Typo des villes (18)






Liège


jeudi 11 juillet 2013 | Typomanie | Aucun commentaire


Accident

Les faits sont connus. En 1957, Françoise Sagan se flanque dans le fossé avec son Aston Martin, et avec Bernard Frank par la même occasion. Elle sera hospitalisée dans un état critique, avec des fractures multiples du crâne, du thorax et du bassin. Frank raconte l’épisode vingt ans plus tard dans Solde. Quiconque a vécu un accident de voiture s’y reconnaîtra : le temps qui passe très vite et très lentement à la fois, le curieux détachement qui vous sépare de vous-même, les pensées terre-à-terre qui vous traversent l’esprit. Sachant l’importance considérable qu’auront tenue les repas dans la vie du chroniqueur, on adore la chute.

En avril 1957, étant venu oublier un mois d’hôpital dans le moulin de Dior à Milly-la-Forêt, le lendemain de mon arrivée je me retrouvai sur l’étroite banquette arrière d’une Aston Martin qui alla culbuter capricieusement dans un fossé avant d’aller finir sa course dans un champ, roues tournées vers le ciel. Ce qui me frappa alors, c’est le temps incroyable que met un accident avant de se coaguler : au moins quinze secondes. Cette lourde voiture dérapa d’abord vers le côté gauche de la route où se trouvaient les poteaux télégraphiques et des monticules de cailloux, le changement de vitesse tenu par une main que, de ma place, j’avais le loisir de regarder en toute tranquillité la fit revenir vers le côté droit qu’elle n’aurait jamais dû quitter. J’eus le temps de me dire d’une façon toute banale — mais la sensation ne l’était pas — que ça y était, que j’allais entrer dans ce qui n’arrive jamais qu’aux autres, et, comme nous étions secoués comme des pruniers, je me souvins de ces voitures tamponneuses où j’aimais aller enfant lors de la fête de Neuilly. Il me fallait, comme en ce temps-là, serrer les mâchoires, rester imperturbable sous le choc, et rien ne m’arriverait : effectivement, la voiture avait beau tressauter, mon crâne tenait bon, mes bras, mes jambes, ma poitrine tenaient bon, je ne sentais rien, je ne sentais plus rien et, quand la voiture eut fini ses galipettes, je trouvai sans difficulté une issue à travers toile et roue. Je regardai mon Sagan qui semblait coincée sous le volant, qu’y pouvais-je ? et j’allai me coucher dans le fossé comme le prince André après la bataille. Quoique Sagan eût des chances raisonnables de mourir étouffée, que moi-même j’avais un de mes os qui s’était pulvérisé dans le col de l’humérus, trois ou quatre côtes fêlées, un visage qui allait peu à peu devenir celui d’un boxeur qui ne remontera pas de sitôt sur le ring, mes pensées n’arrivaient pas à dépasser le stade du : le déjeuner n’aurait pas lieu !

Bernard Frank, Solde, Flammarion, 1980.


mercredi 3 juillet 2013 | Grappilles | Aucun commentaire


Courir les rues

Raymond Queneau avait la gentillesse de me recevoir le samedi. Souvent, au début de l’après-midi, de Neuilly nous revenions tous deux sur la rive gauche. Il me parlait d’une promenade qu’il avait faite avec Boris Vian jusqu’à une impasse que presque personne ne connaît, tout au fond du XIIIe arrondissement, entre le quai de la Gare et la voie ferrée d’Austerlitz : rue de la Croix-Jarry. Il me conseillait d’y aller. J’ai lu que les moments où Queneau a été le plus heureux, c’était quand il se promenait l’après-midi parce qu’il devait écrire des articles sur Paris pour l’Intransigeant. Je me demande si ces années mortes que j’évoque ici en valaient la peine. Comme Queneau, je n’étais vraiment moi-même que lorsque je me retrouvais seul dans les rues, à la recherche des chiens d’Asnières. J’avais deux chiens en ce temps-là. Ils s’appelaient Jacques et Paul. À Jouy-en-Josas, en 1952, nous avions une chienne, mon frère et moi, qui s’appelait Peggy et qui s’est fait écraser, un après-midi, rue du Docteur-Kurzenne. Queneau aimait beaucoup les chiens.

Il m’avait parlé d’un western au cours duquel on assistait à une lutte sans merci entre des Indiens et des Basques. La présence des Basques l’avait beaucoup intrigué et l’avait fait rire. J’ai fini par découvrir quel était ce film : Caravane vers le soleil. Le résumé indique bien : les Indiens contre les Basques. J’aimerais voir ce film en souvenir de Queneau dans un cinéma que l’on aurait oublié de détruire, au fond d’un quartier perdu. Le rire de Queneau. Moitié geyser, moitié crécelle. Mais je ne suis pas doué pour les métaphores. C’était tout simplement le rire de Queneau.

Patrick Modiano, Un pedigree, Gallimard, 2005.

La jeunesse de Modiano, telle qu’il la raconte dans Un pedigree comme pour s’en défaire une fois pour toutes, ressemble à l’un de ses romans. On le voit grandir dans un monde interlope et ne rien comprendre à ce qui lui arrive, balloté entre des parents qui ne songent qu’à se débarrasser de son encombrante personne — tantôt en le confiant à des connaissances de province, tantôt en l’enterrant dans des pensionnats lugubres —, ou bien à le taper dès qu’il a trois francs en poche. Le père, qui a vécu de marché noir pendant la guerre, brasse des affaires mystérieuses et louches, la mère fait une petite carrière de comédienne de théâtre. Un frère meurt très jeune, de maladie ou d’un accident, on ne sait — cette perte l’affecte profondément, mais Modiano ne s’appesantit là-dessus pas plus que sur le reste. Des personnages épisodiques, dont ne subsistent qu’un nom, une silhouette et une adresse, apparaissent et disparaissent comme des fantômes. Bientôt viendra le temps de l’errance et des fugues, une échappée à Vienne où il fête ses vingt ans, les séjours dans des hôtels miteux. Modiano traverse ces épisodes avec le sentiment d’être le passager clandestin de sa propre existence : « Les événements que j’ai vécus jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence — ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. » On songe parfois, avec une tonalité différente, aux premiers chapitres du Tout sur le tout d’Henri Calet. Je ne mords pas toujours, loin de là, aux romans de Modiano, mais ses récits (voir aussi Dora Bruder) sont décidément admirables.


lundi 1 juillet 2013 | Grappilles | 9 commentaires


Le chaos des JO


Repérée avec retard grâce à la cérémonie des BAFTA, Twenty Twelve est sans doute la meilleure comédie à nous être parvenue récemment d’outre-Manche. Les Anglais sont passés maîtres au petit jeu qui consiste à mettre en fiction la réalité immédiatement contemporaine. On se souvient de The Deal de Stephen Frears, ou encore de l’ouverture magistrale de House of Cards, anticipant de peu la démission réelle de Margaret Thatcher. Diffusés en 2011 et 2012 sur la BBC durant la préparation (triomphale) des Jeux olympiques de Londres, les treize épisodes de Twenty Twelve racontent… la préparation (catastrophique) des JO de Londres. Quand on se rappelle à quel branle-bas officiel et médiatique donna lieu cet « événement » outre-Manche, on ne peut que goûter cet exercice d’autodérision en temps réel, auquel se sont prêtées, beaux joueurs, quelques personnalités qui apparaissent ponctuellement dans leur propre rôle.

Comme The Office et The Thick of It, la série adopte la forme d’un faux reportage tourné caméra à l’épaule. Chaque épisode suit durant une semaine les faits et gestes des cinq membres de l’Olympic Deliverance Commission, qui sont tous peu ou prou une illustration vivante du principe de Peter. Leur conduite est un festival de management incompétent qui vérifie la vieille maxime suivant laquelle un chameau est un cheval dessiné par un comité.

Pour autant, l’intelligence de la série est de ne jamais forcer le rire. On n’est pas dans le registre de la parodie, mais plutôt — et c’est beaucoup plus fin — dans celui de la satire reposant sur une légère exagération de la réalité, qui suscite moins la franche hilarité qu’un sourire parfois inconfortable. Il nous plaît par ailleurs que cette comédie de l’inaptitude soit aussi une comédie du langage. Scénariste et réalisateur réputé de People Like Us (autre mockumentary, centré celui-là sur un interviewer incapable), John Morton est non seulement un excellent observateur des comportements humains, mais un dialoguiste hors pair (chaque échange est millimétré, à la moindre hésitation, au moindre mot phatique près, pour avoir l’air improvisé), doué d’une oreille imparable pour épingler le verbiage contemporain : la langue de bois des décideurs (et l’aplomb sidérant avec lequel ils pratiquent en permanence le déni de réalité), l’euphémisation politiquement correcte, l’inanité de la pensée positive, la novlangue de la communication, le blabla creux des réunions de comité. Côté distribution, on a plaisir à retrouver Hugh Bonneville, épatant dans un emploi radicalement différent de son rôle dans Downton Abbey. Vous adorerez avoir envie de foutre des baffes à Jessica Hynes, parfaite en chargée de com inepte et branchée à peine caricaturale (on a tous croisé des Siobhan Sharpe dans nos vies). À l’arrière-plan, Olivia Colman excelle en petite secrétaire industrieuse et effacée qui couve maternellement son patron en le gavant de nourriture. Les allergiques au sport peuvent y aller en toute confiance : les JO ne sont au fond ici qu’un prétexte à dépeindre les ratés inhérents à tout système de décision bureaucratique et le chaos quotidien qu’engendre l’organisation de n’importe quel méga-événement. À petites doses, c’est un régal.




Totò au Nouvel An


Anna Magnani en fausse blonde et Totò dans Larmes de joie

Nul « joker », pas même les Marx Brothers, n’a à ce point imposé sa seule présence physique comme une signature dans ses prestations : le comique de W.C. Fields était largement d’essence verbale. Mais que Totò apparaisse sur l’écran, l’espace s’ordonne autour de lui.

Gérard Legrand 1

On ne saurait mieux dire, et c’est particulièrement flagrant dans Larmes de joie de Mario Monicelli (Risate di gioia, 1960), en reprise en France dans une belle copie. Oui, Totò (de son vrai nom Antonio Focas Flavio Angelo Ducas Comneno di Bisanzio De Curtis Gagliardi, rien que ça) est ce comique génial dont la simple présence est en soi captivante, même quand il a l’air de ne rien faire ; et l’espace se recompose véritablement autour de sa personne, si souveraine est sa manière d’habiter un plan et d’incarner son personnage jusqu’au bout des ongles. C’est d’autant plus évident dans Larmes de joie que le comédien, alors âgé de soixante-deux ans, vient d’entamer la dernière partie de sa carrière et que son tempo s’est quelque peu ralenti, de sorte qu’on aperçoit plus aisément le comédien au travail, ce qu’il est en train de faire et comment il s’y prend. Rien, pas même tel frémissement de paupière subliminal alors qu’il est au second plan, ne paraît chez lui laissé au hasard, tout est sous contrôle et se manifeste pourtant sous les auspices de la plus parfaite spontanéité. C’est magnifique à voir, et doucement euphorisant.

Quant au film, lointainement inspiré de deux nouvelles de Moravia, on se demande par quel mystère il était passé presque inaperçu, car il compte parmi les grandes réussites de Monicelli. Trois personnages s’y croisent, se perdent et se retrouvent durant la nuit de la Saint-Sylvestre : une figurante de Cinecittà (Anna Magnani), un vieux cabot sans le sou (Totò) et un voleur mondain (le jeune Ben Gazzara) dont les stratagèmes seront constamment contrariés. Le film adopte la forme d’une dérive nocturne dans Rome, propice à une peinture exacte de l’Italie du miracle économique et de l’euphorie consumériste (en quelques plans de grands magasins gorgés de marchandises et de vitrines illuminées de fêtes de fin d’année, tout est dit), ainsi qu’à une traversée de toutes les couches de la société, des trattoria aux dancings, du petit peuple romain trimballé dans le dernier métro aux invités huppés d’une réception d’ambassade. Multipliant les rencontres, les digressions et les bifurcations imprévues, la trame paraît dans ses meilleurs moments s’inventer librement sous nos yeux, et si cela se paie d’une mise en place et de transitions parfois laborieuses, cela nous vaut de purs moments de grâce, Monicelli excellant à capter — entre autres choses — le sentiment d’étrangeté et d’esseulement profonds qui peuvent vous étreindre durant les nuits de réjouissances obligatoires au sein d’une foule qui ne songe qu’à s’amuser, ou en déambulant aux petites heures dans des quartiers absolument déserts.

On a rapproché Larmes de joie de la Dolce Vita et c’est bien vu, le Monicelli pouvant être considéré comme la version comédie romaine du Fellini sorti quelques mois plus tôt. (Les deux films partagent le même responsable des décors et des costumes, Piero Gherardi.) Les scénaristes (Suso Cecchi D’Amico, Age et Scarpelli) en étaient nécessairement conscients, puisqu’ils ont glissé une allusion moqueuse au film de Fellini — en tant qu’il a instantanément produit une image iconique de Rome, aussitôt diffusée internationalement. Dans une scène, un Américain ivre mort veut entraîner la Magnani pour un bain de minuit dans la fontaine de Trevi. « Maudit cinéma ! », s’exclame Magnani, et l’on notera que sous sa perruque blonde, elle apparaît alors comme une parodie d’Anita Ekberg. Ce n’est pas la seule finesse référentielle du film : les photos du passé illustre de Totò punaisées dans sa chambre suggèrent qu’à cette date le comédien a achevé de se confondre avec sa persona ; pour sauver sa peau, Magnani, prise d’une inspiration subite, rejouera dans la réalité une scène qu’on l’a vue auparavant interpréter sur un plateau de Cinecittà. Le film propose enfin la confrontation de deux styles de jeu : deux monstres sacrés du cinéma italien, Magnani et Totò, versus un jeune Américain nerveux formé à l’Actor’s Studio, Gazzara. Au total, Larmes de joie enchante par son mélange de registres, et l’ensemble est soutenu par une belle photographie de Leonida Barboni et une invention visuelle à laquelle ne nous a pas toujours habitués Monicelli : superbe lâcher de ballons inaugural sur une foule de fêtards, déluge de confettis dans le dancing tapissé de miroirs qui multiplient l’espace à l’infini.

 

P.-S. : 1. Spécial copinage : mon ami René Marx est l’auteur de la seule monographie en français sur Totò, Totò, le rire de Naples (éditions Henri Berger), vivement recommandée. J’en aurais volontiers cité un extrait, mais c’est le chantier ici et c’est toujours quand on a besoin d’un livre qu’on ne le retrouve pas.
2. Y aura-t-il un jour un éditeur de DVD assez intrépide pour offrir aux non-italianophones des coffrets Totò avec des sous-titres français ? Il se ruinera dans l’opération, nous lui en rendrons d’autant plus grâce.

 

1. Cinémanie, Stock, 1979. Fait significatif, Totò est par exception le seul comédien à avoir une notice au sein du dictionnaire des réalisateurs qui constitue la troisième partie de cet indispensable ouvrage.


jeudi 20 juin 2013 | Dans les mirettes | 1 commentaire


Des mondes qu’on n’imaginait pas

C’est surtout cela que je vois dans la lecture : cette possibilité miraculeuse de sortir de la petite vie, celle qu’on nous impose, et de se trouver tout d’un coup dans des mondes qu’on n’imaginait pas, où on se trouve bien, où on se trouve mal, mais on se trouve ailleurs. C’est toujours un monde plus intéressant que le sien propre. Voilà pourquoi je me suis toujours adonné à la lecture, pourquoi c’est mon occupation principale, encore aujourd’hui.

Maurice Nadeau 1


J’ai rencontré brièvement Maurice Nadeau lors de la parution de son Journal en public, qui se trouvait coïncider avec le quarantième anniversaire de la Quinzaine littéraire. Drôle et plutôt gouailleur, c’était l’homme le plus étranger qui soit à sa propre commémoration — de fait, nous avons parlé de Pascal Pia, et pas du tout de lui. Aussi, le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre, c’est de le lire, et de lire les auteurs innombrables qu’il a contribué à faire connaître. Et puis, comme l’a rappelé opportunément Charles Tatum, de soutenir la Quinzaine littéraire en s’abonnant ou encore, si l’on est en fond, d’adhérer à la société participative des lecteurs et des contributeurs de la QL.
En attendant, pour les amateurs de bibliothèques, voici quelques photos de l’appartement de Nadeau prises il y a deux ans par Laurent Margantin, qui invite généreusement à les faire circuler.


À l’entrée de l’immeuble, la boîte aux lettres dédiée aux livres.






Source : oeuvresouvertes.wordpress.com.

1 Le Chemin de la vie. Entretiens avec Laure Adler, Verdier, 2011. Je le cite parce qu’il est à portée de main mais vous recommande plutôt les entretiens beaucoup plus fouillés et intéressants avec Jacques Sojcher, Une vie en littérature, Complexe, 2002.


mardi 18 juin 2013 | Au fil des pages | 2 commentaires


Chambres


Paris, rue Fontaine


Montréal, rue Saint-Hubert


Roxton Falls


Montréal, rue Waverly


Saint-Eustache


Paris, Hôtel Jean Bart
(en mai et juin 2013)


samedi 15 juin 2013 | Chambres | Aucun commentaire