L’esprit de famille



The Flight of the Phoenix (1965) de Robert Aldrich vient à peine de commencer que le vieux coucou piloté par James Stewart, secoué dans une tempête de sable, s’écrase au cœur du Sahara en faisant deux victimes : William Aldrich et Peter Bravos, soit le fils et le gendre du cinéaste ! Pour ajouter à l’humour noir, ils meurent écrabouillés moins d’une minute après avoir été dûment mentionnés au générique, sur le même pied que les vedettes du film (outre Stewart : Richard Attenborough, Hardy Krüger, Peter Finch, Ernest Borgnine, Dan Duryea, George Kennedy, Christian Marquand, etc.) C’est un peu comme si Aldrich moquait le népotisme bien connu du monde du cinéma : oui, j’emploie mes proches comme tout le monde, mais moi je m’en débarrasse dès la première bobine ! En outre, ledit générique parodie par anticipation celui des films catastrophes du genre Airport et leur casting all-star, qui fleuriront quelques années plus tard (en fait, tout le film peut se voir comme une critique anticipée du cinéma catastrophe). Humour et clin d’œil familial à part, tout Aldrich est présent dans ces quelques minutes : ruptures de ton, esthétique du paroxysme, dynamitage des genres et de leurs conventions. Et si The Flight of the Phoenix est sans conteste un film mineur au sein d’une filmographie riche en chefs-d’œuvre, il est passionnant de voir le cinéaste y malaxer quelques-uns de ses thèmes de prédilection : les conditions de survie d’un groupe affrontant une situation-limite, les tensions et les rapports de force au sein de ce groupe, la monomanie poussée jusqu’à la folie et au délire de grandeur (Krüger), l’ambiguïté des conduites d’héroïsme. Le moment où Stewart et Attenborough découvrent le « secret » de Krüger (j’essaie de ne rien révéler) est stupéfiant.

William Aldrich…

… et Peter Bravos, ou ce qu’il en reste après dix minutes de projection.
On a eu la curiosité d’en savoir plus sur le fiston. William Aldrich, nous apprend IMDB, tint des petits rôles dans quatre films de son père et occupa la fonction de producteur associé sur quatre autres. Producteur exécutif de The Sheltering Sky de Bertolucci, il produisit également les remakes de The Flight of the Phoenix et What Ever Happened to Baby Jane ?
Cahiers de l’énergumène

Ce matin à la brocante, les deux premiers numéros des Cahiers de l’énergumène, contenant respectivement un article de Patrick Mauriès sur Bernard Berenson et un essai de Mario Praz sur Winckelmann, qui ont suffi à en motiver l’emplette. Prenant la suite de la revue l’Énergumène, ces Cahiers furent fondés en 1982 par l’historien d’art Gérard-Julien Salvy, auquel on dut par la suite la création des éditions Salvy, d’excellente mémoire. L’esprit de ce semestriel imprimé sur beau papier est cousin de celui du Promeneur. Des inédits de « grands anciens » voisinent des contributions d’auteurs contemporains, le tout entrecoupé d’ensembles sur l’architecture et de portfolios consacrés à des artistes et des photographes. Au sommaire des deux premiers numéros, des textes de Joyce, Isherwood, Gombrowicz, Umberto Saba, Jean Pavans, René de Ceccatty, Jean-Noël Vuarnet, et même la recette du risotto à la milanaise par nul autre que Carlo Emilio Gadda.
J’ai trouvé ici un entretien avec Gérard-Julien Salvy, dont on ne s’étonnera pas de découvrir le cosmopolitisme, la passion de la collection et l’intérêt pour l’histoire du goût.
« L’ordre des lieux conserve l’ordre des choses »
Ci-dessous la belle première page de l’Art de la mémoire, dont je me suis enfin décidé à entreprendre la lecture. Dans cet ouvrage fondamental, Frances A. Yates retrace l’histoire des moyens mnémotechniques de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. Cet art de la mémoire, sous-branche de la rhétorique, inventé par les Grecs puis transmis aux Romains, était destiné à l’origine aux orateurs, auxquels il devait permettre de prononcer de longs discours dans un ordre impeccable. Il consiste à imaginer un lieu à la topographie précise — une maison, un temple, un palais — et à s’y inventer un parcours en plaçant, en des endroits déterminés, des imagines agentes, des images frappantes synthétisant ce qu’on veut dire. Chaque station du parcours représente ainsi un moment du discours. L’orateur, en prononçant celui-ci, n’aura plus qu’à déambuler mentalement dans sa demeure imaginaire pour y retrouver, pièce après pièce, palier après palier, les étapes de son argumentation.
Cette pratique, Frances Yates l’inscrit dans un contexte culturel beaucoup plus large. Au-delà de l’histoire de la mémorisation, l’intérêt de son ouvrage est de montrer que cette méthode était porteuse d’un système de représentation du monde qui n’a pas été sans influencer la philosophie, la cosmogonie et l’art — ne serait-ce que parce qu’elle encourageait, outre l’invention d’un lieu imaginaire, la création d’images. Par exemple, telle fresque de Santa Maria Novella datant du XIVe siècle, le Triomphe de saint Thomas, est conçue comme un vaste système mnémotechnique à la gloire de ce saint, récapitulant ses connaissances et ses vertus. Elle totalise en un seul ensemble pictural tout ce qu’il convient de savoir sur Thomas d’Aquin, en recourant à des images conformes aux traités de la mémoire de l’ordre dominicain, qui en fut le commanditaire. (Yates cite au passage Panofsky, qui apparentait la grande cathédrale gothique à une somme scolastique, dans la mesure où elle est disposée selon « un système de parties homologues et de parties de parties ». La cathédrale serait ainsi un locus memoriae non plus mental mais matériel, « pleine d’images placées dans des lieux bien distribués », qu’on peut arpenter « en vrai »).
Mais ce qui m’a d’abord frappé dans l’extrait ci-dessous, c’est combien la légende attribuant au poète Simonide l’invention de l’art de la mémoire prend l’allure d’un conte fantastique (on songe à Mérimée).
Au cours d’un banquet donné par un noble de Thessalie qui s’appelait Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquinement, Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait demander la différence aux Dieux jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on avertit Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres ; les cadavres étaient à ce point broyés que les parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables de les identifier. Mais Simonide se rappelait les places qu’ils occupaient à table et il put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient généreusement payé leur part du panégyrique en attirant Simonide hors du banquet juste avant l’effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur. Remarquant que c’était grâce au souvenir des places où les invités s’étaient installés qu’il avait pu identifier les corps, il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire.
« Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace. » (Cicéron, De oratore.)
Par une coïncidence curieuse, on a vu deux personnages de séries anglaises récentes pratiquer cet art de la mémoire. Il s’agit de Charles Augustus Magnussen, le maître-chanteur diabolique du troisième épisode de la décevante troisième saison de Sherlock, et d’Élise Wassermann, l’inspectrice quelque peu sociopathe de The Tunnel.

Élise Wassermann (Clémence Poésy) dans The Tunnel.
Le continent perdu
Un rêve borgesien : la colossale bibliothèque de Cincinnati, construite en 1874 (le bâtiment devait abriter à l’origine un opéra), démolie en 1955. Récit et plein d’autres photographies ici. (Merci à CH.)



La poésie ce matin (15)
il restera une clairière vide
un corps étendu dans le coin
gauche à l’orée du bois
sans vie qui rayonne
une fine lumière rosée
sur le corps de la morte prendra
tout
ce sera la morte rêvée
la morte en moi
la descendante
Diane Régimbald, L’insensée rayonne.
Le Noroît/L’Arbre à paroles, 2014.

Kubrick et Queneau
Dans la Petite Cosmogonie portative de Queneau, un raccourci aussi fulgurant que la célèbre ellipse de 2001, l’Odyssée de l’espace faisant raccorder un os préhistorique et un engin spatial :
Le singe (ou son cousin) le singe devint homme
lequel un peu plus tard désintégra l’atome
Premier outil (et première arme) de l’Histoire, l’os que lance en l’air le singe de 2001 contient en puissance tout le devenir technologique de l’humanité. La même idée se retrouve dans les deux vers suivants de la Petite Cosmogonie :
Une branche élaguée amibe de machine
un silex éclaté infusoire d’outil
Le poème de Queneau date de 1950. Kubrick et Arthur C. Clarke en ignoraient certainement l’existence. C’est ce qu’on appelle une belle rencontre.