L’art de la chute (2)

Comme peintre, [Dante Gabriel Rossetti] ne fut certes pas un innovateur […]. Ses premières idoles avaient été Van Eyck et Memling, mais ce précieux réalisme était insurmontable et certains efforts des Préraphaélites pour reproduire le vrai à la perfection produisaient parfois des effets tragi-comiques : tel Millais qui, pour représenter Ophélie noyée, plaça son modèle, miss Sidal, dans la baignoire, pour rendre plus naturel l’effet des vêtements dans l’eau. L’eau était maintenue à la même température par des lampes sous la baignoire, mais une fois, alors que le tableau était presque terminé, les lampes s’éteignirent à l’insu de l’artiste absorbé dans son travail ; la pauvre miss Sidal resta dans l’eau jusqu’à l’engourdissement, mais ne se plaignit pas, elle contracta seulement un rhume terrible qui probablement lui fut fatal. Aujourd’hui, l’art ne requiert d’autres victimes que le public.

Mario Praz, le Pacte avec le serpent, vol. 1
(Il Patto col serpente, 1972).
Traduit de l’italien par Constance Thompson Pascali.
Christian Bourgois, 1989


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L’art de la chute (1)

Quoique s’en défendant, Georges Pompidou était assez bluffé par les numéros de virtuosité du ministre lors des débats budgétaires. Giscard récitait de mémoire plus de trois cents chiffres comme on déclame des vers. Évidemment, ses admirables démonstrations n’étaient pas destinées à l’usage exclusif des 487 députés, mais au pays tout entier, qu’en toute modestie il voulait convaincre de son mérite exceptionnel. En Conseil des ministres, tous ses exposés en trois points et quatre propositions étaient toujours incroyablement précis : l’inflation sera de 5,384 % et la croissance de 4,328 %. Ses collègues, comme hypnotisés, demeuraient bouche bée. Parfois l’un d’eux – Joseph Fontanet, en particulier – osait lever la main pour souligner que les faits s’étaient permis de donner tort à ses belles prédictions. Aussitôt interpellé, le ministre en question se cabrait et, le regard noir, submergeait le fâcheux de calculs et de taux qui le laissaient coi jusqu’à la sortie du Conseil où il maugréait devant quelques journalistes : « Giscard est infaillible dans l’erreur. »

Catherine Nay, Souvenirs souvenirs… Robert Laffont, 2019.


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