À l’aventure

On l’a reconnu dès les premières pages, ce petit frisson dans l’échine qui vous avertit que ce ne sera pas un livre comme les autres ; que sa lecture sera une aventure où tout peut arriver – non seulement aux personnages, mais à la forme romanesque elle-même. Ada ou l’Ardeur est la dernière œuvre majeure de Nabokov, celle pour laquelle il voulait que la postérité se souvienne de lui. On sent qu’il ne s’est rien refusé. Le roman se présente comme une parodie de saga familiale à la russe, écrite dans un style volontairement entortillé où abondent les crochets, les détours, les parenthèses digressives. C’est, en outre, un festival intertextuel : Tolstoï cité dès le premier paragraphe (un peu plus loin : Jane Austen, Marcel Proust…), appareil critique fictif dû à une certaine Vivian Darkbloom (anagramme de Vladimir Nabokov). Bien. On croit avoir identifié le code de lecture, on se cale dans les rails, on ressent la gourmandise narrative de Nabokov, on partage sa jubilation. Mais l’aventure ne fait que commencer. Car voici qu’une deuxième couche apparaît entre les lignes. Elle nous murmure qu’Ada est en fait un roman de science-fiction situé dans une réalité parallèle, variante extravagante de la nôtre. Et, bien entendu, pour les habitants de cet alter-monde, c’est leur réalité qui est la vraie, et la nôtre une version parallèle, étrange et défectueuse. On n’en est qu’au dixième de ce gros roman. Quelles surprises nous attendent encore ?


vendredi 23 décembre 2016 | Au fil des pages | 3 commentaires


G. P. et G. P.

Les Cahiers de l’Herne consacrent leur dernière livraison à Georges Perec, et c’est justice. Au sommaire, des études, des témoignages, des entretiens. Et puis un copieux ensemble de textes de Perec, inédits ou peu accessibles : une BD entreprise avec son condisciple Bernard Quilliet pour tromper l’ennui des cours d’hypokhâgne, un manuscrit de jeunesse longtemps égaré (Manderre), des lettres adressées à divers correspondants, des textes liés au projet de la Ligne générale ; et enfin, des notes de lecture parues dans la Nouvelle Revue française. Et là, pataquès. Les éditeurs ont confondu deux G. P., et certaines recensions sont en réalité de Georges Perros, comme en fait foi le recueil de notes et notules de Perros paru en 1981 au Temps qu’il fait. Au demeurant, les deux G. P. avaient des centres d’intérêt, une appréhension de la littérature et des styles si éloignés que la différence saute aux yeux.


mardi 20 décembre 2016 | Au fil des pages | 2 commentaires


Prénom Lucien

On doit à Jean-Christophe Napias l’exhumation d’Eugène Marsan, la publication des chroniques de Pierre de Régnier, la remise en circulation du premier livre de Patrick Mauriès devenu introuvable, une anthologie des droodles de Roger Price. C’est dire si cet homme est précieux, et si l’on a acquis de confiance la réédition du Prince des cravates procurée par ses soins. On n’a pas été déçu.

Lucien Daudet est un malchanceux de la littérature. Écrasé par un patronyme illustre, il est de ces figures toujours citées par référence à autrui : fils d’Alphonse et frère du redoutable Léon, ami de Proust et de Cocteau. Le seul de ses livres couramment disponible, comme par un fait exprès, est un choix de lettres de Proust. Au demeurant, ce modeste touche-à-tout (il s’essaya à la peinture avant d’opter pour la littérature) désira rester un amateur à l’écart des intrigues qui assurent le succès littéraire. Son œuvre compte une quinzaine de livres : des romans et des nouvelles, des souvenirs et des biographies (il était toqué de l’impératrice Eugénie) ; mais aussi, plus singulièrement, un recueil de lettres imaginaires, ainsi que des poèmes en prose d’inspiration moderniste parus après la Première Guerre, qui témoignent d’un complet renouvellement de sa manière.

Parue en 1908 dans le Mercure de France, le Prince des cravates est une nouvelle délectable. Son argument ténu aurait pu inspirer Jean de Tinan. Invité à séjourner chez un lord ami de son père, dans les environs de Londres, un jeune gandin fort satisfait de sa personne entreprend, par pure vanité, de séduire l’épouse de son hôte. Il faut dire qu’elle est beaucoup plus jeune que ce dernier, se prénomme Guanhamara et répand un entêtant parfum de rose. En un peu moins de cinquante pages, Daudet se révèle aussi discret satiriste des mondanités que fin psychologue de l’émoi amoureux. Doté d’un trait rapide et sûr, il sait choisir l’adjectif inattendu qui épingle un personnage ou suggère un caractère : voici « une baronne coûteuse et divorcée », un jeune homme « très bien relié dans un vêtement délicieusement gris ». Parce que le récit se déroule en Angleterre et que Daudet a le sens de l’understatement ironique, on songe, pour l’ambiance, à certaines nouvelles de Max Beerbohm, voire même de Cyril Connolly.

Cette édition est chapeautée d’une préface impeccable qui nous rend le personnage Lucien Daudet diablement attachant. Elle s’accompagne d’un dossier comprenant une fort utile bibliographie commentée, deux articles de Proust sur Daudet et un autre de Daudet sur Proust.

Lucien Daudet, le Prince des cravates. La Table ronde, « La Petite Vermillon », 2016, 109 pages.


Lucien Daudet vers 1910


jeudi 3 novembre 2016 | Au fil des pages | 1 commentaire


Un monde complet

Apogée et déclin de Marian Forrester, mariée à un homme nettement plus âgé qu’elle, qui fut un pionnier de la construction des chemins de fer de l’Ouest américain. À Sweet Water, le ménage Forrester jouit d’un prestige enviable. La demeure du couple, perchée sur une colline dominant le village, est le point de ralliement de la bonne société locale, objet d’admiration, plus tard de convoitise. Belle et troublante, alliant à une grâce rayonnante un sens inné de l’hospitalité, Marian règne calmement sur ce petit monde, adorée de tous, secrètement aimée de certains. Au rang de ses admirateurs discrets figure Niel Herbert, dont on fait la connaissance petit garçon, qu’on retrouve plus tard jeune homme intègre et sérieux, après son retour de la grande ville où il a fait ses études. Bien que le récit soit écrit à la troisième personne, presque tout y est vu par les yeux de Niel, et ce point de vue décentré ajoute une touche jamesienne à la narration : importance des non-dits, des regards échangés, des secrets surpris par inadvertance, qui bouleverseront l’image que se faisait Niel de Marian Forrester, cette image première liée pour lui au paradis perdu de l’enfance. Le jugement de Niel procède par nuances et corrections successives ; mais au bout du compte, et c’est ce qui fait la beauté de ce portrait de femme, Marian conservera jusqu’à la fin quelque chose d’insaisissable.

Willa Cather est de ces romancières qui savent, en deux cents pages, vous donner l’impression d’entrer dans un monde complet, saisi dans ses vibrations les plus intimes comme dans ses dehors les plus larges. Les personnages d’Une dame perdue appartiennent à un microcosme social, qui a ses rites et ses usages, sa hiérarchie de classes. Ils sont aussi inscrits dans un espace et une durée. Autour du village, il y a des paysages, une faune et une flore ; au-delà, des villes et la vaste étendue d’un pays. Plus large que la vie quotidienne, il y a le cycle des saisons, le passage du temps, le renouvellement des générations. La destinée malheureuse de Marian Forrester coïncide avec un changement d’époque : l’ère héroïque (et quelque peu idéalisée) des pionniers de l’Ouest cède inexorablement le pas à l’âge ingrat de l’exploitation capitaliste. Cather nous fait profondément sentir tout cela à la fois.

Willa Cather, Une dame perdue (A Lost Lady, 1923). Traduction de Marc Chénetier. Rivages, 1993, 206 p.


vendredi 16 septembre 2016 | Au fil des pages | Aucun commentaire


La femme aux deux visages

— C’est vrai, dit-elle, il y a deux femmes en moi…
— Oui, reprit-il distraitement… deux femmes qui se combattent… et qui, par moments, s’excluent l’une l’autre… deux femmes qui n’ont pas le même sourire. Car c’est le sourire qui diffère dans tes deux images… tantôt naïf et jeune, avec des coins de bouche relevés… et tantôt plus amer et comme désabusé.
— Laquelle aimes-tu le mieux, Raoul ?

La Femme aux deux sourires

La femme, chez Maurice Leblanc, est double. Dans la Comtesse de Cagliostro, récit fondateur de la jeunesse de Lupin, Raoul d’Andrésy oscille entre un amour fleur bleue pour sa cousine Clarisse d’Étigues et un amour-passion dévastateur pour la maléfique et magnifique Joséphine Balsamo. Ce motif, avec des variantes, des atténuations, des déplacements, circule dans toute l’œuvre de Leblanc.

Deux femmes, Régine, actrice, et Arlette, mannequin, partagent l’aventure de Jean d’Enneris dans la Demeure mystérieuse. Deux sœurs, Elizabeth et Rolande, sont mêlées au drame de La Cagliostro se venge. Il y a deux cousines dans l’Aiguille creuse, Suzanne de Gesvres et Raymonde de Saint-Véran, qui sera le grand amour de Lupin. Deux sœurs à nouveau dans la Barre-y-va, Bertrande et Catherine, entre lesquelles balance le cœur de Raoul d’Avenac :

Au fond, peut-être les aimait-il toutes deux, et, en les aimant toutes deux, l’une si pure et si ingénue, l’autre si tourmentée et si complexe, peut-être n’aimait-il qu’une seule et même femme, qui était, sous deux formes différentes, la femme de l’aventure à laquelle il consacrait toutes ses forces et toutes ses pensées.

Une seule et même femme en deux incarnations qui tour à tour se confondent et se distinguent : voilà résumé le tropisme amoureux de Lupin. Il reparaît dans la Femme aux deux sourires, sous la forme de deux demi-sœurs prises l’une pour l’autre, Antonine, la petite provinciale ingénue, et Clara, l’aventurière ardente et tourmentée. Lupin aimera l’une à travers l’image de l’autre 1, le souvenir inoubliable de sa première apparition — exemple singulier, finement analysé par Leblanc, de cristallisation amoureuse.

Deux femmes encore dans la Demoiselle aux yeux verts : l’Anglaise aux yeux bleus, Constance Bakefield, lady cambrioleuse de haut vol, l’émule féminine de Lupin, qui eût fait un adversaire admirable (on croit d’abord que le roman prendra ce chemin) si elle n’avait la mauvaise idée de périr assassinée à la fin du premier chapitre ; et Aurélie, la blonde aux yeux verts, nouvel avatar de l’innocence persécutée 2. Mais voici qu’Aurélie se dédouble à son tour, devient multiple, insaisissable :

Raoul n’en revenait pas. Cela dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer à propos de la demoiselle aux yeux de jade. […] Il ne se lassait pas d’admirer l’étrange créature qu’il n’avait aperçue, depuis la jolie vision initiale, que par éclairs et en des crises d’horreur et d’effroi. C’était une autre femme, chez qui tout prenait caractère d’allégresse et d’harmonie. Et c’était pourtant bien celle qui avait tué et participé aux crimes et aux infamies. C’était bien la complice de Guillaume.
De ces deux images, si différentes, laquelle devait-on considérer comme la véritable ? Raoul observait en vain, car une troisième femme se superposait aux autres et les unissait dans une même vie intense et attendrissante […]

Les deux grands types féminins de la geste lupinienne — la victime innocente, l’aventurière mêlée à des crimes de son plein gré ou à son corps défendant — ressortissent à des stéréotypes de roman-feuilleton. L’originalité de Leblanc est de les avoir fondus en un seul. Son incarnation la plus stupéfiante sera, dans 813, ce monstre formidable qu’est Dolorès Kesselbach.

1 L’image, littéralement. Avant même qu’il la rencontre en chair et en os, Antonine apparaît à Lupin sur l’écran d’un très moderne visiophone, lorsqu’elle sonne par erreur à son appartement. Lupin, en somme, s’éprend d’une image avant de s’éprendre d’une femme, et c’est cette image-écran qui l’empêchera longtemps d’appréhender la vérité.
Notons en passant l’intérêt précurseur de Leblanc pour le cinéma : le Film révélateur, dans les Huit Coups de l’horloge (1923), est peut-être le premier exemple, dans le domaine français, d’emploi du cinéma comme pivot narratif d’un récit de fiction.
2 Cette figure a toujours partie liée avec un secret d’enfance, tantôt oublié, tantôt inavouable (la Barre-y-va, la Demoiselle aux yeux verts, la Femme aux deux sourires).


dimanche 28 août 2016 | Au fil des pages | 2 commentaires


Arsène Lupin, claustrophobe

Claustrophilie de Maurice Leblanc. Abondance des appartements truqués, des souterrains, des corridors dérobés, grâce auxquels le gentleman cambrioleur perpètre ses forfaits, par où il prend la fuite à la barbe de la police (l’Aiguille creuse, Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, la Femme aux deux sourires, l’Écharpe de soie rouge, Herlock Sholmès arrive trop tard, etc.). Claustrophobie de Maurice Leblanc. Abondance des lieux clos où les personnages se retrouvent pris au piège. Dans 813, M. Lenormand et son fidèle Gourel se découvrent prisonniers d’un tunnel dont les deux issues sont barrées. Dans les Dents du tigre, don Luis Perenna est claquemuré dans un passage secret, où il manquera de mourir de faim. Dans la Barre-y-va, Raoul d’Avenac est enseveli dans une cavité, sous les décombres d’une ancienne serre, roulé dans une couverture et ficelé comme un saucisson. L’eau monte inexorablement dans la grotte où Aurélie et Raoul de Limézy ont trouvé refuge (la Demoiselle aux yeux verts) ; et de même dans le souterrain de 813. Cependant, ce n’est pas la noyade qui menace Coralie et le capitaine Belval dans le Triangle d’or, mais l’asphyxie par le gaz, dans la maison aux murs aveugles, aux portes closes, où ils ont été enfermés. Et, plus tard, c’est de sous un tas de sable où on l’a enterrée vivante que Lupin délivrera la malheureuse Coralie ; comme il sauvera de justesse, dans 813, le vieux Steinweg, emprisonné dans un réduit ménagé sous le toit d’une villa et tout près de périr d’inanition.

Toutes ces scènes de claustration ont la puissance du cauchemar. Et chaque fois, un ennemi formidable, invisible et omniscient, agit dans l’ombre et tend ses pièges.


Couvertures : Atelier Pierre Faucheux


samedi 27 août 2016 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Les combattants de l’inutile

Épris de lieux périphériques, Jean Rolin a le chic pour surgir où on ne l’attend pas. On le vit arpenter les villes portuaires de France (Terminal frigo), les abords du golfe Persique (Ormuz), les quartiers de Paris où l’on ne met jamais les pieds (Zones), et bien d’autres endroits encore — autant d’épisodes suggérant que les marges négligées de l’Histoire et de la géographie sont un poste idéal pour observer le monde. Le voici à Peleliu, péripétie dont il semble le premier étonné.

Peleliu est une petite île inhospitalière du Pacifique, en forme de pince de homard, où pullulent les poules sauvages, les volatiles inquiétants au cri disgracieux et une variété de crabes particulièrement agressifs. Durant la Deuxième Guerre mondiale, elle fut le théâtre d’une bataille mineure — et dont il est avéré aujourd’hui qu’elle fut inutile sur le plan stratégique —, qui n’en fut pas moins une effroyable boucherie, des milliers de soldats y ayant été absurdement envoyés au casse-pipe par des gradés déments. C’est aujourd’hui un bout de terre peu peuplé (de cinq cents à sept cents habitants), au relief hostile, où subsistent de nombreux vestiges du conflit : bunkers japonais criblés de balles, carcasses d’avions et chenilles de chars d’assaut mangés par une végétation vigoureuse « engraissée au napalm » ; sans oublier des débris plus modestes, ainsi qu’un squelette, prétendument de soldat, dont l’auteur soupçonne qu’il fut placé là des années plus tard par un des guides plus ou moins fantaisistes qui font visiter l’île aux touristes.

À bicyclette et à pied, Jean Rolin prospecte l’île à la recherche des traces de la bataille, dépeint avec minutie la faune, la flore et le mouvement de la mer, s’égare fréquemment en cours de route, se baigne dans un trou d’eau, nourrit quotidiennement une portée de chiots sans maître, croise des autochtones pittoresques ou inquiétants, rencontre le fils d’un soldat américain, des touristes russes et tchèques venus faire de la plongée sous-marine. Le calme angoissant des lieux, confinant au malaise, contraste avec la violence acharnée des combats qui s’y déroulèrent. Les soldats des deux camps, peut-être parce qu’ils savaient qu’ils ne sortiraient pas vivants de cet enfer, s’y affrontèrent en effet avec une férocité rageuse, qui s’exprima « notamment, de part et d’autre, par la mutilation de cadavres ou la liquidation de prisonniers ». Ce contraste irréel entre le passé et le présent n’en fait que plus vivement ressentir le caractère absurde de cette tuerie pour rien. Il est si frappant qu’il n’est pas besoin d’insister. Ce n’est pas ici, heureusement, qu’on lira des phrases creuses sur le « devoir de mémoire ».

Jean Rolin est passé maître dans l’art du reportage à la première personne, où le regard à juste distance, fait de curiosité et de flegme circonspect, l’information précise, distillée sans lourdeur, s’allient à un humour pince-sans-rire qui vient se loger de manière subreptice au détour de longues phrases sinueuses. Il y a du Robert Capa dans la netteté avec laquelle il donne à voir une bataille oubliée en s’appuyant sur diverses sources livresques (mémoires de vétérans, ouvrages d’historiens, récits littéraires) ; et du Buster Keaton dans la manière dont il se met en scène aux prises avec les menues contrariétés du voyage. Dans son genre inclassable, Peleliu est un petit livre parfait.

Jean Rolin, Peleliu, P.O.L., 2016, 154 p.


samedi 7 mai 2016 | Au fil des pages | Aucun commentaire