John Crosby

Qu’attend-on d’un bon polar ? Une intrigue serrée, évidemment, et qui tient en haleine, comme on dit. Mais au-delà, un regard décapant sur le monde actuel et ses turpitudes, porté par une écriture, un ton original. Avec John Crosby, on est royalement servi. Horatio Cassidy, son héros récurrent, est l’un des personnages les plus originaux de la série « grands détectives » de 10/18. Cassidy est un ex-agent de la CIA qui s’est fait virer de cette auguste maison pour des motifs mal élucidés. La vérité est que cet Irlandais brillant et cultivé est un idéaliste sans illusions, si l’on peut dire, qui ne croit ni en dieu ni en diable, un franc-tireur qui ne mâche pas ses mots. Autant de péchés qui ne pardonnent pas dans le monde peu reluisant de l’espionnage. Fin lettré, il enseigne à présent l’histoire médiévale. La CIA fait ponctuellement appel à ses services pour des affaires auxquelles elle ne veut pas être officiellement mêlée, en la personne de Hugh Alison, l’homme qui a survécu à toutes les guéguerres internes de l’Agence parce qu’il maîtrise comme pas un l’art de mouiller les autres en passant lui-même entre les gouttes. Le portrait de ce fonctionnaire de l’espionnage hypocrite et onctueux et fiéffé salopard est particulièrement réussi, et ses échanges à fleurets mouchetés avec Cassidy valent leur pesant de cacahuètes - car Crosby est un dialoguiste hors-pair. C’est aussi un amateur d’intrigues touffues, crédibles sur le fond et peuplées cependant de personnages excentriques et de péripéties hénaurmes, que Cassidy débrouille à sa manière inorthodoxe : à la fois érudit et homme d’action, ce pédagogue anticonformiste puise régulièrement dans ses connaissances en histoire antique et médiévale des leçons de stratégie pour mener à bien les guerres contemporaines. Ce regard surplombant de l’Histoire fait le sel de ces romans qui composent en sous-main une épopée à la fois cruelle, violente et dérisoire de notre temps - ou du temps d’avant-hier, puisque, écrits entre 1979 et 1985, ils se déroulent sur fond de guerre froide finissante, mais les choses ont-elles tellement changé [1]? Le Clou de la saison dépeint notamment la décadence des riches cloîtrés dans un immeuble-bunker pourvu de tous les gadgets de surveillance dernier cri (et bientôt pris d’assaut par des armadas de terroristes). Dans Tu paies un canon ?, un rafiot bourré d’engins explosifs sophistiqués, oublié en rade dans le port de New York, excite la convoitise de puissances diverses (la Syrie, Israël, l’OLP et bien entendu la mafia). Pas de quartier ! s’en prend au trafic de la drogue, fondement de l’économie de régimes latino-américains corrompus jusqu’à la moelle où l’on torture et tue à tout-va - et accessoirement fer de lance de la Realpolitik américaine (la CIA et jusqu’à la Maison Blanche sont mouillées jusqu’au cou). Mais avec tout ça, j’oublierais presque l’essentiel, qui est que ces livres formidablement drôles sont un régal pour l’intelligence, et que leur humour cinglant est source d’une intense jubilation.

1. « Il avait choisi pour sujet la sorcellerie et la place qu’elle occupait dans les sociétés médiévales. Il projetait de ranger le christianisme parmi ces superstitions, classification qui lui avait valu quantité d’ennuis par le passé et qui ne pourrait que lui en valoir davantage encore en cette époque de fanatisme religieux à outrance. Le président des États-Unis n’avait-il pas déclaré qu’il considérait que chaque mot de la Bible était d’inspiration divine ? Il faudra que je rappelle à mes petits monstres, songea Cassidy, que la Bible est la traduction de la traduction d’une traduction et qu’une bonne partie de son contenu a, en fait, été empruntée aux religions païennes par les chrétiens qui en ont fait leur miel au gré de leur fantaisie. » (Tu paies un canon ?).
Écrit sous Reagan, encore plus vrai sous Bush, Jr.

« - Je voulais simplement tenir [le président] au courant. L’opération a commencé. - Il ne veut pas le savoir, dit-elle en lui raccrochant brutalement au nez. Alison rougit et raccrocha à son tour. La nouvelle diplomatie. Le droit de savoir avait constitué le privilège suprême. Sous Reagan était apparu un privilège encore plus grand, celui de ne pas savoir. (Sous Reagan, les États-Unis avaient véritablement entamé des pourparlers avec l’OLP sans en avertir le président. S’ils avaient abouti, le mérite en aurait rejailli sur lui. Sinon, il n’avait jamais été au courant. Mieux encore, il ne s’était rien passé. » (Pas de quartier !)
Celle qui raccroche au nez d’Alison, c’est Harriet Van Fleet, conseillère du président et sosie prémonitoire de Condoleezza Rice (le roman, rappelons-le, a été écrit en 1985).

***

Par ordre de préférence : le Clou de la saison et Pas de quartier ! Ensuite : À la volée. L’intrigue de Tu paies un canon ? est plus faible mais le livre reste d’une lecture plaisante.
Le Clou de la saison et Tu paies un canon ? ont d’abord été publiés par la Série noire avant d’être réédités dans la série « grands détectives » de 10/18, où ont paru directement les deux autres.


Samedi 11 mars 2006 | Rompols |

5 commentaires
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Bonjour, et merci pour - enfin ! - des commentaires sur les aventures hautement réjouissantes d’Horatio Cassidy. Impossible en effet d’en discuter avec qui que ce soit, il semblerait que cette série de bouquins ne soit pas très connue (sauf de tous ceux à qui je les ai prêtés, et qui ne me les ont jamais rendus ! Pas grave, je suis tellement accroc que je les rachète à chaque fois…) Auriez-vous plus d’infos sur CE John Crosby-là ? Mais qui a écrit ces chefs d’œuvre d’humour grinçant, pétris d’intelligence et désespérément crédibles ????
Bien à vous
AG

Commentaire par de guiroye 05.30.10 @ 1:35

Merci de votre mot et ravi que la société secrète des amis de John Crosby compte un nouveau membre.
Voici quelques renseignements tirés des Auteurs de la Série noire de Mesplède et Schleret et de Wikipédia.
John Crosby (1912-1991) est né à Milwaukee (Wisconsin). Il fut grand reporter aux quatre coins du monde, journaliste, critique de radio et de télévision réputé - et volontiers cinglant, semble-t-il, ce qui ne nous étonnera pas - au New York Herald Tribune, chroniqueur pour The Observer. Il anima durant une saison (1957-1958) une émission de télé, The Seven Lively Arts, sur CBS, et on le voit ici présenter brièvement Billie Holiday.
Il a écrit une dizaine de romans. Seule autre traduction française, outre les quatre Horatio Cassidy : Mais où sont passés les F.22 de l’US Air Force ? (Dead Judgement), Trévise, 1980, sur lequel je n’ai pas encore mis la main.

Commentaire par th 06.08.10 @ 10:05

Désolée de cette réponse tardive..C’était mon premier commentaire sur un blog et j’attendais une réponse directement sur mon mail! J’ai donc appris des choses aujourd’hui sur ce nouveau (pour moi..) moyen de communication. Merci, vraiment, pour votre réponse. Pour info, “Mais où sont passés les F.22″ sont dispos actuellement sur AMAZONE ( j’en arrive). Est-ce une nouvelle aventure d’Horatio Cassidy? Je me réjouis à l’avance de le découvrir.

Commentaire par de guiroye 11.04.10 @ 2:41

Les F.22 est antérieur au cycle Cassidy, qui semble bien n’avoir compté que les quatre romans traduits en français.

Commentaire par th 11.07.10 @ 1:16

Hélas trois fois hélas il n’y a donc que 4 romans ayant pour héros Horatio P. Cassidy. Je me rappelle a l’epoque ou ils sont sortis en librairie avoir attendu longtemps et désespérément la sortie d’un nouvel opus… Il n’y en aura donc jamais… La vie est effectivement bien cruelle quelquefois. Merci pour cet article qui me donne envie de relire ces 4 aventures bien réjouissantes.

Commentaire par Michel 05.06.13 @ 10:55



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