Dans les coulisses de l’édition anglaise

Ça n’a pas de fin : chaque livre lu donne envie d’en lire dix autres. La biographie d’Allen Lane ayant aiguillé ma curiosité vers son auteur, je me suis mis en quête de ses autres livres ; et c’est ainsi que j’ai découvert en Jeremy Lewis un attachant chroniqueur de la vie éditoriale anglaise, à laquelle il a consacré deux volumes de mémoires, Kindred Spirits et Grub Street Irregular — un titre qui est tout un programme. Grub Street fut cette rue déshéritée de Londres qui abrita, jusqu’au début du XIXe siècle, toute une colonie d’écrivaillons tirant le diable par la queue, d’éditeurs de deuxième zone et de librairies modestes. On voit par là où vont les préférences de l’auteur. Sensible à tout ce que la vie du livre implique de revers de fortune, d’aléatoire et d’éphémère, son affection le porte vers les francs-tireurs, les marginaux et les soutiers de l’édition, les figures d’excentriques diversement imbibés (à le lire, le taux d’alcoolémie du Landerneau éditorial anglais est spectaculaire).

Bien qu’il soit devenu, par hasard et à son corps défendant assure-t-il, un biographe renommé 1, Lewis s’avoue comme lecteur peu friand de biographies. Il leur préfère de loin les mémoires, et en particulier cette variété de mémoires à l’anglaise empreints d’humour, de sens de l’absurde et d’autodénigrement (il en mentionne plusieurs exemples en passant, qu’il donne envie de lire). Ses propres livres relèvent de cette catégorie. Il s’y dépeint comme un être affable et terre-à-terre, timide et gaffeur, à la limite de l’indolence, plus observateur qu’acteur et peu soucieux de faire carrière. Le statut de pigiste, assorti de contrats temporaires à mi-temps, est celui qui convient le mieux à son tempérament. Cette indifférence à la réussite sociale le place à la bonne distance — au cœur de la place, mais en léger retrait — pour observer les coulisses du monde de l’édition, qu’il croque avec une ironie affectueuse.

En quarante ans d’une carrière erratique commencée au bas de l’échelle, Lewis a tâté de tous les métiers : tour à tour rédacteur, publiciste, agent (remarquablement incompétent, à l’en croire), assistant éditorial pour plusieurs magazines et maisons d’édition, critique et préfacier diligent, et même nègre occasionnel. Excellent portraitiste sachant épingler le détail révélateur (notamment vestimentaire), gourmand d’anecdotes, il restitue à merveille l’ambiance des bureaux frétillants de commérages et surencombrés de piles instables de manuscrits, de jeux d’épreuves et de services de presse qu’on repousse précautionneusement pour se ménager, sur un coin de table, un espace de travail. Au passage, plein d’observations justes sur la psychologie de l’éditeur, le travail de fourmi invisible qui transforme un manuscrit en un livre publié, les relations compliquées avec des auteurs à l’égo chatouilleux, etc.

Des années 1960 à nos jours, Lewis a assisté à une transformation radicale du paysage éditorial. Les petites maisons indépendantes qui formaient une constellation si vivante ont mis la clé sous la porte ou ont été absorbées l’une après l’autre par de vastes conglomérats internationaux. Les comptables et les agents ont pris le pouvoir. Les « espaces ouverts » ont remplacé les bureaux étroits et tortueux installés dans des maisons géorgiennes de Bloomsbury. Les lunchs interminables et généreusement arrosés au pub ont fait place à de brefs déjeuners d’affaires du genre salade et eau minérale. Mais surtout, l’économie du livre a été profondément bouleversée. Là où tout éditeur sensé d’antan équilibrait ses comptes en faisant financer par ses best-sellers les titres moins vendeurs auxquels il croyait et qu’il était fier de publier à perte, des objectifs de rentabilité forcenée dictés d’en haut imposent désormais que chaque publication rentre dans ses frais ; simultanément, on a vu, sous la pression des agents, s’envoler la spirale folle des avances délirantes consenties aux coqueluches du jour.

Lewis ne cache pas sa nostalgie pour l’époque révolue de ses débuts, qui laissait davantage de place à la folie douce, au pittoresque et à la singularité. Il dit sa chance d’avoir débuté à une époque où des personnages flamboyants venus d’Europe continentale comme George Weidenfeld, Paul Hamlyn, André Deutsch et Ernest Hecht, qui avaient fondé leur maison d’édition dans l’immédiat après-guerre, étaient encore en activité. Ces self-made-men n’étaient certes pas des philanthropes et pouvaient se montrer invivables au quotidien ; mais ils avaient le métier dans le sang, se laissaient avant tout guider par leur flair éditorial, qui était grand, savaient prendre des risques, et ils étaient légitimement fiers de leur catalogue. Les derniers chapitres de Grub Street Irregular 2, « Closing Time » et «De mortuis », se chargent d’une mélancolie funèbre. Lewis y rend hommage, en une succession de « vies brèves », à des camarades éditeurs, journalistes et auteurs aujourd’hui disparus, et qu’il retient une dernière fois au bord de l’oubli.


1 Outre celle d’Allen Lane, on lui doit des biographies de Tobias Smollett et Cyril Connolly : deux écrivains qui l’ont intéressé non seulement pour leur œuvre mais parce qu’ils furent impliqués, à deux siècles d’écart, dans la vie éditoriale de leur temps. Une section de Grub Street Irregular est consacrée à son activité de « biographe récalcitrant », avec un beau portrait en ses dernières années de Barbara Skelton, panthère flamboyante qui fut, entre plusieurs mariages tumultueux et d’innombrables aventures, la deuxième femme de Connolly et la compagne de Bernard Frank.
2 Livre moins homogène, à l’écriture moins surveillée que Kindred Spirits : il s’agit manifestement d’une collection d’articles et d’écrits de circonstance réaménagés, et l’on y sent la colle et les ciseaux.

 

Jeremy LEWIS, Kindred Spirits. Adrift in Literary London. Faber & Faber, 1995.
Grub Street Irregular. Scenes from Literary Life. HarperCollins, 2008.




La poésie ce matin (21)

 

VOLEURS

Toujours la mer rouvre ses volets, après une pause de sable. La prosodie tordue des vagues, dans la nuit sourde, cogne. Puis, vers l’aube, la courbe s’inverse, on capte le tempo caché. Tout se met en place pour la peur.

Le ciel est un grand zèbre d’orage, décharné, hors d’atteinte. Les vitres plient sous le poids du sommeil. Dans les couloirs, sur les branches, les singes luttent en grimaçant. Partout, la poudre, la fumée, le plaisir montant en colimaçon jusqu’à la chambre dernière où tu attends.

J’ai mis mon scaphandre de cuir, mon casque de verre, ma ceinture écorchée. Je tremble. Tu souris. Le lit est roulé en boule. Le silence est enfin nettoyé par le large.

Luc Dellisse, Sorties du temps.
Le Cormier, 2015.


samedi 7 février 2015 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


La poésie ce matin (20)

GÎTE ET COUVERT

Dis, la blessure,
tu ouvres ?
Tu verras
c’est moi avec mon visage
de jamais
mon visage de
plus-que-moi-même
celui dont je te parlais au téléphone
en regardant le pigeon saigner
Dis, il est bien à nous
ce sang, non ?
Tu m’avais dit d’y goûter
que ce n’était pas défendu
et les touches d’ivoire volées par ton père
vibraient en ton cœur
à chacun de mes coups de dents
l’appétit, cet appétit-là, celui qui se cache au fond du ventre
celui qui fait pleurer les gitans
mais qui évite avec dédain
les enterrements
cet appétit
de lumière en plein avril
c’est l’éblouissement des grands dérapages
l’aveuglement meurtrier
qui cherche à venir brûler la bouche
à même la langue

je suis triste
mais ouvert
à la pluie
chair contre chair
le mot nuit,
il ne peut que nuire,
je n’arrive plus qu’à fuir
Dis, tu ouvres ?
le ciel se gonfle
et il attend.

Benoît Chaput, les Jours sans tain.
L’Oie de Cravan, 2014.


jeudi 15 janvier 2015 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


Cocteau en hiver

Poème exhumé par L.D., épris comme moi de climats froids, à qui je disais mon émotion d’avoir retrouvé, après douze ans d’absence, l’hiver montréalais, et combien ce séjour avait réveillé quantité de sensations profondément enfouies dans ma mémoire. Notamment la manière dont une température de – 30° modifie les propriétés du son, sa texture et sa propagation. Certains vers ont le pouvoir de condenser, dans le raccourci fulgurant d’une image, une vérité intensément ressentie. « La neige est un microphone merveilleux » : voilà, c’est exactement ça.

Cette nuit chaos d’immeubles
n’importe où — les steamers
dans la banquise — c’est vide
comme un décor de Molière

La lune aligne ses pingouins
chloroforme du clair de lune
chaque maison est un vrai
colombarium de travers

Le froid prend tout à coup la forme d’un kiosque
Carafe frappée ô ma tête
ce vent attise les étoiles
et bloque les névralgies

Mes pas marchent dans tous les immeubles à droite
On doit entendre
Mes pas
Dans la lune

La neige est un microphone merveilleux, j’écoute
Une dame qui cause
À Moscou

Je suis le seul survivant
de cette épidémie de lune

Le boulevard est beau comme la voie lactée.

Cahiers Jean Cocteau no 1, Gallimard, 1969.


dimanche 11 janvier 2015 | Grappilles | Aucun commentaire


Épiphanie

Parution de ma nouvelle Positions dans l’espace dans la revue new-yorkaise Epiphany, où se côtoient nouvelles, poésie, essais, dessins et photographies. Merci à l’éditrice Odette Heideman, aussi attentive qu’efficace, et à mon fidèle traducteur Edward Gauvin.


vendredi 2 janvier 2015 | Actuelles | Aucun commentaire


Harry’s Bar

Entre ceux qui se faisaient remarquer par leur mutisme, je signalerai spécialement notre brave ami, l’Américain Harry Covayre.
Harry Covayre employait, pour le moment, toute son énergie à se confectionner des grogs au wiskey, compositions où il entrait relativement peu de sucre et, pour ainsi dire, presque pas d’eau.

Alphonse Allais, Vive la vie !


mercredi 31 décembre 2014 | Le coin du Captain Cap | Aucun commentaire


Les nouveaux mystères de Paris

Jean-François Vilar, une génération après Léo Malet, avait réinventé les mystères de Paris. On pensait forcément à lui en se baladant du côté de Bastille ou de Filles-du-Calvaire, en longeant le quai de Jemmapes où logeait son alter ego Victor Blainville, dans un appartement peuplé de livres, de brol et de chats. Blainville avait fait son apparition dans C’est toujours les autres qui meurent, histoire d’un commando très spécial fomentant ses méfaits par référence à l’œuvre de Duchamp. On s’était pris aussitôt d’affection pour ce photographe nonchalant et flâneur de Paris dont il affectionnait les recoins secrets chargés de mémoire, des passages couverts aux coulisses du musée Grévin. Ses enquêtes suivantes réveillèrent les fantômes de l’Histoire : Paris de la Révolution (les Exagérés), des réfugiés latino-américains (Bastille Tango), des surréalistes et des militants politiques des années 1930 (Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués). Autant de jeux de pistes entre passé et présent sur lesquels planait la mélancolie des lendemains qui déchantent. Ses livres m’avaient beaucoup marqué et, comme tous ses lecteurs, je m’étais mal résigné à son silence.


vendredi 26 décembre 2014 | Au fil des pages | Aucun commentaire