Paris
Bruxelles
comment toujours ne pas y revenir marie-thérèse tant de jours tant de jours tant de nuits passées ensemble à entreprendre à faire à défaire les derniers liens de l’avant-nous des nuits à déranger à ranger tous les livres de la bibliothèque décidant un jour que l’ordre alphabétique ne devait pas se faire de gauche à droite mais en toute logique de droite à gauche ayant ainsi devant soi la page couverture de chaque livre en décidant plus tard que l’illogique devrait prévaloir pour quelque temps histoire de mettre de côté quelques dizaines de livres à lire à relire histoire d’établir des catégories par pays d’origine de l’auteur par genres par espèces par sujets par styles par formats par couleurs par épaisseurs par collections
elle grave et feuilletant un livre deux livres dix livres les uns après les autres moi courant d’un côté à l’autre des étagères déplaçant replaçant modifiant les niveaux des planchettes échappant des piles de livres sur un fauteuil m’asseyant pour feuilleter un roman qui avait échappé à mon attention l’ouvrant à la première page et décidant tout à coup de remettre l’opération rangement au lendemain très intéressante l’histoire racontée très passionnante nuit passée sur ces pages découvertes ligne à ligne et bientôt oubliées beaucoup lu trop peu retenu voyons comment s’appelait-il le détective oui le détective dans ce roman que je lisais un soir il y a deux ans la quatrième ou cinquième fois de mois en mois ne jamais reconnaître l’ordre des livres mais toujours savoir exactement où se trouve tel ou tel roman tel ou tel traité
parfois même plus la force de nous traîner au lit la chambre tout près des grands sourires endormis étendus sur le tapis sur les fauteuils les bras et les jambes parmi les livres fumant une avant-dernière cigarette une dernière cigarette nous encourageant à ne pas dormir tout de suite saouls de papier parlant parlant encore tu m’aimes bien sûr je t’aime je t’aime […]
Michel Beaulieu, Je tourne en rond mais c’est autour de toi,
éditions du Jour, 1969
Beau néologisme.
je la regarde oui lire un livre les yeux fascinés puis remontant parfois sur la page reculant d’un paragraphe sur la page précédente en réalité elle lisait deux ou trois fois le livre dans notre appartement nous vivons enlivrés depuis les quelques livres de poche dont je ne trouvais pas l’autre édition jusqu’aux livres d’architecture son admiration pour l’architecture moderne elle vous citait tous les noms avec la manière de chacun ses caractéristiques je n’aime pas les livres aujourd’hui je déteste les livres mais j’y reviendrai dans quelques jours […]
Michel Beaulieu, Je tourne en rond mais c’est autour de toi,
éditions du Jour, 1969
Il existe un vertige philologique. Le génie de Borges fut d’apercevoir qu’il y avait là non seulement sujet à réflexion, mais matière à fiction — et à invention d’un fantastique inédit. Cependant, les spéculations borgésiennes recoupent des questions bien réelles qu’aborde Luciano Canfora dans son essai le Copiste comme auteur — en convoquant d’ailleurs Pierre Ménard dans le cours de sa démonstration.
Quoiqu’il s’appuie sur une érudition considérable, ce petit livre est moins une étude savante qu’une succession de courts aperçus sur un même écheveau de problèmes, envisagés à chaque chapitre à partir d’un angle de vue différent. S’agissant des textes de l’Antiquité classique, la question est de savoir ce qu’on lit et même qui on lit, autrement dit de s’interroger sur les processus de transmission par lesquels les textes anciens nous sont parvenus. Ces questions sont loin d’être récentes. Tels érudits du IVe siècle se la posaient déjà à propos de textes vieux pour eux de huit cents ans, ce qui donne une idée de l’abîme qui nous sépare de ces derniers. De la tradition orale au codex en passant par les rouleaux de papyrus, chacun sait que les textes anciens ont connu une histoire mouvementée : copiés et recopiés avec tous les risques d’erreurs qui s’ensuivent, ils furent remaniés, altérés, cités, traduits, abrégés, compilés, détruits, reconstitués… Le travail du philologue, suppose-t-on alors, consisterait à reconstituer patiemment, par la comparaison des diverses variantes conservées, leur généalogie de manière à remonter jusqu’à l’archétype le plus sûr. Or, les choses ne sont pas si simples.
Loin d’avoir été linéaire et verticale, la transmission des textes s’est effectuée de manière oblique et polycentrée, si bien que la notion même d’archétype apparaît illusoire. D’une part, l’intervalle entre ces archétypes et la date de composition de l’œuvre peut être immense, et les altérations les plus importantes surviennent généralement au début de la vie d’un texte. D’autre part, le manuscrit identifié comme archétype pourra n’être qu’une copie parmi d’autres qui aura eu la chance « arbitraire » de survivre. L’une des raisons en est la fragilité des lieux de collecte et d’archivage que furent les grandes bibliothèques comme celle d’Alexandrie, plus riches mais aussi plus vulnérables parce que plus fréquemment sujettes aux pillages et aux destructions que des bibliothèques privées situées à la périphérie des grandes cités. Ce sont donc de celles-ci que nous tenons souvent les copies les plus anciennes, qui ne sont pas forcément les plus fiables.
Plus fondamentalement, les notions d’auteur et de création originale sont des inventions modernes, et il y a quelque anachronisme à les appliquer à l’Antiquité et au Moyen Âge, où elles recouvraient des réalités beaucoup plus instables et mouvantes. Dans l’Antiquité, un « manuscrit » original pouvait n’être rien d’autre qu’un ensemble de notes, de feuillets servant de support à un enseignement oral, de sorte qu’au moment de la première transmission, il y eut d’emblée multiplication d’interprétations, de variantes et de ramifications, donnant lieu à plusieurs versions d’une même « œuvre ». Au passage, Canfora pointe la dimension collective du mode de composition des textes, en rappelant que certains corpus philosophiques des écoles platoniciennes ou aristotéliciennes furent élaborés, au sein de cercles d’érudits, par des communautés de lecteurs. Dès lors, le copiste cesse d’être ce scribe ignorant qui dénature, en le recopiant, un texte qu’il ne comprend pas ; il faut plutôt l’envisager comme son premier éditeur (au sens anglais : editor et non publisher). La copie ne fut pas seulement le vecteur de la transmission des textes; elle appartient de plein droit au processus de leur élaboration.
Luciano CANFORA, le Copiste comme auteur (2002). Traduit de l’italien par Laurent Calvié et Gisèle Cocco. Anacharsis, « Essais », 2012, 124 pages.
Élisabeth Dayre (1860-1933) épousa en 1899 le poète symboliste Gustave Kahn. Ses nombreuses liaisons antérieures avec des écrivains (Saint-Pol Roux, Jean Moréas, Rodolphe Darzens, et l’on en passe) l’avaient fait surnommer « La Petite Anthologie ».
Un peu plus tard, dans Dimanche à Pékin, un fondu enchaîné nous transporte, en un mouvement typiquement markerien, de l’image d’un lieu à ce lieu.
Et voici ce que dit le commentaire :
Je rêvais de Pékin depuis trente ans sans le savoir. J’avais dans l’œil une gravure de livre d’enfant sans savoir où c’était exactement.
C’était exactement à Pékin : l’allée qui conduit au tombeau des Ming. Et un beau jour, j’y étais. C’est plutôt rare de pouvoir se promener dans une image d’enfance.
Pouvoir se promener dans une image d’enfance : bon sang, mais c’est déjà la Jetée !
L’Ambassade
Certains films se révèlent après coup comme la bande-annonce d’une œuvre à venir. Par exemple, Dimanche à Pékin de Chris Marker (1956).
Vous avez peut-être vu l’Ambassade du même Marker (1975). Ce court métrage sans nom d’auteur se présente comme un film Super 8 amateur. On y voit des opposants politiques trouver refuge en pagaille dans une ambassade après un coup d’État. Ils y séjourneront quelque temps. Le pays n’est jamais nommé. On subodore à certains indices qu’il s’agit d’une dictature d’Amérique latine, probablement le Chili après le coup d’État de Pinochet. Pellicule rayée, image tremblante, coups de zoom maladroits, mouvements d’appareil et montage heurtés : tout suggère le document tourné à chaud. À la fin du film, on évacue les réfugiés. La caméra panote alors vers le ciel et l’on découvre… la tour Eiffel, dans le lointain, au crépuscule. Le pseudo-reportage n’était qu’une géniale supercherie filmée à Paris, moquant la confiance bête que nous prêtons aux images pour peu qu’elles adoptent l’apparence d’un documentaire.
Or, cet effet, j’ai eu la surprise de le retrouver au début de Dimanche à Pékin, tourné quelque vingt ans plus tôt, que je n’avais pas revu depuis des lustres et dont j’avais à peu près tout oublié, si ce n’est une vague impression d’ensemble, et le souvenir de couleurs magnifiques, vives et saturées, typiques des pellicules Eastmancolor.
Au début du film, la caméra panote sur diverses babioles chinoises étalées en désordre sur un balcon. Là-dessus, un rapide mouvement ascendant nous découvre la tour Eiffel dans l’embrasure d’une fenêtre. Nous nous croyions à Pékin ; mais non, nous étions encore à Paris. Le documentaire, chez Marker, est toujours réflexion sur le documentaire, ce que confirmera Lettres de Sibérie (1958) et sa célèbre séquence reprise trois fois de suite avec trois commentaires différents, histoire de montrer qu’on peut faire dire à peu près ce qu’on veut à des images : le premier commentaire est de type propagande communiste, le deuxième de type propagande anti-communiste, le troisième aussi neutre que possible mais en fait pas si neutre que cela, la neutralité étant en tout état de cause impossible.
Dimanche à Pékin