Lectures expresses
Pierre Nora, Une étrange obstination. Gallimard, 2022.
Ce volume de mémoires professionnels fait suite à Une jeunesse. La carrière de Pierre Nora s’est partagée entre trois pôles : l’enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), la direction du secteur des sciences humaines chez Gallimard, la corédaction en chef de la revue le Débat. Avec le recul, estime l’auteur, avoir refusé de choisir entre ces activités – alors que chacun de ces « camps » cherchait à se l’accaparer entièrement – pour préférer une position de « marginal central » fut une chance et un facteur d’enrichissement : l’enseignement, la recherche et la pratique éditoriale se sont nourris mutuellement. On lit ce livre partagé entre l’intérêt et l’agacement. L’égo de l’auteur n’est pas piqué des hannetons. L’hommage à ces travailleurs de l’ombre que sont les réviseurs et les traducteurs, pour être sûrement sincère, n’en est pas moins empreint de condescendance. L’ouvrage peine à trouver son unité. Il oscille entre les anecdotes de coulisses, le portrait de quelques grandes figures (les plus notables étant ceux de Michel Foucault, Marcel Gauchet et Kzrysztof Pomian) et des pages plus intéressantes où la réflexion l’emporte sur le récit. Elles concernent notamment le bref « âge d’or » de l’édition de sciences humaines au tournant des années 1970, l’interrelation complexe et changeante entre les notions d’histoire, de mémoire et de patrimoine, les implications à la fois intellectuelles et pratiques de la mise en œuvre d’un grand chantier éditorial tel que celui des Lieux de mémoire. Au passage on mesurera, si l’on en doutait encore, combien le monde intellectuel, loin d’être une tour d’ivoire animée par la construction et la circulation désintéressées du savoir, est un champ de bataille agité par des querelles de chapelles et d’égos, des jalousies personnelles, pour ne pas dire des haines recuites, le tout dans un périmètre parisien de quelques centaines de mètres carrés.
En 2011, Pierre Nora avait réuni sous le titre d’Historien public un copieux choix d’articles assortis de chapeaux qui les replaçaient dans leur contexte et en nuançaient ou en corrigeaient, le cas échéant, certaines affirmations. L’ensemble composait une autobiographie intellectuelle où l’historien, beaucoup mieux à mon sens que dans Une étrange obstination, se faisait historien de lui-même. C’est ce volume qu’on suggère en priorité à qui voudrait se faire une idée de son parcours.
Lectures expresses
Jay McInerney, les Jours enfuis (Bright, Precious Days, 2016). Traduction de Marc Amfreville. L’Olivier, 2017.
Ce roman est le dernier volet d’une trilogie mettant en scène et regardant vieillir sur trois décennies le même couple new-yorkais et son entourage (je n’ai pas lu les deux premiers, Trente Ans et des poussières et la Belle Vie). Russell Calloway dirige une petite maison d’édition littéraire. Son épouse Corrine a quitté un emploi dans la banque pour se dédier à l’aide alimentaire ; c’est aussi une scénariste de talent. Leur couple, apparemment solide comme le roc, constitue un point de repère pour leur entourage jonché de divorces. Leur milieu est celui de la moyenne bourgeoisie intellectuelle « éclairée », qui n’est certes pas à plaindre mais subit néanmoins à son tour la gentrification effrénée de New York. La narration enchaîne tableaux domestiques, dîners en ville et repas de famille tournant régulièrement au désastre, mondanités, vernissages et lancements copieusement arrosés et cocaïnés, vacances dans les Hampton, parties de pêche à la mouche, soirées dans les restaurants à la mode pratiquant la cuisine moléculaire et l’addition stratosphérique (l’obsession alimentaire est l’un des motifs seconds du livre). Thèmes : crise de la cinquantaine, amours adultères, foire aux vanités, bonne-mauvaise conscience d’une classe heureuse tout de même de jouir de ses privilèges, « débris du passé » qui n’en finissent pas de hanter le présent. En navette, la vie d’une maison d’édition indépendante : les agents requins, les jeunes auteurs ingrats, l’attente anxieuse des premières critiques qui décideront du succès ou de l’échec commercial d’un livre, le scandale lié à la publication d’un témoignage bidon, les fins de mois acrobatiques. À l’arrière-plan : les primaires démocrates, la crise des subprimes, le scandale Lehman Brothers et l’élection d’Obama.
De temps à autre, on se dit qu’il faut bien lire un gros roman mainstream américain, et pour finir cela ressemble exactement à l’idée qu’on peut s’en faire sans l’avoir ouvert. Jay McInerney a sans conteste un talent de narrateur et d’observateur. Ce talent n’est pas donné à tout le monde, si l’on considère le nombre de romans qui vous tombent des yeux au bout de trois paragraphes quand on les feuillette en librairie. Néanmoins, son livre permet de mesurer le fossé qui sépare le storytelling de la littérature. L’un des symptômes en est un effet d’aplatissement qui réduit au même niveau tous les éléments de la narration, qu’ils soient signifiants ou adventices. Lire un roman de ce genre, même non dénué de mérites, fait l’effet de visionner une série télé sans la cinégénie, la lumière, les décors, les comédiens qui lui apporteraient le supplément de leur incarnation.
Lectures expresses
Pere Gimferrer, Interlude bleu (Interludio azul, 2006). Traduit de l’espagnol par Christophe David. Le Promeneur, 2009.
Un homme et une femme se sont aimés en 1969 ; puis se sont perdus de vue et ont fait leur vie chacun de son côté. Un hasard les fait se retrouver trente-cinq ans plus tard. Non, ce ne sera ni un second coup de foudre ni un remake de la Femme d’à côté, quoique la tension passionnelle demeure latente entre ces deux êtres que caractérise une grande lucidité. Le narrateur est écrivain. Son récit est saturé de références littéraires et cinématographiques (de Douglas Sirk à Jacques Tourneur en passant par Mitchell Leisen et Alain Resnais). Non par pédantisme mais parce qu’il est de ces êtres chez qui la fréquentation des œuvres se confond avec le tissu intime de l’existence, de sorte qu’à tout moment s’impose à sa mémoire le souvenir d’un vers, d’une ambiance de film faisant écho à sa vie présente. Au début, on est plutôt envoûté par ce monologue procédant par longues phrases sinueuses épousant les circonvolutions de la pensée du narrateur. Et puis, on finit par se demander où l’auteur veut en venir. Mais çà et là surgissent de beaux poèmes en prose :
Les rues nous emmènent à la rencontre de nous-mêmes, comme si la nuit barcelonaise était la nuit antillaise de tabac et de tambours de Vaudou de Jacques Tourneur, comme si le plein jour barcelonais était cette aube « claire et belle », avec le silence aujourd’hui inconcevable de l’aubade médiévale, dans laquelle Tirant sort à la recherche peut-être de Camesina, parce que notre histoire est aussi un roman de chevalerie, et nous marchons, hypnotisés par nous-mêmes – par ce que nous sommes, et par nos mots, dits comme s’ils étaient des talismans –, sans pesanteur à travers les trottoirs, transportés, hallucinés et pourtant, en même temps, horriblement lucides : c’est C., c’est moi, c’est nous deux, côte à côte, main dans la main, enveloppés dans la coquille noire de la nuit, dans la lumière fausse des néons, dans le masque de cire ou le grand masque de liège de la tombée du jour. Il commence à faire sombre : en même temps en 1969 et aujourd’hui.
Benoît Duteurtre, Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles. Plon, 2022.
Généralement peu client de la formule des dictionnaires amoureux, j’ai été séduit par le livre que consacre Benoît Duteurtre aux années 1890-1930. À cela, plusieurs raisons. La plume fluide de l’auteur confère à la lecture autant d’intérêt que d’agrément. Sa maîtrise du sujet ne fait aucun doute, en particulier sa culture musicale qui embrasse le spectre entier du genre, depuis la musique savante jusqu’au café concert. Richard Strauss, Duke Ellington et Dranem sont traités avec une égale compétence – et une égale sympathie. L’indifférence aux frontières entre les arts, à la hiérarchie scolaire des genres, l’attention aux croisements esthétiques et sociaux auxquels l’époque fut propice suggèrent de même des rapprochements qui l’éclairent tout entière : « Le plaisir du jeu, le sens de l’ironie qui inspirent Apollinaire ou Ravel, Maurice Leblanc les a appliqués au roman policier. » On pourra regretter le point de vue franco-centré et s’étonner de quelques absences mais l’approche subjective est la loi du genre ; et si l’auteur emploie fréquemment la première personne pour exprimer une préférence ou évoquer les circonstances d’une découverte, on lui sait gré de ne pas se faire valoir aux dépens de son sujet. Enfin, une idée anime le livre, un point de vue unifie le désordre obligé des notices. On a coutume d’opposer terme à terme la Belle Époque et les Années folles, le foisonnement végétal du modern style et la ligne claire de l’Art déco. Benoît Duteurtre s’emploie au contraire à mettre en valeur la continuité qui unit ces deux époques, de part et d’autre de la grande saignée de la Première Guerre mondiale.
Lectures expresses
Agatha Christie, le Couteau sur la nuque (Lord Edgware Dies, 1933). Traduction de Louis Postif. Librairie des Champs-Élysées, « Le Masque », 1939.
Agatha Christie recourt fréquemment au principe de substitution : le meurtrier s’est grimé pour se faire passer pour un autre ; la victime – éventuellement défigurée – n’est pas celle qu’on croyait. Ce principe, la romancière n’en est pas l’inventrice : Conan Doyle, Chesterton et la baronne Orczy l’avaient mis en œuvre avant elle. Mais, fidèle à son habitude, elle s’est attachée à en tirer des variations inédites. Dans le Couteau sur la nuque, la révélation de la substitution n’est ni le fruit d’un coup de théâtre ni celui d’un patient travail d’enquête : il est avéré d’emblée que A s’est fait passer pour B. Là gît précisément l’astuce : ce mystère étant éventé d’entrée de jeu, notre attention s’oriente vers d’autres pistes sans en creuser davantage les implications. À savoir que si A s’est fait passer pour B, cela signifie en retour que B s’est fait passer pour A, et que leur place respective sur l’échiquier n’était pas là où on les croyait. La permutation de A et de B est moins une fausse piste que la tache aveugle du récit. La vérité était si flagrante que nous ne l’avons point vue. Ajoutons que l’histoire se déroule dans le monde du théâtre, royaume par excellence du faux-semblant.
Denis Cosnard, le Paris de Georges Perec. La Ville mode d’emploi. Parigramme, 2022.
En attendant la parution annoncée d’une nouvelle biographie de Georges Perec par Claude Burgelin, voici un album bien documenté et fort agréablement rédigé sur le lien profond qui unissait l’écrivain à sa ville (le possessif n’est pas trop fort). « La ville n’est pas qu’un décor. De texte en texte, Perec la prend comme cadre de ses récits, mais aussi comme terrain de jeu, d’expérimentation, un “petit bout d’espace” qui mérite d’être examiné, cartographié méthodiquement, questionné jusqu’à l’épuisement. » L’ouvrage est conçu comme un inventaire chronologique des lieux-clés de la vie et de l’œuvre de Perec : domiciles, établissements scolaires, lieux de travail, places, cafés, brasseries et cinémas de prédilection, domiciles des compagnes et des amis… incluant bien sûr les douze sites élus pour le vaste chantier de Lieux, projet finalement abandonné mais qui n’a cessé d’irriguer souterrainement d’autres livres. Il ne s’agit pas seulement d’un parcours biographique. Chaque livre de Perec paru de son vivant est analysé chemin faisant sous l’angle parisien, en des notices alliant la pertinence à la concision. L’œuvre entière de l’écrivain se voit placée justement sous le double signe du manque et du faux. La très belle iconographie parachève la réussite de l’ensemble.
Serendipity
Si je n’avais pas été voir un mauvais film sur la foi de critiques laudatrices, je ne serais jamais passé par cette rue à l’écart de mes circuits et ne serais pas entré dans cette minuscule librairie d’un autre âge, dont l’aimable tenancière paraissait avoir depuis longtemps renoncé à dompter l’invraisemblable désordre. Je n’y aurais pas trouvé le catalogue raisonné de l’œuvre de Pontormo, traqué en vain depuis des années, les rares exemplaires en circulation étant proposés à des prix de spéculation délirants sur internet.
J’adresse donc ma gratitude aux critiques de cinéma qui recommandent de mauvais films. Vous avez fait mon année.

Lectures expresses
Somerset Maugham, la Ronde de l’amour (Cakes and Ale, 1930). Traduction d’E.R. Blanchet. 10/18, « Domaine étranger », 1989.
Somerset Maugham est généralement meilleur nouvelliste que romancier. La Ronde de l’amour dément cet énoncé, tant l’écrivain maintient d’un bout à l’autre de ce roman point trop long l’allant d’écriture de ses meilleures nouvelles. La narration oscille en souplesse entre le présent et le passé. Elle entrelace étude du monde littéraire londonien (son réseautage acharné, sa course à la notoriété), peinture d’un milieu campagnard et portrait d’une femme libre et « de mœurs légères » dont le narrateur défend la mémoire contre la réprobation ambiante. Au passage, fine analyse de la manière dont se construisent une réputation littéraire et la figure posthume d’un « grand écrivain », avec beaucoup de mensonges par omission à la clé. C’est souvent drôle, dans un registre plus malicieux que satirique, mais il y a aussi la mélancolie du temps qui passe.
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990. La Découverte, 2022.
Essai épatant par la documentation, l’alacrité du style et l’acuité d’analyse d’un moment charnière de la littérature et de l’édition populaires, inséparable des Trente Glorieuses et qui s’engloutit avec elles. Étudiant de front l’acclimatation française de modèles narratifs et sériels américains, les pratiques éditoriales et contractuelles, le système d’écriture à la chaîne et les stratégies industrielles de mise en marché du Fleuve Noir et des Presses de la Cité, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux lient intelligemment l’histoire de ces deux maisons emblématiques au contexte historique qui vit leur naissance, leur apogée et leur déclin, sans faire de sociologie au rabais. La période qu’ils considèrent fut en somme le dernier grand moment où l’appétit de fiction – en tant que phénomène de masse – trouva à s’assouvir par la lecture – quelques décennies avant l’essor des séries et des plateformes.
Isabelle Olivero, les Trois Révolutions du livre de poche. Une aventure européenne. Sorbonne Université Presse, 2022.
Une déception, passé l’introduction vivante et prometteuse. C’est que le titre ne correspond pas exactement au contenu du livre, qui est plutôt une histoire factuelle de la notion de collection éditoriale et de ses incarnations multiples du XVIe siècle à nos jours, en ce compris les formats portatifs, puis de poche proprement dits. Isabelle Olivero maîtrise à coup sûr les données de son sujet, et chacun comblera chemin faisant ses lacunes en matière d’histoire de l’édition. Mais contrairement au livre d’Artiaga et Letourneux, on cherche en vain, derrière la masse d’informations, un point de vue.
De l’élégance

L’élégance, pour l’éditeur, aurait consisté à refuser ce projet de jaquette indigne ; et, surtout, à faire aux lecteurs la politesse de leur offrir une table des matières, un index des noms propres et des titres courants. Mais l’élégance, on le sait, suppose un minimum d’efforts. Sur ce point, c’est à craindre, la plupart des éditeurs français sont irrécupérables. L’un des plaisirs qu’il y a à lire une biographie anglaise est l’assurance d’y trouver des titres courants, une table des matières et des illustrations, ainsi qu’un index analytique établi avec soin.
(Digression. Établir un index de qualité est un vrai métier, au même titre que réviseur ou correcteur d’épreuves. On ne l’ignore pas outre-Manche. Barbara Pym le rappelle dans les Ingratitudes de l’amour. Il existe là-bas un National Indexing Day (le 30 mars). La presse anglaise est la seule à ma connaissance à consacrer des nécrologies à ces travailleurs de l’ombre — tout comme à des libraires ou des bibliothécaires. Voir par exemple cet article du Guardian sur Douglas Matthews.)
Aux lecteurs qui auront goûté, dans la Leçon d’élégance, les chapitres de Philip Mann sur Jean-Pierre Melville et Rainer Werner Fassbinder, rappelons avec l’éditeur qu’ils sont extraits de The Dandy at Dusk. Taste and Melancholy in the Twentieth Century (Head of Zeus, 2017), excellent essai qu’on n’avait pas trouvé le temps de recenser ici et dont on recommande la lecture.

COLLECTIF, la Leçon d’élégance. Séguier, 2021.