Génériques








Je me demande parfois si, plutôt que dans les livres, l’origine de ma typomanie n’est pas à chercher dans les génériques de certaines séries de mon enfance, qui faisaient du texte un usage graphiquement inventif et dynamique (conjointement avec l’emploi de couleurs très pop et d’une musique jazzy, pour lesquelles m’est restée une faiblesse coupable). Dans le cas de The Name of the Game, le seul souvenir que j’ai gardé de l’émission est d’ailleurs son générique — peut-être le plus beau de tous, avec ces noms d’acteurs qui se démultiplient pour former leurs visages. En l’occurrence, le procédé n’a rien de gratuit puisque les trois protagonistes de la série travaillent dans la presse et que le mouvement du texte évoque tour à tour le défilement d’un télex et les colonnes d’un journal.



Idem pour le générique de Jason King, dont les titres semblent dactylographiés sous nos yeux par le héros, auteur à succès de romans policiers de gare, qui puise l’inspiration dans les enquêtes qu’il mène en playboy dilettante. On notera aussi que, de même que dans les génériques de Department S et de UFO, la machine à écrire (ou le télex) se confirme comme un objet éminemment cinégénique.

On peut zyeuter tout cela sur le ramasse-miettes de Locus Solus, qui tiendra lieu dorénavant d’annexe de visionnage.
The Name of the Game | Jason King | Department S | UFO


3 x Department S et 1 x The Mary Tyler Moore Show
La police dans la ville

Il fallait un culot tranquille pour consacrer un documentaire à un sujet aussi peu sexy qu’une police de caractères. Il fallait du talent pour en tirer un film passionnant pour le profane. Il est vrai que l’Helvetica n’est pas une fonte comme une autre. L’Helvetica est partout : dans les journaux et les magazines, la pub et les lieux publics — enseignes de magasins, métro, hôpitaux, aéroports —, la signalétique urbaine et les logotypes des grandes corporations. Nous trempons quotidiennement dans un bain d’Helvetica.
La fonte Neue Haas Grotesk est née en Suisse en 1957, dans les locaux de la fonderie Haas. Elle est l’œuvre de Max Miedinger et d’Eduard Hoffmann. Rebaptisée Helvetica pour d’évidentes raisons commerciales, elle a connu dès lors un succès planétaire foudroyant. C’est qu’elle arrivait à point nommé. À bien des égards en effet, l’Helvetica est emblématique de son temps. Sa naissance coïncide avec le modernisme de l’après-guerre, marqué par un goût de la simplicité, un retour à l’épure (voyez le graphisme ou le design du mobilier de l’époque). Elle correspond aussi à un moment clé de l’histoire culturelle où le design graphique devient un objet d’intérêt esthétique pour le grand public. Elle est enfin contemporaine d’une petite révolution des techniques d’impression, propulsée par le développement de la photocomposition et de l’offset, qui va entraîner à son tour une diffusion exponentielle de la chose imprimée. L’Helvetica est en quelque sorte le symbole typographique de ce boom sans précédent.
Police sans empattements, elle se signale par son alliage d’harmonie et d’élégance indémodable, de transparence et de classe, qui la destine à tous les usages. Ces qualités en font le caractère préféré des multinationales et des administrations publiques. Un slogan, un en-tête, un logotype composés en Helvetica semblent nous adresser ce rassurant message subliminal : « Hey, nous sommes pros et compétents, et en même temps cools et modernes ! ». Avec, en sourdine, la chanson du serpent du Livre de la jungle : « Aie confiansssssssse ! »
Tout cela est raconté de manière limpide et captivante dans le documentaire de Gary Hustwit. Bien qu’il ait été réalisé voici deux ans pour le cinquantième anniversaire de l’Helvetica, le film n’a rien d’hagiographique. Quiconque a fréquenté sur la pointe des pieds des forums de typographes sait que les débats y sont aussi houleux que chez les cinéphiles. On en a ici l’illustration, alors que le montage entrecroise les propos d’une vingtaine de graphistes, designers, dessinateurs de caractères et autres grands névrosés typomaniaques souvent pittoresques, filmés dans leur environnement quotidien qui est en soi révélateur. L’un ne jure que par l’Helvetica et ne veut plus employer d’autre caractère. Un autre ironise sur les excès de cette idolâtrie. Un troisième l’abhorre au point de la comparer à une armée de nazis en marche. Les avis se polarisent aussi selon les générations. Si les plus âgés sont souvent restés fidèles au modernisme de leur jeunesse, la génération suivante, fille de la contre-culture des années soixante, n’est pas loin de penser que l’Helvetica était fasciste et pro-guerre du Vietnam — tandis que les plus jeunes considèrent le débat avec un certain pragmatisme : le règne de l’Helvetica est en quelque sorte un fait accompli avec lequel il faut composer, mais on peut aussi ruser avec lui ; la souplesse de ce caractère est telle qu’il reste encore possible de lui inventer des usages moins conventionnels.
Classiquement mais intelligemment construit, servi par une très belle photo de Luke Geissbuhler (le chef-op de Borat !), le film alterne entretiens et déambulations urbaines illustrant l’omniprésence de l’Helvetica dans notre décor quotidien. Il apporte ainsi une contribution modeste et non dénuée d’humour à une petite sémiologie de la communication visuelle, en montrant la manière souvent insoupçonnée dont la typographie informe notre vie de tous les jours — à travers ces milliers de mots que nous lisons machinalement en marchant dans la ville, en allant faire nos courses, en attendant l’autobus. Démonstration avec la bande annonce du film.
Helvetica, avons-nous dit, date de 2007 et s’est taillé, paraît-il, un joli succès public dans les festivals. Toujours à la pointe de l’inactualité, Locus Solus vous en parle aujourd’hui en vous signalant que le DVD peut s’acquérir à prix cassé auprès de la succursale anglaise d’une célèbre librairie en ligne, où nous l’avons pêché.
Gary HUSTWIT, Helvetica. Plexifilm UK. Sous-titres anglais et allemands.



Qui est Mrs Eaves ?
Et d’abord, qu’est-ce que c’est ? Une élégante police de caractères à empattements, dérivée du Baskerville, et qui semble avoir la cote auprès des éditeurs soigneux de l’apparence de leurs livres. Ces temps derniers, je l’ai rencontrée coup sur coup, utilisée avec une parcimonie judicieuse, dans le Mystérieux Docteur Fu Manchu (Zulma) et dans un recueil de Robert Benchley, Remarquable, n’est-ce pas ?, récemment publié par Monsieur Toussaint Louverture, et dont j’espère trouver le temps de parler prochainement. Deux belles réalisations éditoriales. Depuis 2003, elle est également employée sur les couvertures des Penguin Classics.
Ma curiosité étant piquée, une rapide recherche m’a appris que le Mrs Eaves est une création de la typographe Zuzana Licko, à qui l’on doit une trentaine d’autres fontes. Née en 1961 à Bratislava, Licko a émigré aux Etats-Unis avec sa famille en 1968, dessiné ses premiers caractères sur un ordinateur auquel lui avait donné accès son père biomathématicien, et conçu, après ses études à Berkeley, des polices d’écran pour Adobe. En 1984, elle a mis sur pied une fonderie typographique indépendante avec son mari Rudy VanderLans, Emigre, qui édita également jusqu’en 2005 une revue de design graphique, Emigre Magazine. Les curieux pourront lire ici un entretien (en anglais) avec Licko. Dans un autre entretien, accordé au magazine Eye (printemps 2002), elle présentait sa fonte en ces termes :
I think Mrs Eaves was a mix of just enough tradition with an updated twist. It’s familiar enough to be friendly, yet different enough to be interesting. Due to its relatively wide proportions, as compared with the original Baskerville, it’s useful for giving presence to small amounts of text such as poetry, or for elegant headlines and for use in print ads. It makes the reader slow down a bit and contemplate the message.
Mais qui donc était Mrs Eaves ? Un hasard n’arrivant jamais seul, la dernière livraison de The Penguin Collector (n° 70, juin 2008) me l’apprend ce matin. Sarah Eaves entra dans les années 1750, en qualité de gouvernante, au service du fameux imprimeur-typographe John Baskerville, dont elle devint la compagne lorsque son mari l’abandonna elle et ses quatre enfants (il semble qu’il ait quitté précipitamment Birmingham afin d’échapper à des poursuites pour escroquerie). Baskerville était un libre-penseur peu soucieux du qu’en-dira-t-on. Le fait qu’il vécût en concubinage ouvert avec une femme mariée ayant charge de famille causa d’énormes remous au sein de la bonne société. Le scandale lui aurait coûté une partie de sa clientèle et menacé son imprimerie de faillite. Le couple légitima son union en juin 1764, moins d’un mois après la mort de Mr Eaves.
Baskerville avait de longue date associé Sarah à ses travaux. Après sa mort en 1775, elle prit la direction de l’imprimerie. Lorsque l’entreprise ferma ses portes dix ans plus tard, elle vendit les matrices du caractère Baskerville à Beaumarchais, qui souhaitait l’employer pour l’édition des œuvres complètes de Voltaire. En baptisant de son nom une police de caractères, Zuzana Licko a donc rendu hommage à une figure féminine négligée de l’histoire de la typographie.