Typo des villes (47) : Yasujiro Ozu

Il y a beaucoup d’enseignes dans le cinéma d’Ozu. Enseignes où voisinent le japonais et l’anglais. Enseignes de boutiques, de cafés, de bars, de restaurants – on sait l’importance de la nourriture et de la boisson dans ses films. Elles occupent plusieurs fonctions : fonction narrative élémentaire (situer le lieu de l’action) ; fonction qu’on pourrait dire musicale de ponctuation entre les séquences ; indice enfin, parmi d’autres, de l’occidentalisation du décor urbain après la Deuxième Guerre mondiale, que les films d’Ozu enregistrent en même temps que les transformations de la société japonaise.

Certaines de ces enseignes participent au système de « thèmes et variations » du cinéaste. À l’instar des comédiens, des rituels domestiques et sociaux – repas, coucher, visites de voisinage, mariages, enterrements –, des situations dramatiques, de certains plans d’objets, elles reviennent d’un film à l’autre, à la manière d’un motif musical, justement.








Fleurs d’équinoxe (1958)





Bonjour (1959)








Fin d’automne (1960)



Dernier Caprice (1961)









Le Goût du saké (1962)

À propos du décor urbain, j’ai toujours été frappé par une convergence inattendue entre Ozu et Tati, celui de Mon oncle et de Playtime. Il est à peu près certain que chacun ignorait jusqu’à l’existence de l’autre ; mais tous deux ont saisi admirablement, à la même époque, la modernisation du paysage urbain, avec une parenté frappante dans l’appréhension de l’espace.



Fleurs d’équinoxe





Bonjour





Fin d’automne






Le Goût du saké


dimanche 15 octobre 2017 | Dans les mirettes,Typomanie | 4 commentaires


Le fantôme de Woody

Plusieurs critiques ont relevé les allusions à Hitchcock dans les Fantômes d’Ismaël : prénom de Carlotta attribué à celle qui revient d’entre les morts, reprise d’un thème musical de Marnie… Mais a-t-on noté à quel point le film d’Arnaud Desplechin était redevable à Woody Allen (et, via Allen, à Bergman) ? Mathieu Amalric et Charlotte Gainsbourg se promenant, filmés en travelling latéral, sur la plage de Noirmoutier, c’est Allen et Diana Keaton dans Annie Hall (motif visuel qu’Allen avait emprunté à Bergman). Les vétérans du Quai d’Orsay évoquant à table la figure absente d’un collègue excentrique, ce sont les artistes de cabaret se rappelant les mésaventures d’un imprésario fantasque au début de Broadway Danny Rose. Plus fondamentalement, l’argument et la structure éclatée des Fantômes d’Ismaël rappellent ceux de Stardust Memories (c’est-à-dire de 8 1/2) : crise existentielle d’un cinéaste hanté par le souvenir d’une femme instable. Desplechin est coutumier de ces emprunts (on songe notamment à la belle figure de la lettre lue à voix haute, en travelling latéral ou face caméra, qui provient des Deux Anglaises de Truffaut), que bien entendu il passe dans son mixeur personnel jusqu’à les faire tout à fait siens.


Annie Hall


Persona


Broadway Danny Rose



Intermède insulaire : deux femmes aux rapports tendus lisant sur la plage,
dans Persona et les Fantômes d’Ismaël


dimanche 20 août 2017 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Le presbytère n’a rien perdu de son charme

The Barchester Chronicles est la mini-série qui fit remarquer Alan Rickman outre-Manche, six ans avant sa consécration internationale dans Die Hard. Il y interprète le révérend Obadiah Slope, archétype de l’intrigant cauteleux, opportuniste, hypocritement suave et tout à fait visqueux. Il faut voir avec quelle répugnance, quel air dégoûté son ennemi juré, l’archidiacre Grantly, prononce son nom comme s’il effleurait un serpent : « Sleu-ôpe ! » Rickman, cela n’étonnera personne, est prodigieux dans le rôle.

La série adapte les deux premiers romans du cycle de Barchester d’Anthony Trollope, le Directeur et les Tours de Barchester, qui élèvent la querelle de clochers au rang des beaux-arts. Condenser ces sept cents pages en un peu plus de six heures, c’est forcément renoncer à une bonne part de ce qui fait l’enchantement de Trollope : les lents détours, les digressions, les interventions intempestives du narrateur, les longueurs mêmes qui sont en réalité, dans tant de romans du XIXe siècle, indispensables à l’ampleur fluviale de la narration, non seulement parce qu’elles lui donnent sa respiration mais parce qu’elles communiquent l’impression du temps qui passe et transforme les personnages. Cela étant, l’adaptation serrée d’Alan Plater est un modèle d’intelligence dramatique.

Les contraintes de production, loin de lui nuire, servent le scénario en allant dans le même sens de la concentration. La série date de 1982, les couleurs de l’image vidéo bavotent aux contours. Elle est typique de l’esthétique BBC de l’époque : budget étroit, figuration réduite à la portion congrue, direction artistique soignée, mises en place un peu raides qui, en l’occurrence, s’accordent parfaitement à la raideur du décorum victorien. On assiste, pour l’essentiel, à une succession de conversations en chambre, ponctuées de quelques scènes en extérieur. Du théâtre filmé ? Peut-être, mais quel théâtre ! Le dialogue est délectable d’ironie et d’understatement, et les comédiens formés pour la plupart à la scène, en lui faisant un sort parfait, donnent tout son relief à cette comédie de mœurs ecclésiastiques. Outre Ryckman, citons Donald Pleasance à contre-emploi, merveilleux dans le rôle du révérend Harding, qui est la bonté et l’humilité faites homme ; Nigel Hawthorne (Yes Minister, The Madness of King George) dans celui de l’énergique et pompeux archidiacre Grantly ; Geraldine McEwan campe une redoutable Mrs. Proudie (un des grands personnages féminins de l’œuvre de Trollope), tandis que Barbara Flynn donne à Mary Bold une flamme malicieuse qu’elle n’avait pas tout à fait dans les romans.




À l’Alte Nationalgalerie

Un musée sert à donner du contexte, et c’est pourquoi il ne doit pas s’y trouver que des chefs-d’œuvre. L’Alte Nationalgalerie est réputée à juste titre pour ses impressionnistes français et sa magnifique salle Caspar David Friedrich. Or, il n’est pas mauvais que celle-ci soit précédée d’une salle consacrée à son contemporain Karl Schinkel, dont le voisinage fait éclater, par contraste, la grandeur de Friedrich. Ici et là, une même inspiration romantique, mais chez le premier, une imagerie conventionnelle au savoir-faire tout extérieur, chez le second un génie visionnaire où la vision est profondément intériorisée. De même, on a tant vu les impressionnistes, reproduits sur tant de calendriers et de boîtes de biscuits, qu’à force on ne les voit plus, qu’on en est saturé, et qu’ils ne semblent plus rien avoir à nous dire. Mais les rencontrer après un tunnel de salles de peinture allemande du XIXe siècle plutôt accablante leur redonne d’un coup une nouvelle fraîcheur.

Dans tout musée il y a, tapis dans un recoin, quelques tableaux qu’on n’attendait pas, qui viennent vous cueillir par surprise et remuer vos cordes sensibles. À l’Alte Nationalgalerie, ce furent pour commencer deux tableaux d’intérieur d’Adolph von Menzel, peintre dont les petits formats — intérieurs ou ambiances de café — sont assurément plus touchants que les grandes machines de prestige.


Adolph von Menzel, la Chambre au balcon (1845)


Adolph von Menzel, la Chambre de l’artiste dans Ritterstrasse (1847)

On a été ému plus encore par cet intérieur exceptionnel du Danois Vilhelm Hammershøi, là encore tellement singulier parmi ses voisins. Le décadrage léger de la composition, la palette sobre et restreinte, la saisie impalpable de la lumière, tout nous fait éprouver l’énigme silencieuse du décor familier.


Vilhelm Hammershøi, Salon ensoleillé (1905)

Hammershøi, très estimé de son vivant, a connu par la suite un long purgatoire. « On redécouvre depuis les années 1990 ses tableaux d’intérieur énigmatiques représentant des pièces souvent vides, parfois habitées par des personnages féminins perdus dans une profonde réflexion, souvent vus de dos, tournés vers des murs clairs et nus, réalisés dans une gamme de tons de gris, de brun très restreinte ou de blanc, ses paysages, ses portraits, qui, tous, baignent dans une atmosphère étrange, irréelle, dénuée de toute action ou d’anecdote. » (Cf. la page Wikipédia de bonne tenue consacrée au peintre, qui a fait l’objet en 1997 d’une grande exposition au musée d’Orsay. On n’a pas manqué à cette occasion de rapprocher Hammershøi de Vermeer et de Morandi.)

On a aimé enfin ce petit tableau de Lesser Ury pour son cadrage et son mouvement quasi cinématographiques. Maître des ambiances nocturnes urbaines et pluvieuses, Ury a fréquemment peint les rues du Berlin des années 1920, déjà sillonnées en tout sens par de nombreuses automobiles.


Lesser Ury, Nollendorf Platz la nuit (1925)




Anyone Can Whistle

Reprise d’Anyone Can Whistle de Stephen Sondheim à l’Union Theatre, où l’on avait vu l’an dernier une production très réussie de Road Show. Dans l’intervalle, ce sympathique bistro-théâtre de poche a déménagé sur le trottoir d’en face, dans des locaux plus spacieux mais fleurant toujours bon l’entrepôt réaménagé.

Anyone Can Whistle (1964) est le deuxième show dont Sondheim écrivit paroles et musique. Ce fut aussi son premier bide retentissant, à la fois public et critique : le spectacle quitta l’affiche après neuf représentations à Broadway. L’œuvre a été réhabilitée depuis et a connu quelques reprises à partir du milieu des années 1990. Bien. J’avoue n’avoir pas été du tout convaincu, et la faute en revient avant tout au livret d’Arthur Laurents. Cela se veut une farce volontairement absurde et sans queue ni tête sur l’avidité et la corruption des notables. Dans une petite ville américaine au bord de la banqueroute, la mairesse et ses séides (le juge, le chef de la police) inventent un pseudo « miracle » pour attirer les foules de pèlerins, relancer l’activité locale et s’en mettre plein les poches au passage. Parallèlement, les pensionnaires d’un asile d’aliénés (seule institution du cru encore en état de marche) s’égaillent dans la nature et se mêlent à la population, ce qui ajoute à la folie ambiante – mais qui est vraiment fou et qui est sain d’esprit ? Alerte, allégorie sociale. Dès la première scène, on est embarrassé par le ton laborieux et forcé de la satire, la platitude convenue du propos. Ce devrait être une joyeuse pagaille orchestrée crescendo à la Preston Sturges mais la machine tourne à vide. L’énergie de la mise en scène et de l’interprétation n’en paraît que plus artificielle, au bord parfois de l’hystérie. En un mot, on s’ennuie ferme. Alors, on se concentre sur le travail millimétré du trio de musiciens et des choristes, au service d’une partition exigeant comme toujours la plus grande précision. On observe un Sondheim encore jeune tester divers procédés qui deviendront sa marque de fabrique : un grand numéro de parler-chanter de près d’un quart d’heure, d’une virtuosité étourdissante (intitulé par antiphrase Simple), le recours au collage et au pastiche musical. Toutes choses qui trouveront leur plein emploi quelques années plus tard dans son premier chef-d’œuvre, Company (1970), sur un livret exceptionnel, celui-là, de George Furth.




Le détail qui cloche

Hommage, souvenir involontaire ou pure coïncidence ? Voici un moment hitchcockien dans un roman qui ne l’est aucunement.

Dès le lendemain matin, et tous les jours suivants, Objat a entrepris d’arpenter la région, s’étant procuré des cartes IGN au 1/25 000e. Quelque chose lui disant que Constance, disparue de la ferme sans laisser aucune trace de sa présence, ne pouvait pas se trouver très loin, il a systématiquement exploré le périmètre, voie par voie, écart par écart, pendant près d’une semaine, cochant ces lieux l’un après l’autre, sans aucun résultat. Jusqu’au moment où ces investigations lui ont paru vaines, qu’il n’a pas été loin de se décourager – ni de se demander comment il allait expliquer les choses au général Bourgeaud.

Jusqu’au moment où, passant pour la dixième fois sur une départementale dont il avait prospecté chaque dérivation, il a longé un vaste pré au fond duquel, déjà, sa vision périphérique avait enregistré un champ d’éoliennes alignées, tournant paisiblement. Mais un déclic a dû se produire cette fois dans son organisation perceptive, comme la prise de conscience floue d’un détail qui clochait, car il a soudain freiné, s’est arrêté, repartant en marche arrière jusqu’à stopper encore en plein milieu de la route à hauteur de ces aérogénérateurs dont il a considéré plus attentivement le tableau, sous un beau soleil d’arrière-saison. Il lui a fallu peu de temps pour constater que l’hélice d’une des éoliennes tournait en sens inverse des autres et, à nouveau, il a souri.

Jean Echenoz, Envoyée spéciale, Minuit, 2016.

Impossible de ne pas penser à la scène de Foreign Correspondent d’Hitchcock, située aux Pays-Bas, où Joel McCrea remarque un moulin dont les ailes tournent dans le sens contraire de la direction du vent – signal adressé à un avion espion. Motif hitchcockien par excellence du détail qui cloche, de l’anomalie qui fait accroc dans une réalité jusque-là stable et désigne la présence du mal au cœur de l’ordre naturel. C’est le grand mouvement d’appareil qui va isoler tout au fond de la salle de danse, comme on épingle un papillon, le visage du batteur de l’orchestre affecté d’un clignement anormal des yeux (Young and Innocent). C’est le point rouge d’une cigarette grésillant dans un appartement plongé dans l’obscurité, qui accuse l’assassin (Rear Window). C’est l’avion anodin survolant le désert dans North by Northwest, petit point qui grossit dans le ciel, jusqu’à ce que quelqu’un remarque : « C’est curieux, voilà un avion qui sulfate des cultures, et pourtant il n’y a pas de cultures. »

D’où l’importance, pour Hitchcock, d’établir fermement au préalable le caractère conventionnel et rassurant de la réalité. L’un de ses trucs préférés, on le sait, consiste à recourir sans vergogne aux clichés touristiques nationaux. En Suisse, ils font du chocolat, alors le repaire des espions sera une chocolaterie (Secret Agent). Aux Pays-Bas, il y a des moulins et, confie Hitchcock à Truffaut, si Foreign Correspondent avait été filmé en couleur, il aurait ajouté une scène de meurtre dans un champ de tulipes qui se serait conclue par des gouttes de sang tombant sur des fleurs rouges. Et qu’est-ce que North by Northwest, sinon un travelogue nous baladant dans un certain nombre de lieux emblématiques des États-Unis, depuis le siège de l’ONU à New York jusqu’aux têtes géantes du mont Rushmore, en passant par une maison à la Frank Lloyd Wright ?

Je me demande si Joe Dante ne s’est pas souvenu de la leçon hitchcockienne dans la scène de la cuisine de Gremlins où les diablotins verts attaquent sauvagement une mère de famille. Quoi de plus rassurant, de plus domestique qu’une cuisine ? Mais voici que les appareils électroménagers, le grille-pain, le broyeur à légumes, le couteau électrique, se changent en instruments de mort, comme l’avion sulfateur de North by Northwest. Le confort du foyer se retourne contre lui-même.


Foreign Correspondent




L’auberge des pirates

Réalisé en 1939, Jamaica Inn est la dernière production anglaise d’Alfred Hitchcock avant son départ pour Hollywood, et la première de ses trois adaptations de Daphné du Maurier. Dans ses entretiens avec Truffaut, Hitchcock n’est pas tendre pour le film. Il s’entendit mal avec Charles Laughton et juge le scénario absurde et mal construit. On peut trouver cette sévérité excessive. Le côté Moonfleet du film est séduisant 1 ; la tenancière de l’auberge, obstinément loyale à son brigand de mari, est un beau personnage ; la sûreté de la mise en scène fait passer le dialogue verbeux et les incohérences de la trame. Bel emploi signifiant du décor, opposant deux intérieurs – et, à travers eux, deux classes sociales –, la demeure patricienne du juge dévoyé et l’auberge des pirates. L’espace à deux niveaux de l’auberge, ordonné autour d’un escalier (un de plus dans la filmographie hitchcockienne), avec ses paliers, ses corridors, ses chambres closes, ses percées (fenêtres et vasistas), ses secrets derrière la porte, est particulièrement bien exploité. Le motif du voyeurisme y circule discrètement. Maureen O’Hara passe son temps à écouter en cachette des conversations qui ne lui sont pas destinées et surprend, à travers un trou ménagé dans le mur de sa chambre, une tentative de meurtre. Ce plan est en quelque sorte le double inversé de celui de Psycho où Anthony Perkins épie Janet Leigh : Mary Yellard empêchera un meurtre tandis que Norman Bates en prépare un.

On pourrait citer bien d’autres détails d’exécution : le couteau qu’un tueur essuie en sifflotant (ce meurtrier qui sifflote est-il un souvenir de M le maudit ?) ; le feu accidentel qui, en se substituant à une lanterne éteinte, sauvera un navire du naufrage. Jamaica Inn est typiquement le genre de film où l’invention visuelle est plus riche que le scénario, sans pour autant se faire valoir à ses dépens. Hitchcock se montrait légitimement fier des prouesses techniques du tournage, à savoir les scènes de tempête et de naufrage entièrement reconstituées en studio. Elles sont effectivement impressionnantes et crédibles. Mais ce qui m’a le plus étonné, ce sont les premiers plans, qui paraissent sortis d’un film muet et ont presque un air de Murnau. Cet effet « cinéma muet allemand » reparaît ponctuellement par la suite et met en évidence le savoir-faire acquis par Hitchcock lors de son passage dans les studios de la U.F.A. Jamaica Inn – qui n’est pas pour rien coproduit par Erich Pommer – est finalement l’un de ses films où l’on aperçoit le mieux l’empreinte de l’esthétique expressionniste sur son cinéma.

1 À l’instar du jeune John Mohune dans le film de Fritz Lang, Mary Yellard est une orpheline initiée à l’existence du mal dans un repaire de pirates, tenu par des parents qui voient son arrivée d’un mauvais œil.



Hitchcock ou Murnau ?


vendredi 6 janvier 2017 | Dans les mirettes | Aucun commentaire