Benny Golson (1929-2024) en quelques notes

Au saxophone ténor, Benny Golson opérait la fusion de qualités opposées : une des sonorités les plus soyeuses de l’histoire du jazz, au charme enveloppant, un phrasé sinueux ; mais aussi une puissance de feu contrôlée, capable d’atteindre une grande intensité. Ses solos témoignaient d’un grand sens du développement musical. Au commencement, tour à tour : une attaque impériale à la Coleman Hawkins ou bien une entrée furtive à pas de chat, comme étonné d’être là ; et puis une montée progressive en intensité, un palier après l’autre.
▸ Five Spot After Dark
▸ Blues-ette
▸ Afternoon in Paris
Instrumentiste, leader, compositeur et arrangeur, c’était un musicien complet. Durant son bref passage chez les Jazz Messengers d’Art Blakey, il eut le temps de donner au groupe quelques-unes de ses pièces emblématiques : le beau Along Came Betty, Blues March, Are You Real? Et de tous les jazzmen de la génération post-parkerienne, il est peut-être celui dont le plus grand nombre de thèmes sont devenus instantanément des standards : Five Spot After Dark, Stablemates, Whisper Not, Killer Joe, Blues on my Mind, I Remember Clifford.
▸ Along Came Betty
▸ Whisper Not, versions instrumentale et vocale
▸ Stablemates

Guy Debord a fait de Whisper Not le leitmotiv mélancolique
de son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978).
C’est que ses compositions se signalent par un grand raffinement harmonique, des finesses d’architecture qui les placent un cran au-dessus du thème de jazz ordinaire en AABA. Un bon exemple en est le merveilleux Step Lightly, avec sa construction A – A– B – A – solos – A’ – B – A, où A’ est une paraphrase du thème A ménageant en souplesse, après les solos, une transition vers la réexposition finale.
▸ Step Lightly
Ces qualités de jeu et d’écriture se retrouvent au sein du Jazztet, l’un des meilleurs combos des années 1960 qu’il codirigea avec Art Farmer. On y retrouve le goût des deux coleaders pour des pièces ouvragées comme des miniatures, bien construites, au punch précis. Le Jazztet m’est toujours apparu comme l’incarnation d’un jazz urbain, aux deux sens de l’épithète : une musique qui sent la ville, les enseignes lumineuses, le pavé luisant, mais aussi une musique empreinte de civilité.
▸ Tonk
À l’époque du Jazztet, Golson enregistra un album à contrainte (on pourrait y voir l’équivalent musical de la boule de neige oulipienne), où s’unissent ses qualités de compositeur, d’arrangeur et d’improvisateur. Take a Number from 1 to 10 comporte dix morceaux, avec un musicien qui s’ajoute à chaque morceau. La première pièce est un solo, la deuxième un duo, la troisième un trio, et ainsi de suite jusqu’à dix.
▸ Impromptune
▸ Little Karin
La brève apparition de Golson dans un club de jazz new-yorkais, à la fin de The Terminal – le joli conte de Noël plutôt sous-estimé de Steven Spielberg –, ménage un moment d’émotion. C’est l’irruption soudaine d’un grain de réalité dans un film qui ne prétend aucunement au réalisme. Car la photographie que conserve précieusement Tom Hanks est authentique, et l’homme dont il recueille enfin, pour remplir un devoir filial, le dernier autographe qui manquait à sa collection, est bien le vrai Benny Golson (et non un comédien), à cette date (2004) l’un des derniers jazzmen encore vivants immortalisés sur le célèbre cliché de 1958.

Art Kane, A Great Day in Harlem, photographie prise le 12 août 1958 pour le magazine Esquire.
Depuis la mort de Golson le 21 septembre, l’immarcescible Sonny Rollins est le dernier musicien vivant à figurer sur cette photo emblématique d’Art Kane, A Great Day in Harlem, réunissant cinquante-sept musiciens de jazz.

Benny Golson, Sonny Rollins et Thelonious Monk.


Chambres

Bruxelles, hôtel du Dôme
Collectionnite

Bargain Hunt, BBC One.
Au coin des excentriques anglais. Ce monsieur collectionne les boutons de manchettes. Il en possède vingt-sept mille paires. Cela le remplit de joie. Christina Trevanion n’en revient pas. Nous non plus.
Chambres

Paris, rue des Haudriettes
Rentrée littéraire
Nous ne commettrons pas l’erreur des romanciers qui se croient tenus, quand ils ont leur titre, d’écrire en supplément le roman lui-même.
Jean Giraudoux
(Source non identifiée.)
La méthode Rohmer

Victorien Daoût, Au travail avec Éric Rohmer. Capricci, 2024.
Excellent livre d’entretiens, fort bien menés par Victorien Daoût, avec trois générations de collaborateurs d’Éric Rohmer : comédiens, assistantes, techniciens, producteurs, conseillers pour les films historiques, une cinquantaine en tout. Il y a, inévitablement, un léger déséquilibre en défaveur de la première époque du cinéaste, celle des Contes moraux, en raison du nombre de disparus. On peut rêver à ce qu’aurait été, aurait-il pu être entrepris des années plus tôt, un livre « complet » incluant des entretiens avec Jean-Claude Brialy, Jean-Louis Trintignant et Nestor Almendros – ces deux derniers, en particulier, ayant montré ailleurs de bonnes capacités d’analyse de leur travail. Rêverie stérile, j’en conviens. Tel qu’il existe, le livre apporte un éclairage très riche sur les méthodes de travail de Rohmer, les constantes et l’évolution dans le temps de sa pratique.
La « méthode Rohmer » repose sur un ensemble coordonné d’éléments. On peut citer :
– Le choix réfléchi de moyens de production adaptés à leurs fins. Au cinéma, la liberté de création est inséparable de l’indépendance financière, et Rohmer s’inventa très tôt – à l’instar de François Truffaut – un système de production sui generis destiné à garantir cette indépendance, où l’économie budgétaire et l’économie narrative se commandent réciproquement.
– Le temps dévolu à la phase de préparation des films participe à cette double économie, tout en allouant au cinéaste la liberté, si nécessaire, d’intégrer l’aléa sur le tournage. L’un de ses traits les plus originaux est la pratique, à partir des Comédies et proverbes, de longs entretiens préalables, enregistrés au magnétophone, avec ses jeunes comédiens inexpérimentés, choisis comme « modèles » (en un sens très différent du modèle bressonien), destinés autant à faire connaissance qu’à nourrir l’écriture de leur rôle.
– Un alliage de respect de la réalité donnée – respect de la topographie des lieux de tournage, appuyé sur des repérages soignés, mais surtout des parcours, des itinéraires, des variations saisonnières, des incidents météorologiques – et de stylisation. Celle-ci se manifeste notamment dans l’attention portée à la cohérence chromatique des films – sensible jusque dans le choix des vêtements et des accessoires. Elle n’en inclut pas moins une dose de pragmatisme. Comme le dit Jean-Baptiste Marot à propos de l’Anglaise et le Duc, « Rohmer avait « un souci [de l’exactitude] historique, sauf quand ça posait trop de problèmes ! »
– La légèreté croissante des tournages, avec des postes de moins en moins spécialisés, chaque membre de l’équipe étant peu ou prou multitâches.
– Un goût constant de l’expérimentation, qui a permis à Rohmer de se renouveler dans la continuité : depuis des tournages à micro-budget en équipe réduite, avec un scénario s’écrivant au jour le jour (le Rayon vert), jusqu’à une superproduction – à l’échelle rohmérienne – telle que l’Anglaise et le Duc, mobilisant à la fois l’art ancien des toiles peintes et les techniques de pointe, à leur date, en matière de tournage en studio sur fonds verts.
Au fil des entretiens se révèle aussi une personnalité complexe, tour à tour bienveillante et ombrageuse : sa frugalité, ses traits d’espièglerie, ses manies et ses lubies, ses foucades, et par-dessus tout son goût du secret.
L’apparat et le secret

Alain Mérot, Retraites mondaines. Aspects de la décoration intérieure à Paris, au XVIIe siècle. Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990.
Spécialiste du XVIIe siècle, Alain Mérot est l’auteur de monographies de grand intérêt sur Poussin et Eustache Le Sueur, d’essais fins et nuancés sur le paysage dans la peinture occidentale et sur les avatars de la notion de baroque. Le lire procure un double plaisir : celui de s’instruire au contact d’un excellent historien de l’art ; celui de savourer une prose conjuguant la clarté, la fluidité et l’élégance.
Retraites mondaines porte sur les intérieurs aristocratiques et bourgeois parisiens du Grand Siècle. L’ouvrage est né d’une frustration. Faute de traces matérielles et de descriptions précises, se faire une idée juste de ces intérieurs relève de la gageure. Les ensembles d’époque conservés en l’état sont rarissimes : « Destructions, démembrements ou du moins remaniements ont fait leur œuvre. Dès qu’un décor ne répondait plus au goût du jour, on le remplaçait par un nouveau. » En outre, la fréquentation de ces quelques sites préservés peut donner une impression trompeuse : « Jugeant aujourd’hui la décoration du Grand Siècle à partir d’éléments fixes qui ont pu survivre, comme les lambris, nous avons trop tendance à oublier, devant les pièces nues, froides et sonores que nous visitons, l’importance extrême [des] matériaux d’isolation aujourd’hui disparus : le bois des parquets et des volets, le cuir ou le tissu des tentures, paravents, rideaux et tapis. » Les dessins et gravures sont à considérer avec circonspection « en distinguant les véritables descriptions des transpositions plus ou moins fantaisistes ». La littérature est d’un faible secours. Les scènes d’intérieur jouent un rôle important dans la Princesse de Clèves et les romans de Mlle de Scudéry, mais ces intérieurs sont peu décrits au-delà de quelques épithètes vagues et conventionnelles chargées de poser une ambiance. De même dans les mémoires et les correspondances. Tallemant des Réaux s’extasie devant la loge en saillie sur jardin construite dans le plus grand secret par la marquise de Rambouillet, il rapporte l’effet de surprise et d’enchantement produit sur les invités de la marquise mais ne dit rien du cabinet lui-même, de son décor et de son mobilier 1. Restent les catalogues d’artisans, les pièces d’archives : contrats, marchés, inventaires après décès.
Cette documentation lacunaire a commandé la conception de l’ouvrage. Plutôt que d’écrire une monographie discursive, Mérot procède par courts chapitres évocateurs envisageant tour à tour un élément du décor – lambris, cheminées, plafonds, miroirs… – ou un trait esthétique plus général : la tendance à la saturation décorative par l’abondance des ornements, des couches de matériaux (tissus, tapisseries, rideaux, tapis et autres garnitures), le goût des devises et des emblèmes, de la peinture allégorique, qui concourent à faire du décor un lieu à déchiffrer.
À travers le prisme de l’aménagement intérieur se révèle un moment de l’histoire des mentalités : les valeurs, les aspirations, l’imaginaire d’une société. Le XVIIe siècle marque à cet égard un tournant. Un art d’habiter au féminin se développe, qui recoupe sans s’y réduire la culture de la préciosité. L’ordonnancement des espaces d’habitation se réorganise, « les pièces commencent à se différencier au gré des besoins et des goûts. La disposition en appartements séparés [permet] à chaque membre de la famille de vivre plus ou moins indépendamment sous un même toit ». Les pièces d’apparat prestigieuses continuent de jouer un rôle essentiel dans l’économie mondaine mais l’apparition des cabinets particuliers révèle « un besoin accru d’intimité, de privacy ». Un nouvel équilibre se cherche entre la sphère sociale et la sphère privée, « entre le goût de l’ostentation et celui du secret ».
L’esthétique de la surprise, qui est un des traits du temps, se situe à cette intersection. La surprise, pour se produire, présuppose l’existence d’un secret ; mais elle a besoin d’un public sur lequel opérer. La loge de Zirfée de Mme de Rambouillet, dont on a dit un mot plus haut, apparaît à cet égard comme un lieu emblématique, révélateur d’un topos fort dans l’imaginaire de l’époque, et qui trouve son pendant dans le goût de la littérature précieuse pour les espaces doubles :
Un autre trait remarquable de la loge de Zirfée est son caractère équivoque : elle se trouvait à la fois dans l’hôtel et au-dehors, au bout de l’enfilade des pièces de réception au premier étage et construite en encorbellement au-dessus du jardin. Terrestre et aérienne, réelle et féerique, elle cumule les avantages de la vie de société et de la retraite loin du monde. Elle est donc le modèle construit de ces cabinets doubles dont raffole la littérature de fiction du XVIIe siècle. À double orientation, à double entrée, à double fond, pourrait-on dire, ils offrent au romancier des commodités de toute sorte. Dans Clélie (1656-1660), Madeleine de Scudéry évoque le cabinet d’Amalthée (Mme du Plessis-Guénégaud), qui permet de passer à volonté d’une vue bornée – un jardin intérieur, « commode pour rêver agréablement » – au spectacle du port de Syracuse (entendez : les quais de la Seine), « si bien qu’on est toujours en choix du monde ou de la solitude ». Il y aurait une étude à conduire sur le goût de la romancière pour les miroirs et les fenêtres qui permettent ces ouvertures et ces dédoublements de l’espace où elle situe les aventures, les conversations et les « rêveries » de ses personnages.
1. Tout le contraire du XIXe siècle, époque qui produisit non seulement une surabondance d’objets, fruits de la Révolution industrielle, mais encore une abondance de discours sur la décoration intérieure : descriptions de romanciers tournant à l’inventaire obsessionnel (depuis Balzac jusqu’à Huysmans et aux Goncourt), essais et théories sur le sujet (Edgar Poe et sa Philosophie de l’ameublement, Baudelaire, Edith Wharton et son livre The Decoration of Houses).