Lectures ferroviaires


Histoire de l’art et Série noire : l’accord parfait.




Lectures expresses

Andrea Camilleri, Indulgences à la carte (la Bolla di componenda, 1993). Traduit de l’italien par Louis Bonalumi. Le Promeneur, « le Cabinet des lettrés », 2002.

Mariant l’histoire sociale, l’histoire des mentalités et le récit d’épisodes vécus, Andrea Camilleri examine dans ce court essai l’hypothèse selon laquelle la culture sicilienne de l’accommodement, des petits arrangements entre amis, de la compromission, sur quoi ont prospéré le brigandage et la mafia, aurait pour origine le système des indulgences de l’Église catholique. On laissera aux historiens le soin de trancher. La démonstration est d’autant plus plaisante que Camilleri essayiste ne cesse pas d’être le conteur savoureux que nous ont révélé ses romans, et que sa manière d’avancer par méandres et digressions est bien séduisante.

 

Louise de Vilmorin, la Lettre dans un taxi. Gallimard, 1958. Rééd. « l’Imaginaire », 1998.

Comment l’oubli d’une lettre dans un taxi – lettre non réellement compromettante mais susceptible d’être mal interprétée – déclenche une tempête dans le cœur de l’héroïne, et comment ses efforts pour la récupérer, en l’obligeant à multiplier les demi-mensonges, l’enferrent dans une situation inextricable. Par touches rapides et légères, Louise de Vilmorin construit un suspense émotionnel où l’on pèse des œufs de mouche dans des toiles d’araignée, propre à séduire les amateurs du cinéma d’Éric Rohmer.


mardi 9 janvier 2024 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Lectures expresses

William Goldman, les Aventures d’un scénariste à Hollywood. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Rousselot, Capricci, 2022. Pas d’index.

Il s’agit d’un choix d’une vingtaine de chapitres, effectué par le traducteur Jean Rousselot dans deux volumes de mémoires parus en 1983 et 2000. Romancier « entré dans l’univers du cinéma sur un malentendu total », William Goldman compte à son palmarès les scénarios de Harper, Butch Cassidy et le Kid, la Kermesse des aigles, Marathon Man, les Hommes du président (d’où il fut débarqué ; Pakula était apparemment coutumier du fait), l’Étoffe des héros (qu’il quitta de lui-même à la suite d’un différend de fond avec Kaufman), Princess Bride, Misery, Absolute Power et bien d’autres plus oubliables. Le cinéphile aussi bien que l’apprenti scénariste tireront autant de profit que d’agrément de la lecture de ses mémoires. Sur un ton familier et chaleureux multipliant les adresses au lecteur, Goldman raconte avec entrain, humour et franchise ses débuts dans la profession, ses réussites et ses échecs, également riches en enseignements. Outre les aperçus concrets sur la scénarisation – l’importance du point de vue, le moment clé de l’exposition, la construction d’un film, d’une scène, etc. –, son témoignage est instructif sur l’étape de la mise en chantier d’un projet et l’espèce de folie permanente qui règne dans le monde du cinéma : le producteur qu’il faut intéresser (et qui demande des réécritures), lequel se met en quête de vedettes et d’un metteur en scène (qui demandent à leur tour des réécritures), les querelles d’égos et d’argent de tout ce petit monde… C’est un tel parcours du combattant qu’on se demande, à le lire, par quel miracle un film parvient à voir le jour.


jeudi 28 décembre 2023 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Lectures expresses

Paul Morand, Flèche d’Orient. Paris, Gallimard, « les Rois du jour », 1932. Belle composition typographique aérée. Texte repris dans Nouvelles complètes, vol. 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1992.

Paul Morand est un mélange désarmant d’intelligence et de sottise. Il sait admirablement voir les choses et les donner à voir. On aimerait qu’il s’en tienne là et nous épargne des considérations débiles sur l’âme des peuples et le destin des civilisations. Les cent soixante-dix pages de Flèche d’Orient s’avalent d’un trait. On peut en résumer l’argument comme suit. À la suite d’un pari mondain idiot, un Russe blanc exilé en France effectue un voyage éclair en Roumanie pour y faire l’emplette de caviar, ceci afin de prouver l’incomparable rapidité de la ligne aérienne Paris-Bucarest nouvellement ouverte. Sur place, rien ne passe comme prévu. Notre homme s’engourdit inexplicablement. Diverses rencontres l’entraînent à l’est, toujours plus à l’est, jusqu’à la frontière de son ancienne patrie où il sent retentir en lui l’appel éternel de l’âme slave. Dimitri ne rentrera pas en France.

Ah ouiche. Passons sur cette fin aussi idiote qu’artificieuse tant elle paraît plaquée sur le récit à des fins de démonstration. Auparavant, et heureusement pour nous, le romancier Morand s’est montré plus inspiré que l’idéologue. Le récit, comme souvent chez lui, s’articule autour d’une série de moments, qui abondent en images rapides, saisissantes de justesse : une soirée mondaine tournoyante dans un grand salon parisien ; la peinture de la misère effrayante des pêcheurs d’esturgeons dans des paysages déprimants de désolation ; et surtout la traversée aérienne de l’Europe, où l’écriture de Morand communique admirablement à son lecteur la sensation physique du voyage dans une carlingue assourdissante et secouée par les trous d’air. Morand est toujours à son affaire dans ces épisodes-là (cf. Lewis et Irène). La vitesse était décidément son cher sujet.

Selon les déductions de l’annotateur de la Pléiade Michel Collomb, Morand n’avait pas encore effectué le vol Paris-Bucarest lorsqu’il écrivit Flèche d’Orient. C’est quelques semaines après la première parution du texte dans la Revue de Paris qu’il embarqua dans un appareil de la CIDNA (Compagnie internationale de navigation aérienne). Nouvelle preuve de ce que la réalité imite l’imagination.


samedi 25 novembre 2023 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Leur chamade

Belle surprise que ce roman si calmement à l’écart des modes françaises. Ce n’est ni une autofiction règlement de comptes sur fond de viol ou d’inceste ni un exercice de sociologie de comptoir à base de fait divers illustrant l’aliénation des dominés. On respire.

Leur chamade mêle architecture et cinéma en faisant dialoguer trois époques, la fin des années 1960, les années 1990 et la période immédiatement contemporaine. Sur quoi se greffent des thèmes apparemment bateaux, le deuil et un scandale à la #MeToo, mais traités sans moralisme niais, en contournant élégamment les poncifs qui leur sont associés.

À la mort de sa mère Jacqueline, Edwige Sallandres retrouve et relit le journal de jeunesse qu’avait tenu celle-ci sur le tournage de la Chamade d’Alain Cavalier (film tiré d’un roman de Françoise Sagan), où elle était scripte assistante. Tout à la fois journal de tournage, journal intime et chronique en pointillé des événements de mai 68, ce document a pour Edwige valeur de récit fondateur, puisque c’est sur le plateau de la Chamade que se sont rencontrés ses parents.

À distance, il apparaît que ce film signait la fin d’une époque : production de luxe à vedettes mettant en scène de riches oisifs, anachronique à sa date alors qu’à l’extérieur des studios la société française s’embrasait ; moment de crise existentielle pour Alain Cavalier dont ce fut le dernier film réalisé dans un cadre de production traditionnel à l’intérieur duquel il étouffait de plus en plus. S’ensuivit un silence de huit ans, avant le rebond du Plein de super, commencement de sa « deuxième période » (tournages légers, semi-improvisés, coscénarisation avec ses interprètes).

Trente ans plus tard, Edwige est devenue architecte, accomplissant par là la vocation rentrée de son père. Diverses circonstances l’obligent à renouer sans gaieté de cœur avec son ex-mentor et amant, Daniel Giesbach, architecte non conformiste aussi brillant qu’insupportable (sa fureur au seul énoncé de l’expression « geste architectural » nous rend cependant sympathique cet homme invivable au quotidien). Ces retrouvailles à couteaux tirés les amènent néanmoins à reprendre un rituel de leur vie passée : rouler sans fin la nuit dans un Paris fantomatique, en faisant des haltes devant les immeubles qu’ils aiment et désirent se montrer l’un à l’autre.

On a aimé le classicisme sans âge de l’écriture de Jean-Pierre Montal, la maîtrise invisible avec laquelle il entrecroise les fils de sa tapisserie. Entre le roman de Sagan, le film de Cavalier et l’épisode contemporain, la narration ménage un jeu d’échos subtil. Une robe d’Yves Saint Laurent joue un rôle d’« objet symbolique » à signification plurielle sans rien perdre de sa présence matérielle, de l’éclat de sa couleur et de la texture de son étoffe : on reconnaît là un procédé cinématographique, dont le romancier réussit la transposition littéraire. Montal opère en outre avec succès la greffe d’un matériau documentaire sur une trame romanesque – on sait combien cet exercice demande du doigté 1. La saisie de l’ambiance de tournage de la Chamade, la peinture fugitive de personnages réels – outre Cavalier : Florence Malraux, Catherine Deneuve, Michel Piccoli – sont convaincantes, les dialogues sonnent juste. Parallèlement, l’évocation du parcours personnel et professionnel d’Edwige donne lieu à des aperçus captivants sur la splendeur et les misères du métier d’architecte (l’enfer des BTP, des appels d’offre, des chantiers dantesques), les querelles d’égos, les débats esthétiques, politiques et sociaux agitant ce petit monde, de même qu’à l’éloge d’une lignée souterraine d’architectes français ayant pour nom Pierre Dufau, Jean Dubuisson, Fernand Pouillon, Claude Parent et Roland Simounet – et qui appartiennent, à l’instar de la Chamade, à un temps révolu, bientôt oublié. Chemin faisant, on est amené à établir un parallèle entre un tournage de film et un chantier architectural : deux types d’ouvrages reposant sur un travail collectif, et qui menacent à tout moment d’échapper au contrôle de leur maître d’œuvre. On se demande aussi si, en rendant hommage aux architectes mentionnés ci-dessus – tous ennemis d’un exhibitionnisme de créateur, soucieux de cohérence interne et d’une intégration organique de chacun de leurs bâtiments à son environnement –, Jean-Pierre Montal n’esquisse pas entre les lignes sa propre poétique de romancier. Mais il importe de dire combien ces éléments n’ont rien de didactique ni de plaqué sur la fiction, parce qu’ils sont intimement tressés à la trame émotionnelle du livre, à l’élan intérieur des personnages, à leur manière d’être au monde.

Leur chamade est de ces livres dont l’écho perdure au-delà de la dernière page. Il donne envie d’en prolonger la lecture dans la vie réelle, par la déambulation. On se promet d’y relever les adresses des immeubles aimés par Edwige Sallandres et Daniel Giesbach pour aller les contempler à son tour lors d’un prochain séjour parisien.

1. On rapprochera à cet égard Leur chamade du Figurant de Didier Blonde (Gallimard), évocation romancée du tournage de Baisers volés, qu’on recommande aussi.

Jean-Pierre Montal, Leur chamade, Séguier, « l’Indéfinie », 2023, 246 p.


dimanche 29 octobre 2023 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Lectures expresses

Agatha Christie, l’Affaire Prothero (Murder at the Vicarage, 1930). Traduction de Claude Pierre-Langers. Librairie des Champs-Élysées, « Club des Masques », 1967.

Il est toujours difficile de rendre un compte précis d’un whodunit sans en éventer l’intrigue. Voici donc quelques remarques périphériques.

1. L’Affaire Prothero est le premier roman mettant en scène Miss Marple. Par coïncidence ou non, la clé du mystère obéit au même schéma que celle de la Mystérieuse Affaire de Styles, première enquête d’Hercule Poirot.

2. Le personnage de Miss Marple y apparaît plus vinaigré que l’image qu’on s’en fait. La vieille fille et commère de village, toujours furetant et surgissant au moment le moins opportun, n’est pas entièrement sympathique – par moments légèrement inquiétante – et casse gentiment les pieds à son entourage. C’est intéressant (et ici encore, un parallèle à faire avec l’insupportable Poirot). Il me semble qu’Agatha Christie a par la suite pastellisé son personnage pour en faire l’archétype de la vieille dame excentrique et malicieuse de province.

3. Agatha Christie appartient à la troisième génération – au moins – d’auteurs de romans policiers. Elle a une conscience très nette de sa place dans l’histoire d’un genre déjà constitué. De là, notamment : a) un certain goût pour le pastiche, par exemple dans le recueil Le crime est notre affaire dont chaque nouvelle est un hommage à un prédécesseur ou un contemporain. La possibilité d’un tel exercice suppose à sa date (1929) une culture partagée du genre par la romancière et son lectorat. b) le désir d’élargir le cadre du genre en proposant constamment de nouveaux prototypes (par exemple : Dix Petits Nègres, le Meurtre de Roger Ackroyd, le Crime de l’Orient-Express, La mort n’est pas une fin 1).

Cette conscience se répercute dans la fiction : les personnages de Christie ont lu, eux aussi, des romans policiers ! et y font souvent allusion (quand ils ne s’en inspirent pas pour commettre un crime, par exemple dans le Vallon). Dans l’Affaire Prothero, reviennent comme un refrain des propos tels que (en substance) « Nous ne sommes pas dans un roman policier » ou « Cela se passe ainsi dans les romans policiers mais il n’en va pas de même dans la réalité » – manière habile de renforcer l’effet de réalité, comme lorsque le narrateur d’une fiction romanesque affirme : « C’est une histoire vraie que je raconte. »

1. La mort n’est pas une fin est situé dans l’Égypte antique. Agatha Christie invente, quelques années avant Robert Van Gulik, un sous-genre, le roman policier historique, promis des décennies plus tard à un grand succès populaire et commercial.


dimanche 10 septembre 2023 | Au fil des pages,Rompols | Aucun commentaire


Archéologie du frivole

Il y a quelques années, au cours d’un entretien radiophonique, Patrick Mauriès s’était qualifié d’« écrivain à l’œuvre diffuse ». On ne saurait mieux dire. Outre une cinquantaine de livres publiés (dont certains sont rassemblés, dans les listes « du même auteur », sous l’appellation charmante et parlante de « petits écrits »), l’œuvre de Mauriès consiste en effet en une quantité impressionnante de préfaces et de contributions à des catalogues d’expositions, ainsi qu’en d’innombrables articles dispersés dans des journaux et des revues souvent éphémères. Cette partie enfouie de l’iceberg ne peut qu’exciter la fibre du chasseur de trésors qui sommeille en tout lecteur – car Patrick Mauriès est de ces auteurs dont on a envie de tout lire. C’est donc un beau cadeau que nous fait L’Éditeur singulier en exhumant un corpus oublié de premier choix, sous le titre larbaldien de Pages arrachées à un journal de mode.

Cet élégant petit volume réunit les éditoriaux publiés en ouverture du mensuel le Jardin des modes entre 1989 et 1994. Quoique nés d’une commande, ces textes n’ont rien d’alimentaire et l’on y trouvera maint écho aux carnets qu’a publiés Mauriès dans l’intervalle, les Lieux parallèles et Fragments d’une forêt. Aussi, qu’il s’intéresse aux chiffons ou qu’il les tienne pour négligeables, tout lecteur épris de littérature prendra plaisir à ces miniatures orfévrées d’une plume légère et sûre.

L’éditorial est une forme d’écriture à contrainte. Sa longueur, toujours identique, est mesurée au mot près par des impératifs de mise en pages. Il doit tout à la fois indiquer la teneur du numéro qu’il introduit et l’inscrire dans un horizon plus large en se faisant chronique de cette chose impalpable qu’on nomme l’air du temps. Il lui incombe aussi de faire avec fraîcheur un sort aux sempiternels marronniers, tels que le changement des saisons ou le retour de la période des soldes.

Mauriès, qui excelle à capturer l’esprit du moment dans son délicat filet à papillons, se tire à merveille de cet exercice de style. Il était la personne tout indiquée pour s’y livrer, considérant son intérêt pour les objets d’art éphémères ou fragiles, les fluctuations du goût et de la sensibilité, les œuvres et les courants qualifiés de mineurs et longtemps rejetés aux marges de l’historiographie, la construction des « mythologies » contemporaines (au sens que Barthes prêtait à ce mot), dont les phénomènes de mode sont à la fois le sismographe et les grands pourvoyeurs. N’en déplaise au proverbe, les apparences même les plus frivoles ne sont pas trompeuses mais révélatrices. L’enveloppe est un signe, le vêtement dit tout de la personne qui le porte et de l’époque où elle vit. C’est au fond ce que suggèrent ces chroniques qui envisagent la mode à juste distance : sans enthousiasme niais, il va sans dire, mais sans l’ironie dédaigneuse des moralistes grincheux ; avec un alliage de curiosité vraie et de sympathie malicieuse. Considérant, mois après mois, l’avènement de nouvelles « tendances » ou le retour cyclique de certains phénomènes – le mouvement de la mode étant fait de ce double battement –, l’éditorialiste est tout autant attentif aux « éléments de langage » qui les portent – car le féru de rhétorique qu’est Mauriès 1 n’ignore pas que la mode est inséparable du discours sur la mode.

Trente années nous séparent de la première parution de ces éditoriaux. Leur réunion ressuscite le parfum d’un monde encore proche et déjà lointain. À distance, il apparaît qu’ils chroniquaient sans le savoir la fin d’une époque – aussi bien celle d’un certain régime de la mode que d’un segment éditorialement soigné de la presse spécialisée chargée d’en rendre compte et susceptible d’accueillir de tels écrits. Les impératifs commerciaux n’y excluaient pas encore un « joyeux climat d’improvisation et de bricolage ». À bien des égards, un fossé plus large sépare les années 1990 des années 2020 que des années 1930. Dans une postface substantielle, Mauriès analyse avec acuité les traits de ce changement d’ère, depuis l’absorption des dernières maisons de couture indépendantes dans de vastes conglomérats hégémoniques, source d’une uniformisation sans précédent à l’échelle du globe, jusqu’à l’omnipotence des médias numériques.

1. « Rien de moins naturel que le naturel ; rien qui échappe au trope. » Position qui prend valeur de manifeste en un temps qui se fait vertu de l’expression sans filtre de son petit soi, au nom d’une « authenticité » tonitruante.

Patrick MAURIÈS, Pages arrachées à un journal de mode. L’Éditeur singulier, 2022, 109 p.


dimanche 16 avril 2023 | Au fil des pages | 1 commentaire