Compensation

— Que voulez-vous boire ?
— Moi, tu connais mes vices. Whisky-Vichy. Ça te dit, Frédéric ?
— Ah oui, tiens, c’est… c’est amusant. Jamais goûté.
— Une idée à moi. Le whisky n’est pas idéal pour le foie. Alors je compense avec du Vichy.

Luc Dellisse, Foudre. Éditions nocturnes, 1989.


lundi 25 novembre 2013 | Le coin du Captain Cap | Aucun commentaire


Sortie de presse

Ma nouvelle l’Homme à l’anorak jaune, traduite en anglais par Edward Gauvin, paraît dans l’anthologie annuelle Best European Fiction publiée par Dalkey Archive Press.

Les autres auteurs au sommaire sont Rui Manuel Amaral, Kjell Askildsen, Katya Atanasova, Xurxo Borrazas, Éric Chevillard, Jens Dittmar, Guram Dochanashvili, Nina Gabrielyan, Elvis Hadzic, Vladimír Havrilla, Olja Savicevic Ivancevic, Vladimir Kozlov, Herkus Kuncius, Vesna Lemaic, Óskar Magnusson, Mox Makela, Ioan Manascurta, Tom Mccarthy, Susana Medina, Robert Minhinnick, Krystian Piwowarski, Christoph Simon, Lena Ruth Stefanovic, Yuriy Tarnawsky, Emil Tode, Vlada Urosevic et Inga Zholude.

J’en profite pour signaler qu’Edward Gauvin a eu l’heureuse idée de traduire le Mécanicien et autres contes de l’éminent pataphysicien et rousselâtre Jean Ferry (publié chez Gallimard par Paulhan en 1953 dans la belle collection Métamorphoses, réédité en 2011 chez Finitude). L’une des nouvelles du recueil, le Tigre mondain, eut les honneurs de l’Anthologie de l’humour noir de Breton. The Conductor and Other Tales est publié chez Tam Tam Books, sous la houlette de mon collègue bathyscaphandrier Tosh Berman — comme on se retrouve ! Que l’anglais ou le français soit votre langue maternelle, si vous ne connaissez pas cette petite perle, vous savez ce qu’il vous reste à faire.


lundi 18 novembre 2013 | Actuelles | 1 commentaire


Les centenaires nous fatiguent

On a compté vingt-trois prousteries dans cette vitrine de librairie (dont l’autre moitié était occupée, quelle surprise, par autant de camusages). L’inflation commémorative produit l’effet exactement inverse à celui recherché : indigestion instantanée, envie d’aller voir ailleurs, ferme résolution de ne pas lire Proust, ses notes de blanchisserie, ses exégètes aussi brillants ou prestigieux soient-ils, durant au moins le prochain siècle.

Cela étant, un ami bien intentionné m’a prêté Proust contre Cocteau de Claude Arnaud (Grasset), que j’ai lu avec intérêt. Anecdotiquement, parce que l’auteur ne donne pas dans la proustolâtrie, c’est le moins qu’on puisse dire. Plus fondamentalement, parce qu’il conduit une réflexion fine et nuancée sur les rapports entre la vie et l’œuvre d’un écrivain, qui dépasse le cas particulier de Proust et de Cocteau — dont les relations complexes sont au demeurant fort bien analysées et mises en perspective dans leur époque, sans anachronisme rétrospectif, c’est assez rare pour être souligné. La vieille critique expliquait platement l’œuvre par la vie. Le structuralisme, en sens inverse, voulut établir un cordon sanitaire entre la vie et le Texte avec un grand T afin de prémunir ce dernier, non sans puritanisme théorique, de toute contamination par les miasmes de l’expérience humaine. Le mérite de Claude Arnaud est de montrer que les choses ne sont pas si simples.


mercredi 6 novembre 2013 | Au fil des pages | 1 commentaire


Typo des villes (21)


Paris



Bruxelles


dimanche 3 novembre 2013 | Typomanie | Aucun commentaire


Saouls de papier

comment toujours ne pas y revenir marie-thérèse tant de jours tant de jours tant de nuits passées ensemble à entreprendre à faire à défaire les derniers liens de l’avant-nous des nuits à déranger à ranger tous les livres de la bibliothèque décidant un jour que l’ordre alphabétique ne devait pas se faire de gauche à droite mais en toute logique de droite à gauche ayant ainsi devant soi la page couverture de chaque livre en décidant plus tard que l’illogique devrait prévaloir pour quelque temps histoire de mettre de côté quelques dizaines de livres à lire à relire histoire d’établir des catégories par pays d’origine de l’auteur par genres par espèces par sujets par styles par formats par couleurs par épaisseurs par collections

elle grave et feuilletant un livre deux livres dix livres les uns après les autres moi courant d’un côté à l’autre des étagères déplaçant replaçant modifiant les niveaux des planchettes échappant des piles de livres sur un fauteuil m’asseyant pour feuilleter un roman qui avait échappé à mon attention l’ouvrant à la première page et décidant tout à coup de remettre l’opération rangement au lendemain très intéressante l’histoire racontée très passionnante nuit passée sur ces pages découvertes ligne à ligne et bientôt oubliées beaucoup lu trop peu retenu voyons comment s’appelait-il le détective oui le détective dans ce roman que je lisais un soir il y a deux ans la quatrième ou cinquième fois de mois en mois ne jamais reconnaître l’ordre des livres mais toujours savoir exactement où se trouve tel ou tel roman tel ou tel traité

parfois même plus la force de nous traîner au lit la chambre tout près des grands sourires endormis étendus sur le tapis sur les fauteuils les bras et les jambes parmi les livres fumant une avant-dernière cigarette une dernière cigarette nous encourageant à ne pas dormir tout de suite saouls de papier parlant parlant encore tu m’aimes bien sûr je t’aime je t’aime […]

Michel Beaulieu, Je tourne en rond mais c’est autour de toi,
éditions du Jour, 1969


vendredi 1 novembre 2013 | Bibliothèques | Aucun commentaire


Enlivrés

Beau néologisme.

je la regarde oui lire un livre les yeux fascinés puis remontant parfois sur la page reculant d’un paragraphe sur la page précédente en réalité elle lisait deux ou trois fois le livre dans notre appartement nous vivons enlivrés depuis les quelques livres de poche dont je ne trouvais pas l’autre édition jusqu’aux livres d’architecture son admiration pour l’architecture moderne elle vous citait tous les noms avec la manière de chacun ses caractéristiques je n’aime pas les livres aujourd’hui je déteste les livres mais j’y reviendrai dans quelques jours […]

Michel Beaulieu, Je tourne en rond mais c’est autour de toi,
éditions du Jour, 1969


mercredi 30 octobre 2013 | Bibliothèques | Aucun commentaire


De la copie comme création

Il existe un vertige philologique. Le génie de Borges fut d’apercevoir qu’il y avait là non seulement sujet à réflexion, mais matière à fiction — et à invention d’un fantastique inédit. Cependant, les spéculations borgésiennes recoupent des questions bien réelles qu’aborde Luciano Canfora dans son essai le Copiste comme auteur — en convoquant d’ailleurs Pierre Ménard dans le cours de sa démonstration.

Quoiqu’il s’appuie sur une érudition considérable, ce petit livre est moins une étude savante qu’une succession de courts aperçus sur un même écheveau de problèmes, envisagés à chaque chapitre à partir d’un angle de vue différent. S’agissant des textes de l’Antiquité classique, la question est de savoir ce qu’on lit et même qui on lit, autrement dit de s’interroger sur les processus de transmission par lesquels les textes anciens nous sont parvenus. Ces questions sont loin d’être récentes. Tels érudits du IVe siècle se la posaient déjà à propos de textes vieux pour eux de huit cents ans, ce qui donne une idée de l’abîme qui nous sépare de ces derniers. De la tradition orale au codex en passant par les rouleaux de papyrus, chacun sait que les textes anciens ont connu une histoire mouvementée : copiés et recopiés avec tous les risques d’erreurs qui s’ensuivent, ils furent remaniés, altérés, cités, traduits, abrégés, compilés, détruits, reconstitués… Le travail du philologue, suppose-t-on alors, consisterait à reconstituer patiemment, par la comparaison des diverses variantes conservées, leur généalogie de manière à remonter jusqu’à l’archétype le plus sûr. Or, les choses ne sont pas si simples.

Loin d’avoir été linéaire et verticale, la transmission des textes s’est effectuée de manière oblique et polycentrée, si bien que la notion même d’archétype apparaît illusoire. D’une part, l’intervalle entre ces archétypes et la date de composition de l’œuvre peut être immense, et les altérations les plus importantes surviennent généralement au début de la vie d’un texte. D’autre part, le manuscrit identifié comme archétype pourra n’être qu’une copie parmi d’autres qui aura eu la chance « arbitraire » de survivre. L’une des raisons en est la fragilité des lieux de collecte et d’archivage que furent les grandes bibliothèques comme celle d’Alexandrie, plus riches mais aussi plus vulnérables parce que plus fréquemment sujettes aux pillages et aux destructions que des bibliothèques privées situées à la périphérie des grandes cités. Ce sont donc de celles-ci que nous tenons souvent les copies les plus anciennes, qui ne sont pas forcément les plus fiables.

Plus fondamentalement, les notions d’auteur et de création originale sont des inventions modernes, et il y a quelque anachronisme à les appliquer à l’Antiquité et au Moyen Âge, où elles recouvraient des réalités beaucoup plus instables et mouvantes. Dans l’Antiquité, un « manuscrit » original pouvait n’être rien d’autre qu’un ensemble de notes, de feuillets servant de support à un enseignement oral, de sorte qu’au moment de la première transmission, il y eut d’emblée multiplication d’interprétations, de variantes et de ramifications, donnant lieu à plusieurs versions d’une même « œuvre ». Au passage, Canfora pointe la dimension collective du mode de composition des textes, en rappelant que certains corpus philosophiques des écoles platoniciennes ou aristotéliciennes furent élaborés, au sein de cercles d’érudits, par des communautés de lecteurs. Dès lors, le copiste cesse d’être ce scribe ignorant qui dénature, en le recopiant, un texte qu’il ne comprend pas ; il faut plutôt l’envisager comme son premier éditeur (au sens anglais : editor et non publisher). La copie ne fut pas seulement le vecteur de la transmission des textes; elle appartient de plein droit au processus de leur élaboration.

Luciano CANFORA, le Copiste comme auteur (2002). Traduit de l’italien par Laurent Calvié et Gisèle Cocco. Anacharsis, « Essais », 2012, 124 pages.


mardi 22 octobre 2013 | Au fil des pages | 1 commentaire