La poésie ce matin (22)
CE MONDE 1
Ce monde en nasse est-il encore le nôtre ?
Et cette mer de côte en côte dominée,
Comme un habit jeté sur le vide ?
Pour te projeter dans ce monde que d’autres habitent,
Retranche-toi la main,
Que tes doigts ne te mangent plus.
Un monde tient dans une pelure d’orange.
Et toi, où est-ce que tu te caches ?
Pourquoi tu te caches ?
La ruine manque, et le vide.
Les briques, les pavés, les dalles, les stèles,
Les jeter n’a pas de sens,
La pierre lancée retombe au même endroit
Après chaque nouvel incendie.
Partir en résidence, et au lieu de rentrer ici repartir de là.
La couture déchirée d’un ordre ancien nous appareille.
Oublieras-tu la mer pour l’habiller en monde
Ou seras-tu navire ?
On voit passer des souvenirs qui sont vieux déjà de plus d’un demi-siècle,
Durs, intimes, murs
Mitoyens entre nous et ce monde sans nous.
[…]
Jan Baetens, Ce monde. Les Impressions nouvelles, 2015.

La débutante récalcitrante

Il y a des films qu’on peut revoir inlassablement, sans que d’innombrables visions en altèrent le pouvoir euphorisant : Singin’ in the Rain, Rio Bravo, The Pink Panther, My Sister Eileen, The Shop Around the Corner, The Apartment, Groundhog Day, Faisons un rêve… et The Reluctant Debutante de Vincente Minnelli, qui enchanta mon enfance, dont je ne manquai jamais les rares rediffusions même en version française (très supportable), et que voici enfin disponible en DVD. Argument : Jim et Sheila Broadbent accueillent à Londres la fille américaine de Jim, Jane, née d’un premier mariage. Engagée dans un concours de snobisme avec sa meilleure amie-rivale, Sheila pousse sa belle-fille à participer à la season, cette succession de bals ininterrompue où les débutantes en quête du prétendant idéal font leur entrée dans le monde.
Ce film est une bulle de champagne. La minceur même de la trame permet d’y apprécier à l’état chimiquement pur le génie de la mise en scène de Minnelli : timing et finesse dans la comédie de mœurs, la satire d’un rite social déjà désuet à sa date (1958) et la peinture du conflit des générations (compliqué par l’éternel malentendu anglo-américain) ; maîtrise éblouissante de la scénographie se déployant presque exclusivement dans des lieux clos aux espaces emboîtés : appartements, salles de bal, restaurants ; ballet d’équilibriste entre les brefs éclats de pur comique (la merveilleuse Kay Kendall, un an après les Girls de Cukor, se montre une fois de plus irrésistible de drôlerie bouffonne) et la délicatesse dans l’exposé des sentiments. Même dans un film aussi heureux et léger, le rêve tournoyant, chez Minnelli, reste inséparable de sa part latente de cauchemar. On connaît peu de cinéastes capables comme lui de montrer simultanément l’euphorie alcoolisée et l’envers panique des parties mondaines (Rex Harrison, chaque soir un peu plus livide et décomposé par le manque de sommeil, se soutenant en grappillant tous les verres qui passent à sa portée…) Ni de ménager, au milieu de l’agitation ambiante, la parenthèse émouvante d’une scène d’intimité complice entre un père et sa fille, dans la cuisine, aux petites heures de la nuit.
Champagne !


The Pink Panther
Ce qui réjouit chez Blake Edwards, c’est que le comble du raffinement (élégance plastique, organisation de l’espace, sens infaillible du tempo tour à tour dilaté et comprimé) soit mis au service des gags les plus parfaitement scabreux. Edwards est notamment le champion de la bouteille de champagne évidemment phallique explosant au moment le moins opportun, en une métaphore flagrante de l’éjaculation prématurée 1.
La plus spectaculaire de ces explosions se trouve dans The Pink Panther. On vient d’en rencontrer une autre dans The Perfect Furlough, comédie charmante où l’on a plaisir à retrouver, aux côtés du couple Tony Curtis-Janet Leigh, notre chère Elaine Stritch.


The Perfect Furlough
1 Indice, peut-être, d’une inquiétude sexuelle qui court dans toute son œuvre. Dans la dernière partie de sa carrière, l’angoisse du mâle californien polygame deviendra le grand sujet d’Edwards : Ten, Micki and Maud, The Man Who Loved Woman, That’s Life !, Skin Deep.
L’image-mouvement

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À la belle exposition Palma le Vieux de Bergame, arrêt prolongé devant Incontro di Giacobbe e Rachelo (vers 1524), un de ces tableaux dont il me plaît de penser, avec un anachronisme délibéré, qu’ils annoncent le cinéma. Non seulement la toile est parfaitement construite pour être lue de gauche à droite : depuis le berger assis à gauche — témoin de la scène, il est notre alter ego dans le tableau — jusqu’aux confins de droite, en passant par le second berger dont la pose prolonge celle du premier tout en rimant avec celle du couple central ; mais l’on y sent encore le désir ardent du peintre de communiquer l’impression de mouvement : le berger se penchant pour verser le contenu du seau dans la mangeoire ; la triple action de Jacob et Rachel : encore en marche l’un vers l’autre (ils ont chacun un pied en avant), ils se sont à peine rencontrés au milieu du tableau qu’ils se serrent la main en tendant le visage pour s’embrasser ; le chien reniflant le chapeau ; l’agitation du troupeau et les deux moutons querelleurs à droite ; les figurants en marche qui animent discrètement l’arrière-plan.
Ce souci de saisir et suggérer le mouvement, on le trouve à l’œuvre à la même époque dans plusieurs toiles de Titien. Il reparaît un siècle plus tard dans un tableau de Poussin qui n’a jamais cessé de me fasciner, Éliezer et Rebecca (1648). En témoigne l’ordonnance admirablement rythmée des porteuses d’eau autour du puits, dont il n’échappera à personne qu’elles ont toutes le même visage, avec des expressions légèrement différentes — comme s’il s’agissait du même personnage démultiplié, saisi à différents moments d’une même action, en autant d’arrêts sur image surimposés.

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Palma il Vecchio, Lo sguardo della bellezza, jusqu’au 21 juin à la Galleria d’arte moderna e contemporanea de Bergame.
Comment draguer avec un pingouin
Transmis par M.-L.
L’appartement avait la forme d’une longue boîte : sur la gauche, salon et kitchenette ; sur la droite, les chambres et, supposai-je, la salle de bains. Des bibliothèques couvraient tous les murs ; avec les rideaux tirés, l’air manquait et il régnait une légère odeur de désinfectant et de moisissure. J’inspectai les livres, alors que Varenka l’infirmière nous conduisait au salon et nous demandait de patienter. La plupart d’entre eux semblaient venir de chez les bouquinistes ; les jaquettes des ouvrages reliés étaient abîmées, il y avait des pliures dans le dos ; le soleil avait décoloré les couvertures. Quelle que soit leur provenance, ils avaient été soigneusement classés, d’abord par sujet, puis par auteur, avec deux étagères réservées aux romans de Patrick O’Brian, au moins jusqu’au Blocus de Sibérie. Pas mal de poches sortis chez Penguin dans les années cinquante aussi.
Mon père ne jure que par ces bouquins ; il m’a raconté qu’ils étaient tellement classe à l’époque, qu’il suffisait de s’asseoir à la terrasse d’un café braché de Soho et de faire semblant d’en lire un pour emballer autant de petites nanas qu’on voulait avant même d’avoir commandé son deuxième expresso.
Ben Aaronovitch, Murmures souterrains
(le Dernier Apprenti Sorcier, 3).
Traduction de Benoît Domis.
J’ai lu, « Nouveaux Millénaires », 2013.

Photo : Sarah Lee/The Guardian.
Morand express
À la page 42 du Londres de Paul Morand, cette biographie fénéonesque :
George Ier (1714-1727), qui ne parlait pas anglais, « n’aimait que le punch et les grosses femmes » et mourut d’une indigestion de melon.
Les cinquante-sept premières pages du livre parcourent à grandes enjambées l’histoire de la ville, de l’Antiquité aux années 1900. Ça défile : les Romains, les Vikings, les Normands, la politique, la religion, le commerce et l’argent, l’urbanisme et l’architecture, la peste et le grand incendie. Comme dans les meilleures pages de Venises, Morand fait montre d’une aptitude peu commune à manier de front la longue-vue et le microscope, l’ample panoramique et l’arrêt sur image, le ralenti et l’accéléré, le croquis d’ambiance et le raccourci évocateur. Il excelle à capter l’air du temps de chaque époque. Il ne se trompe jamais dans le choix d’un détail. C’est de la prose sous caféine. Son tempo, procédant par rafales de périodes brèves, est épatant.
Nous voici au XVIIIe siècle :
C’est toujours la plus grande ville du monde, mais son climat s’est gâté : brouillards… mélancolie… humidité des cerveaux : déjà le gloom. Londres est la métropole du spleen, que l’abbé Prévost appelle « vapeurs angloises ». Voltaire, si anglophile, avoue « qu’il y a des journées de vent d’est, où l’on se pend. »
[…]
Cette vie licencieuse et frivole a des dessous terribles de crime, de misère et de sang. Avec Hogarth pour guide, nous verrons que c’en est fini de la merry England de Shakespeare ou de Pepys ; la tristesse du gin a succédé à la gaieté de l’ale.

Paul MORAND, Londres suivi de le Nouveau Londres. Gallimard, « Folio » n° 5405, 2012.
La Part de l’ombre en salles

La Part de l’ombre d’Olivier Smolders sera projeté, en programme double avec la Légende dorée, le 24 avril à 20 heures à Liège, au Churchill, en présence du réalisateur.
Dix autres projections, en couplage avec Mort à Vignole, suivront en avril et mai au Churchill. Horaires ici.
Une projection aura également lieu à Bruxelles à la Cinémathèque, le 21 mai à 19h30, en présence d’Olivier Smolders.
La Part de l’ombre
Un film d’Olivier Smolders
Scénario : Olivier Smolders et Thierry Horguelin
Photographies : Jean-François Spricigo
Les Films du Scarabée et Yuzu Productions, 2013
28 minutes
L’image fantôme d’Oskar Benedek, par Tieri Briet.
Entretien avec Olivier Smolders.