes couteaux, tant ils parviennent — c’est le grand secret des comédiens anglais — à donner un poids immédiat d’existence aux personnages les plus épisodiques, depuis le flic d’Edimbourg jusqu’au portier d’hôtel.
À la trame serrée répond un filmage nerveux, caméra à l’épaule, qui ne donne cependant pas le sentiment de surjouer l’urgence. De même, l’engrenage de l’intrigue n’a rien de mécanique, de prémâché par le scénario (au risque d’ailleurs de laisser quelques trous quand on recolle après coup les morceaux), mais paraît découler naturellement de l’interaction entre des personnages aussi crédibles qu’ambivalents, dont la plupart pourraient être vos voisins de palier.
À l’intoxiqué consentant de séries américaines, State of Play apporte enfin (ou d’abord) l’attrait de sa « britannicité ». Sur le papier, les ingrédients ne diffèrent guère de ceux d’un thriller hollywoodien à base de complot. À l’écran, l’appréhension des corps et du décor, l’approche antisentimentale des relations humaines (amoureuses, sexuelles…), le grain de l’image, le timbre des voix et le mélange des accents donnent à la représentation une tout autre texture, autrement incarnée.
Aux dernières nouvelles, Paul Abbott a abandonné le projet d’écrire une deuxième saison et les Américains préparent pour le cinéma un remake transplanté aux États-Unis avec — misère — Brad Pitt. Quant à David Yates, il a été appelé à la barre du cinquième Harry Potter — espérons pour lui et pour nous que ce ne sera qu’un intermède.

David YATES, State of Play. Koba Films Vidéo.
Dans un réseau de lignes entrecroisées
Sur écoute (The Wire), première saison
David Simon, HBO, 2002.
Certainement l’une des plus grandes séries de ces dernières années. Dense, complexe, anti-spectaculaire, avec une approche semi-documentaire, une richesse sociologique et une ampleur qui en font sans exagération l’égale des meilleurs romans noirs contemporains (outre des journalistes et des ex-policiers, l’équipe de scénaristes compte d’ailleurs deux romanciers, Dennis Lehane et George Pelecanos). Au contraire de la plupart des séries policières, qui bouclent mécaniquement une affaire par épisode, c’est une seule longue enquête qui occupe les treize heures de la première saison 1. Et à contre-courant du style coup de poing adopté par tant d’autres, pour le meilleur (The Shield) ou pour le pire (24 heures chrono), Sur écoute parie sur la durée, en prenant le temps d’installer un univers moralement complexe, de nombreux personnages et des intrigues parallèles — au sein desquelles le spectateur, d’abord délicieusement égaré, trouve peu à peu ses repères.
L’échiquier : Baltimore, qui est au fond le personnage principal de la série (l’ancrage géographique précis est décidément l’une des grandes forces des fictions américaines, à l’écrit comme à l’écran). Les joueurs : une cellule d’enquête composée de membres de la brigade criminelle et d’agents des stups, chargée de démanteler un gang de trafiquants de drogue ayant mainmise sur un quartier de la ville — et d’emblée mal vue de sa hiérarchie. De part et d’autre de la barrière, ni des super-flics ni des super-dealers, mais des gens ordinaires, des compétents et des incapables, des têtes brûlées et des bras cassés, des paumés, des futés et des parfaits crétins. La partie : un va-et-vient entre flics et malfrats, un fascinant puzzle dont les pièces se mettent très lentement en place, chaque nouvelle pièce redessinant la configuration de l’ensemble. Une peinture remarquable du travail ingrat, routinier, répétitif des enquêteurs, auxquels leurs supérieurs mettent autant sinon plus de bâtons dans les roues que les trafiquants : manque de moyens criant, locaux inadéquats attribués de manière vexatoire, tracasseries bureaucratiques, querelles de précellence et conflits d’intérêt, arrière-pensées carriéristes des chefs de division, qui exigent des résultats rapides et superficiels pour gonfler les statistiques et parader dans les médias, quitte à compromettre le travail de fond de l’enquête (surtout lorsque celle-ci menace d’éclabousser quelques notables). En face, un tableau non moins juste du monde des petits trafiquants, qui a lui aussi son organisation, ses lois, sa hiérarchie. En somme, deux systèmes parallèles qui jouent au chat et à la souris, deux stratégies qui s’affrontent et interagissent, chaque avancée de l’enquête amenant les dealers à revoir en conséquence leur modus operandi — et réciproquement.
Ainsi se dessine, épisode après épisode, un réseau aux ramifications tentaculaires, où tout communique avec tout. Écoutes téléphoniques, intérêts croisés, circulation de l’argent qui, depuis le trafic de drogue, irrigue souterrainement la ville, du financement occulte des partis politiques jusqu’au marché de l’immobilier. Pas de happy end, évidemment. Au bout du compte, ce patient travail de Pénélope n’aboutira qu’à un procès décevant, tronqué par des marchandages préalables entre avocats et procureurs — tandis que, dans les cités de Baltimore Ouest, le trafic reprend de plus belle. Ce dénouement amer en forme de « tout ça pour ça » laisse suffisamment de pistes ouvertes pour suggérer que cette saison est elle-même la première pièce d’un ensemble plus vaste, sur lequel les chapitres suivants apporteront un nouvel éclairage. À suivre, donc.

L’échiquier et le réseau : deux métaphores possibles de Sur écoute.
1 Il n’y a qu’un précédent à ma connaissance, c’est Murder One (1995), qui consacrait toute une saison à la résolution d’une seule grande affaire, de la découverte du crime au verdict du procès (série produite par Steve Bochco, dont on n’a pas fini de mesurer le rôle de pionnier dans le renouvellement de la fiction policière de ces vingt dernières années).
Ping-pong. Pour un point de vue approfondi sur les trois premières saisons, cf. Exit option. La quatrième saison est encore inédite en DVD.
En porte-à-faux
Les magouilles immobilières occupent également l’une des deux intrigues croisées de The Detective (Gordon Douglas, 1968), film qui jouit en son temps d’un certain renom et dont j’attendais la découverte depuis vingt ans. Well, c’est une franche déception. Malgré une construction ingénieuse – dont les articulations sont bien lourdement soulignées cependant -, le film s’est démodé, comme beaucoup d’autres de la même époque qui prétendaient profiter de l’assouplissement de la censure pour aborder de manière «sérieuse» et «adulte» des sujets «dérangeants» : l’homosexualité (traitée de manière caricaturale), la nymphomanie (pauvre Lee Remick !), la maladie mentale (l’Actor’s Studio fait des ravages), le statut d’une autorité frappée de désuétude par la libération des mœurs. Il en résulte un porte-à-faux bizarre entre ce que veut dire le film et ce qu’il donne à voir, entre un propos empreint de critique sociale (peinture plutôt réussie de la brutalité et de la connerie policière ordinaire, dénonciation des préjugés racistes et homophobes) et sa représentation, qui s’abîme dans le stéréotype et le ridicule.
Cela dit, Sinatra est parfait en flic tourmenté d’un autre âge ; le côté chronique dédramatisée du film (qui aurait pu devenir réellement passionnant entre des mains plus expertes) tranche agréablement sur les westerns policiers de la même période du genre Coogan’s Bluff, et l’amertume des tout derniers plans, qui voient Leland/Sinatra s’enfoncer dans sa nuit, reste émouvante. Mais à distance, la principale curiosité de The Detective tient peut-être à ce que sa description de la vie quotidienne d’un commissariat en fait à son insu une charnière entre le cinéma criminel classique et les séries télé policières qui prendront ultérieurement le relais.
Les invisibles
Les films qu’on n’a pas vus occupent autant de place dans nos cinémathèques imaginaires que ceux qu’on a effectivement rencontrés. Qu’on n’a pas vus et qu’on ne verra peut-être jamais : tout ne sortira pas en dvd ; ce sont souvent des thrillers de série qui valaient pour un éclair, une trouvaille, un profil d’actrice, et leurs metteurs en scène, modestes faiseurs ou artisans capables, sont dépourvus de l’aura de l’« auteur » ou de l’artiste vaincu par le système qui assure redécouvertes, hommages et rétrospectives. Qui se soucie de Cornel Wilde, Hubert Cornfield, Jack Webb ou Robert Gist ? Adonc, rêvons du jour où un studio exhumera de ses fonds de tiroir The Naked Pray, See You in Hell, Darling, Pete Kelly’s Blues et tant d’autres croisés au détour d’un article ou d’une photographie jaunie. Liste à laquelle j’ajoute aujourd’hui Lisbon de Ray Milland, dont une notule anonyme d’un vieux Positif (n° 22, mars 1957) décrit ainsi la séquence d’ouverture :
Dans une villa luxueuse, Claude Rains se réveille. Il fait beau, les petits oiseaux chantent. Le héros caresse un chat voluptueux et magnifique, s’approche de la fenêtre, prend des graines dans une boîte toute prête et les sème sur l’appui. Les petits oiseaux s’approchent, mangent et gazouillent. Lors Rains saisit une raquette, écrase les volatiles, en prend un et, le tendant à son chat : « Breakfast ? »
L’Épreuve de force
Revu avec un égal plaisir ce réjouissant petit polar où Eastwood saccage très délibérément son image de marque. Alcoolique et incapable, Ben Shockley est l’anti-Dirty Harry. C’est précisément en raison de sa stupidité bornée qu’un supérieur corrompu lui confie une mission piégée, en escomptant bien qu’il n’en sortira pas vivant. Chemin faisant on voit s’affirmer le féminisme paradoxal d’Eastwood, la prostituée que Shockley est chargé de convoyer se révélant bien plus futée que lui et rivant son clou, dans une scène mémorable, à un shérif aussi plouc que crapuleusement phallocrate (Sudden Impact poussera le bouchon plus loin). Les rêves de bonheur de ce couple improbable rappellent en mineur l’utopie communautaire des proscrits et marginaux de Josey Wayles, hors-la-loi, et qui reparaîtra dans Bronco Billy. Sans aller tout à fait jusqu’à la parodie, les situations se caractérisent notamment par leur énormité cartoonesque. Ainsi du pavillon burlesquement mitraillé jusqu’à se changer en gruyère, avant de s’effondrer sur lui-même (c’est du Tex Avery). Ainsi de l’autocar transformé en bunker ambulant et copieusement criblé de balles dans le morceau de bravoure final. Cette dernière séquence donne cependant une autre ampleur au film. Son hiératisme et sa lenteur irréelle lui confèrent l’allure d’un western urbain, les buildings où sont postés les tueurs tenant lieu de canyon. Et la mise en scène, qui jusqu’alors rappelait Don Siegel, s’oriente soudain vers une sorte d’abstraction qui s’accomplira pleinement dans Pale Rider, film qui constitue me semble-t-il un tournant stylistique majeur dans l’oeuvre d’Eastwood.
Pour les jazzophiles, c’est Art Pepper et Jon Fadis qu’on entend sur la bande-son.
Summer Holiday
Musical en costumes vraisemblablement produit pour réitérer le succès commercial de l’admirable Chant du Missouri (Meet Me in St. Louis). De cette tranche de vie de province américaine, mettant en vedette l’insupportable Mickey Rooney qu’on a envie de noyer dans son milk-shake, il n’y a guère à sauver que l’excellent numéro d’ouverture, Our Home Town – présentation chorale de la famille Miller en parlé-chanté, conduite sur un tempo impeccable – et, à l’extrême rigueur, la pétarade du 4 juillet. Et puis, on est toujours content de revoir le merveilleux Frank Morgan (Mr Matuschek dans The Shop Around The Corner), qui campe ici un poivrot sympathique. Quant au reste, il faut s’infliger cette pâtisserie MGM pour mesurer par contraste le génie de Minnelli. Tout ce qui était tact et délicatesse infinie chez ce dernier se mue chez Mamoulian en plat conformisme et en vulgarité.
