Baffo


Campo San Maurizio
De Zorzi ou Giorgio Baffo, qu’admiraient Stendhal, Apollinaire, Desnos et Mandiargues, j’aurais aimé citer ici quelques-uns de mes textes préférés, mais mon exemplaire des Œuvres érotiques (Zulma, préface de Pascal Dibié) semble avoir disparu dans les profondeurs de la bibliothèque. L’édition Zulma reprend la traduction en prose du chevalier de Ribeaucourt (1876). La Musardine a réédité en deux volumes la traduction en vers d’Alcide Bonneau publiée en 1884 par Isidore Liseux. Enfin, le poète Maurice Regnault (1928-2006) avait traduit un ensemble de sonnets, paru en 1983 chez Action poétique (voir ici et là). On a donc le choix. En attendant, voici quelques extraits du fameux texte d’Apollinaire (introduction à l’anthologie des « Maîtres de l’amour », 1910, reprise dans les Diables amoureux, Gallimard, 1964).
Baffo, ce fameux vérolé, surnommé l’obscène, que l’on peut regarder comme le plus grand poète priapique qui ait jamais existé et en même temps comme l’un des poètes les plus lyriques du XVIIIe siècle, écrivait dans ce patois vénitien qu’ont illustré un grand nombre d’ouvrages remarquables dans tous les genres. […]
Le patois vénitien a une douceur unique. La grâce et la mollesse s’y mêlent dans des proportions si justes qu’il favorise avant tout le lyrisme érotique bien qu’une littérature patoise soit presque toujours satirique. On peut dire qu’à Venise, la satire fut surtout voluptueuse. […]
Les poèmes de Baffo ne parurent pas de son vivant. Trois ans après sa mort, ses amis firent paraître un recueil qui contenait près de deux cents pièces. L’édition de 1789, due à l’admiration que Lord Pembroke éprouvait pour le poète vénitien, en contient un nombre beaucoup plus grand. L’édition de Liseux qui comporte le texte et une traduction française donne quelques pièces inédites. […]
Ce poète qui fit souvent songer à Horace avait avant tout du bon sens, et la raison ne gênait point son lyrisme.
Pour ce qui est de son obscénité, on peut répondre que le Baffo a chanté ce qu’il a voulu et que ce qu’il a voulu chanter était ce qui lui plaisait le plus : l’amour. Il l’a fait en toute liberté et avec une grandeur que le patois vénitien ne paraissait pas devoir rendre. […]
Le Baffo était content de son époque, il était heureux de vivre, et de vivre à Venise, ville amphibie, cité humide, sexe femelle de l’Europe.
Sans le Baffo, on n’imaginerait pas tout ce que fut la décadence pleine de volupté de la Sérénissime République. Par lui nous connaissons la vie sexuelle de Venise, les fêtes, les Osterie, les Casinos, le Jeu, les Ballerines, les Nonnes libertines. Il n’est pas de petit événement que le Baffo ne chante avec une obscénité sublime : c’est la venue du duc d’York, c’est l’élection d’un nouveau pape, ce sont les débuts d’une actrice, ce sont les mésaventures des jésuites.
Les poésies manuscrites du Baffo couraient la ville. Les jeunes femmes les lisaient en goûtant des sorbets. Cette société raffinée qui vivait à l’anglaise était frappée par un lyrisme auquel les poètes de l’époque ne l’avaient point accoutumée.
Carelman

Jacques Carelman n’était pas seulement l’auteur du justement célèbre Catalogue d’objets introuvables, mais aussi celui de Saroka la géante, magnifique roman-collage dans le sillage de Max Ernst et l’un des plus beaux fleurons du catalogue d’Éric Losfeld.




Napoléon et l’éléphant
Même pour qui n’a guère la tête philosophique, la lecture de Kojève agit comme une excitante caféine intellectuelle : discours devenu rare de qui pense par concepts, langue dense mais dépourvue de jargon, agilité dialectique redoutable (qui faisait de lui, paraît-il, la terreur des délégations anglaises dans les négociations internationales), pimentée d’un humour à froid souvent jubilatoire : on songe par exemple à tel excursus sur la conscience de soi du somnambule dans Esquisse d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne, ou encore à son article fameux sur «les romans de la sagesse » de Queneau où, de son propre aveu, il se parodie lui-même ; sans oublier les provocations pince-sans-rire dont ce personnage secret et volontiers paradoxal était coutumier : « Je suis la conscience de Staline », « Je suis un dieu vivant », etc.
Dans les Peintures concrètes de Kandinsky (La Lettre volée, 2001), Kojève parvenait à la conclusion que la peinture figurative est en réalité abstraite, tandis que celle tenue pour abstraite de Kandinsky est, elle, bel et bien concrète. Dans le Concept, le Temps et le Discours, il s’emploie notamment à repenser à nouveaux frais le rapport des notions et des choses. Le bon sens enseigne que les choses sont concrètes et les notions abstraites ; mais à y regarder de près, est-ce bien certain ? Au terme d’un développement étourdissant, Kojève n’est pas loin de nous convaincre que c’est le contraire qui est vrai, que ce sont les choses qui sont abstraites, et les notions, concrètes. Leur différence (car tout de même, il y en a une), il faut donc la chercher ailleurs, et Kojève va la trouver dans leur rapport respectif au hic et nunc, à l’ici et au maintenant. Le voici donc qui s’élance. Et c’est assez drôle.
Prenons (« par la pensée ») un éléphant vivant et essayons de l’introduire dans l’ici et le maintenant (dans le hic et nunc), par exemple dans la pièce du septième étage où j’écris en ce moment ou dans la pièce où vous êtes en train de lire ces lignes. Nous constatons que c’est pratiquement impossible. Mais s’il s’agissait d’introduire le même éléphant ailleurs, dans une cage appropriée du jardin zoologique par exemple, il serait fort possible et relativement facile de le faire, même maintenant. D’ailleurs, il serait possible, sinon facile, de l’introduire ici, mais seulement plus tard, lorsqu’on aurait par exemple renforcé le plancher ou élargi la porte ou fait venir, s’il y a lieu, une grue mécanique suffisamment haute et puissante pour le faire entrer par la fenêtre. Mais une fois introduit dans une pièce d’habitation humaine, l’éléphant vivant serait relativement encombrant : je n’aurais plus pu y écrire et vous n’auriez pas pu y lire. Par contre, il suffit de transformer un Éléphant vivant en une notion éléphant (même si cette notion est particularisée jusqu’à devenir la notion cet-éléphant-ci), pour que les difficultés et l’encombrement susmentionnés disparaissent comme par enchantement. En effet, je viens d’introduire la notion éléphant dans cette pièce (et même en plusieurs exemplaires) sans nul effort appréciable de ma part et j’ai pu loger dans une surface d’environ 25 sur 5 millimètres un éléphant notionnel qui, certes, « existe » tout autant qu’un Éléphant vivant, mais qui n’« existe » que dans le mode du morphème typographique éléphant et du sens éléphant que nous avons, vous et moi, « dans nos têtes ».
Pour faire perdre à Napoléon une bataille, en 1806 et près de la ville d’Iéna, on a dû déplacer et mettre en ligne des milliers d’hommes et projeter dans l’air des masses considérables de divers métaux. Et on a néanmoins échoué. Mais transformons Napoléon en notion napoléon et livrons-le à un historien ou à un romancier. Ils arriveront sans nul doute, s’ils le veulent, à faire perdre au napoléon notionnel cette même bataille d’Iéna que le Napoléon vivant a gagné en 1806. Certes, le romancier devra faire un effort d’imagination et l’historien devra soutenir l’assaut de ses collègues ou même du public lettré dans son ensemble. Mais leurs efforts n’auront aucune commune mesure avec ceux qu’ont dû faire en 1806 à Iéna les adversaires du Napoléon vivant, sans pour autant réussir.
Le Concept, le Temps et le Discours.
Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1990.
« Pour faire perdre à Napoléon une bataille, en 1806 et près de la ville d’Iéna, on a dû déplacer et mettre en ligne des milliers d’hommes et projeter dans l’air des masses considérables de divers métaux. Et on a néanmoins échoué » : ça pourrait sortir d’une chronique de Manchette !

Sur la vie, l’œuvre et le parcours étonnant de Kojève, depuis la Russie d’avant la Révolution jusqu’au rôle d’éminence grise de la diplomatie économique française, on lira avec intérêt le Philosophe du dimanche de Marco Filoni (Gallimard, Bibliothèque des idées, 2011), ainsi qu’Hommage à Alexandre Kojève. Actes de la Journée A. Kojève du 28 janvier 2003 (Bibliothèque nationale de France, 2007), disponible uniquement en édition numérique, qu’on peut télécharger ici. J’ai calé il y a quelques années dans la biographie de Dominique Auffret (Alexandre Kojève. La Philosophie, l’État, la fin de l’Histoire, Grasset, 1990, rééd. Livre de poche, 2002), très bien documentée mais d’un style souvent amphigourique.
L’invention de la poste
Par tempérament autant que par nécessité pécuniaire qui le voua longtemps aux travaux de journalisme, Thomas De Quincey écrivit sur tous les sujets imaginables : des sociétés secrètes à la toilette de la dame hébraïque, de la révolte des Tartares à la casuistique des repas romains. Sa culture classique et son érudition étaient considérables, sa mémoire presque effrayante. Au début des Césars, il en appelle à l’indulgence du lecteur, ayant dû composer son ouvrage de tête, loin de toute bibliothèque et sans aucun livre de référence à portée de main — ce dont personne en vérité ne se serait douté s’il avait omis de le signaler. Une scène emblématique, c’est celle, fort drôle, qui ouvre Sortilège et Astrologie. De Quincey raconte comment, s’étant vu réclamer de la copie à brève échéance, il part à la pêche au sujet. Le mot doit s’entendre littéralement, notre auteur conservant ses manuscrits en vrac dans une baignoire débordant de papiers. L’opération donne lieu à un cérémonial quelque peu parodique, narré avec force détails. En présence de trois jeunes femmes de la maisonnée élues au rang d’arbitre afin de garantir, comme au loto, l’honnêteté du procédé, on charge un jeune homme, symbole de candeur, de plonger la main dans la baignoire… d’où il retire des notes anciennes sur l’astrologie. Et De Quincey de se lancer aussitôt sur le sujet.
Autant dire qu’à l’instar de Charles Lamb ou de Chesterton, on s’ennuie rarement en sa compagnie. Peu importe à la limite ce dont nous entretiennent ces auteurs1. Ce qui enchante chez eux, c’est le mouvement de la pensée, qu’on a plaisir à suivre en ses détours, ses paradoxes fertiles. Le début de la Malle-Poste anglaise est à cet égard typique de la manière de De Quincey, de son mélange de romantisme et d’ironie, de son penchant pour la phrase sinueuse et ramifiée, se développant comme par excroissances successives, de son goût de la digression intempestive poussée jusqu’à la ratiocination (deux notes de bas de page dès les deux premières phrases). On y retrouve aussi son talent à faire lever des images qui ont la puissance de visions (l’ivresse de la vitesse, le feu tremblant des lanternes trouant les ténèbres des routes solitaires), talent que la suite du texte confirmera amplement s’il en était besoin. On est enfin touché de l’enthousiasme de ce témoin de première main assistant en direct à la naissance de la poste — service public cher à notre cœur et que depuis trente ans les pouvoirs publics s’acharnent à démanteler, avec le succès qu’on sait.
1 Charles Lamb, Essais d’Elia (Le Promeneur, 1998). Gilbert Keith Chesterton, le Défenseur, (Egloff, 1945), le Paradoxe ambulant (Actes Sud, 2004), etc.
Quelque vingt ans (ou plus) avant que je n’obtinsse mes diplômes à Oxford, Mr. Palmer, en ce temps député de Bath, avait accompli deux choses fort difficiles à faire sur notre petite planète terrestre, encore que les excentriques habitants des comètes les prisent peut-être fort peu : il avait inventé les malles-postes et épousé la fille1 d’un duc. Par quoi il fut deux fois plus grand que Galilée, lequel inventa sans doute (ou, ce qui est la même chose2, découvrit) les satellites de Jupiter, qui viennent tout de suite après les malles-postes pour les deux qualités capitales de la vitesse et de la ponctualité, mais n’épousa point la fille d’un duc.
Ces malles-postes, telles que les organisa Mr. Palmer, ont droit de ma part à une notice circonstanciée, étant donné la part si grande qui fut la leur dans le développement anarchique de mes rêves. Si elles jouèrent ce rôle, ce fut premièrement par leur vélocité sans précédent à cette époque — elles révélèrent les premières la splendeur de la vitesse — ; secondement, par les effets grandioses produits par leurs lanternes conjointement aux ténèbres des routes solitaires ; troisièmement, par la beauté et la puissance animales dont faisait si souvent preuve la catégorie de chevaux choisis pour ce service postal ; quatrièmement, par la présence consciente d’un cerveau central qui, au milieu de vastes distances3 — de tempêtes, de ténèbres, de périls —, surmontait tous les obstacles pour aboutir à un ferme système coopératif de portée nationale. J’avais le sentiment que le service postal parlait par la voix de quelque puissant orchestre où mille instruments, tous ignorants les uns des autres et de ce fait en danger de désaccord, dociles cependant comme des esclaves au suprême bâton de quelque grand chef, concouraient à une harmonie aussi parfaite que celle du cœur, du cerveau et des poumons dans un organisme sain.
1 Lady Madeline Gordon.
2 La même chose. Ainsi, dans le calendrier des fêtes de l’Église, la découverte de la Vraie Croix (par Hélène, mère de Constantin) est consignée (et cela, pourrait-on croire, avec une intention de sarcasme conscient) comme l’Invention de la Croix.
3 Vastes distances. C’était un fait bien connu des voyageurs de malle-poste que deux malles-postes, allant en sens inverse et partant à la même minute de deux points distants de six cents milles, se rencontraient presque toujours sur un certain point qui partageait exactement la distance totale.

P.-S. Dernière minute. Christophe Van Rossom, fin connaisseur de notre auteur, prononcera demain une conférence sur De Quincey aux Midis de la poésie, en remplacement du conférencier prévu. C’est à 12 h 40 à Bruxelles, dans le petit auditorium des Musées royaux des Beaux-Arts. Si vous êtes dans les parages, vous ne perdrez pas votre temps en allant l’écouter.
Dédicaces



On est évidemment très ému d’avoir en main ces livres qui témoignent d’un passage de courant (il y a, oui, de l’électricité dans l’air) entre deux hommes qu’on admire et qu’on aime — et ça n’a rien à voir, pour cette fois, avec du fétichisme puéril de collectionneur.
Hitchcock et Newman

C’est la réplique qui m’a le plus fait rire dans le livre de Patrick McGilligan. S’il ne traitait pas exactement ses acteurs comme du bétail, Hitchcock pouvait se montrer d’une cordialité glaçante lorsque le courant ne passait pas. Et, chose certaine, il ne supportait pas les acteurs du genre « psychologique » qui se torturent les méninges sur les « motivations profondes » de leur personnage et assaillent de questions leur metteur en scène. On se doute dès lors qu’il eut quelque difficulté, à la fin de sa carrière, avec la nouvelle génération de comédiens formés à la Méthode. Sur le tournage du Rideau déchiré (film qui souffre entre autres problèmes du miscasting flagrant de son couple vedette), une batterie de collaborateurs étaient chargés de faire tampon entre le cinéaste et Paul Newman « qui l’irritait avec ses questions inspirées par l’Actors’ Studio et ses suggestions de scénario tout aussi irritantes ».
« Une de nos tâches, se rappelle [le scénariste Keith] Waterhouse, était de tenir Paul Newman à distance de notre réalisateur, lui décrivant la pensée derrière chaque scène ou réplique qui l’inquiétait et, si nécessaire, inventant des explications tirées par les cheveux pour le comportement des personnages. Nous sommes devenus assez experts en la matière. »
Une scène complètement mineure, où Newman devait rencontrer secrètement [Julie] Andrews et recevoir un paquet de sa part, le préoccupait terriblement ; malgré tous les efforts des scénaristes pour le rassurer, il tint absolument à en parler longuement avec Hitchcock pendant la répétition. Après maintes circonlocutions, Newman demanda finalement comment il devait réagir face à Andrews.
Hitchcock répondit, avec son plus bel accent britannique : « Eh bien, monsieur Newman, je vais vous dire exactement ce que je pense. Miss Andrews descendra l’escalier avec le paquet, et vous, si vous le voulez bien, regarderez juste un peu à droite de la caméra pour remarquer son arrivée ; sur quoi mon public dira : “Oh ! qu’est-ce qu’il regarde, le gars ?” Et alors, je couperai, voyez-vous, et leur montrerai ce que vous regardez. »
« Je n’ai jamais entendu une meilleure ou plus concise analyse de ce que c’est que faire un film », conclut Waterhouse.

Hitchcock, ombres et lumière

Le livre de mon été. Un pavé de neuf cents pages (plus deux cents autres de filmographie, de références et d’index) dévoré d’un bel appétit, aussi passionnant que l’était la biographie de Howard Hawks par Todd MacCarthy parue chez le même éditeur. Le complément désormais indispensable au Hitchcock/Truffaut. On apprend des tas de choses sur l’enfance et la famille de Hitch, ses débuts professionnels, ses méthodes de travail (qui nuancent l’image d’un perfectionniste maniaque), son investissement dans la préparation des films et le travail avec les scénaristes procédant par plusieurs couches de réécriture, la manière dont il s’assimilait progressivement le film en cours de maturation en le racontant inlassablement aux participants pressentis, avec un plaisir gourmand, jusqu’à le posséder par cœur ; l’importance du rôle d’Alma Reville (non crédité à sa juste mesure dans les génériques) ; l’engagement discret d’Hitchcock durant la Deuxième Guerre (qui dément la réputation d’un créateur réfugié dans sa tour d’ivoire), son penchant marqué pour les mystifications et les plaisanteries scabreuses d’un goût parfois douteux (le cockney, en Hitch, ne sommeillait que d’un œil), son jeu du chat et de la souris avec les producteurs et la censure, ses rapports avec les comédiens, loin de la légende voulant qu’il traite les acteurs comme du bétail. On notera à ce propos le soin extrême qu’il apportait au casting des seconds rôles, servi par une mémoire encyclopédique du théâtre qui lui permettait par exemple de se souvenir à point nommé de telle comédienne anglaise aperçue quinze ans plus tôt sur scène. Anecdote amusante, parmi beaucoup d’autres : l’apparence de Raymond Burr, le mari assassin de Fenêtre sur cour : chevelure courte et frisée, lunettes, chemises blanches, tabagisme, visait à évoquer David O. Selznick ! Petite vengeance d’Hitchcock qui en avait bavé sous la férule (et le contrat machiavélique) du producteur.
Un tel livre s’appuie évidemment sur un travail d’enquête colossal ; mais ici la masse d’informations, bien proportionnée et mise en perspective, est distillée avec un réel talent narratif (qualités dont l’absence rend souvent fastidieux ce genre de pavé biographique ; rien de tel ici). Ni hagiographie ni déboulonnage mais un regard à juste distance. Patrick McGilligan cherche naturellement à voir au-delà de l’image publique du cinéaste et de sa légende, élaborée de son vivant par l’intéressé lui-même ; mais il se garde de la nouvelle mode anglo-saxonne de la biographie à charge, où la moindre note de blanchisserie impayée est brandie par le biographe-procureur pour convaincre son sujet d’infamie. À quelques reprises, il remonte calmement les bretelles de Donald Spoto — qui avait noirci le tableau comme à plaisir dans son Dark Side of Genius — en proposant une interprétation plus nuancée (et plus convaincante, il me semble) des faits. Et quand il bute sur une zone d’ombre, il l’admet très simplement. Que s’est-il exactement passé entre Hitchcock et Tippi Hedren sur le tournage de Marnie qui a glacé leurs relations (et peut-être provoqué cette fracture irrémédiable dans l’œuvre du cinéaste, souvent notée par les commentateurs) ? McGilligan passe en revue les hypothèses, confronte les témoignages, avant de conclure qu’on ne le saura sans doute jamais avec certitude.
Parmi les nombreuses choses que j’ignorais, je retiendrai celle-ci. Après l’échec de Marnie et du Rideau déchiré, il y eut un moment où Hitchcock sentit qu’il perdait la main. À l’instar d’un Kubrick, il n’avait jamais cessé de voir énormément de films et de se tenir précisément informé de l’évolution du cinéma. Là, pour la première fois, face à l’émergence du « nouveau cinéma » des années 1960, il eut l’impression d’être techniquement dépassé (les films d’Antonioni en particulier lui firent une forte impression, qui tourna même à l’obsession). C’est alors qu’il se lança dans l’écriture d’un film encore plus radical que Psychose. Ce serait un film de style moderne et sans vedettes, tourné en décors et lumière naturels avec de la pellicule rapide, avec sexe et violence ultra-explicites — comme si, pour la première fois, tout le contenu latent des films de Hitchcock se trouvait jeté en pleine lumière. Ce projet très personnel, Frenzy (sans lien avec le film qui sera tourné quelques années plus tard sous le même titre), comptait énormément pour le cinéaste qui s’impliqua à fond dans sa préparation en paraissant y trouver une seconde jouvence. Cependant, le film ne vit jamais le jour, faute d’obtenir l’appui de producteurs effrayés par l’audace du scénario. Sans préjuger du résultat (Truffaut, qui lut le script, fit honnêtement part de son scepticisme à Hitchcock, qui en fut quelque peu blessé), la description qu’en donne McGilligan ne laisse pas d’intriguer. Voilà un film fantôme, à l’instar du Voyage de Giuseppe Mastorna de Fellini et des Aventures de Harry Dickson de Resnais, auquel on n’a pas fini de rêver.
Patrick McGILLIGAN, Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière. Traduction de Jean-Pierre Coursodon. Actes Sud, 2011, 1128 pages.
[La traduction et l’édition d’un tel ouvrage représentent un travail considérable, et l’on sait gré à l’éditeur d’avoir maintenu l’index, outil indispensable régulièrement sacrifié par l’édition française. On regrette d’autant plus les défaillances du relecteur d’épreuves, qui a laissé passer des coquilles et des fautes d’accord spectaculaires, ce à quoi Actes Sud ne nous avait guère habitués. Plus étrange : il est de tradition de désigner David O. Selznick par ses initiales, D.O.S. ou DOS. Cet acronyme est curieusement composé « Dos » dans le livre (l’œil bute là-dessus à chaque occurrence) : quelqu’un, au moment de la préparation de la copie, a dû faire un chercher-remplacer hâtif, sans prendre garde qu’il en résulterait des bizarreries telles qu’« un acteur filmé de Dos ».]