Chico Hamilton Quintet

Mystère de la mémoire musicale : pourquoi un disque qu’on a beaucoup écouté, puis qu’on a délaissé, revient soudain vous hanter de manière entêtante au moment le moins opportun ? Le bougre insiste – ça va, ça va, donne-moi deux minutes, le temps de te retrouver et de t’insérer dans le lecteur. La musique emplit l’espace, l’envoûtement renaît et ravive un bouquet de souvenirs. On s’étonne de l’avoir négligé si longtemps.

That Hamilton Man a été enregistré en deux séances à Hollywood, les 19 et 20 mai 1959. En ce temps-là le jazz dit west coast aime à expérimenter des combinaisons instrumentales inédites. Chico Hamilton a tenu les baguettes dans le quartet sans piano de Gerry Mulligan. Quelques années plus tard, il fonde sa propre formation, qui réunit un souffleur, un guitariste, un violoncelliste, une contrebasse et une batterie. Cet attelage singulier invente une musique aux séductions étranges et pénétrantes, au carrefour du jazz et de la musique de chambre : mariage intrigant de timbres et de couleurs auquel un Eric Dolphy débutant mais déjà martien ajoute le grain de folie de ses grands écarts harmoniques et de son lyrisme déchiré. Le disque est court, ses douze morceaux forment une manière de suite qui nous fait voyager dans une succession de climats. Ça s’écoute en boucle comme la bande originale d’un film imaginaire, en rêvant à l’ambre pâle des fins d’après-midi d’automne. Si Martial Solal n’avait pas composé le score « définitif » d’À bout de souffle, la pièce Champs-Elysées aurait pu servir de bande-son à la rencontre – la même année – de Belmondo et Jean Seberg sur la plus belle avenue du monde.

Conformément à l’usage qui consiste à foutre le souk dans les discographies, ce disque s’est appelé au fil de ses rééditions That Hamilton Man, puis Chico Hamilton Quintet Featuring Eric Dolphy, avant de se réincarner chez Freshsound sous le titre de Truth.


dimanche 14 mai 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Lew Tabackin

Pêché à la Médiathèque, un excellent live, très rollinsien d’allure. Tabackin est un musicien très sous-estimé, un saxo ténor au timbre granuleux, qui s’est forgé un idiome personnel au sein de la tradition royale qui va de Hawkins à Rollins, justement. De la carrure, du punch et un swing qu’on dirait inépuisables, de la finesse et de l’humour aussi. C’est également un excellent flûtiste, au son teinté d’orientalisme, et ce n’est pas une mince gageure, car cet instrument est rarement passionnant, dans la sphère du jazz tout du moins. La configuration en trio lui ouvre un espace de liberté qu’il investit avec l’assurance tranquille du vieux lion qui n’a rien à prouver. Hard-bop pugnace et stylé, solos parfaitement charpentés qui s’inventent pourtant dans l’instant, superbes entrées en matière, sans filet et sans accompagnement, où le thème est fouillé dans toutes ses possibilités harmoniques avant d’émerger, et c’est reparti, à trois, et puis à deux, grisants duos/duels sax-batterie. La prise de son ne rend pas entière justice à l’acoustique chaleureuse de L’Archiduc, mais le plaisir de jouer passe la rampe. Il est contagieux.

Lew TABACKIN, L’Archiduc, Round About Five. Avec Philippe Aerts (cb) et Félix Simtaine (bt). Igloo, 1996.


mercredi 29 mars 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Henry « Red » Allen

Une très chouette découverte. La réputation de Henry « Red » Allen (deuxième meilleur trompettiste de son temps après Louis Armstrong) n’est pas usurpée. L’influence d’Armstrong, qui régnait alors sans partage, est inévitable (quel musicien ne l’a pas subie en son temps ?), mais Allen s’en est tôt affranchie pour voler de ses propres ailes, en cultivant une excentricité dont les traits imprévisibles tiennent l’oreille en alerte. Il se produit ici en petite formation avec d’autres membres de l’orchestre de Luis Russel, en particulier le merveilleux tromboniste J.C. Higginbotham et un altiste épatant, Charlie Holmes, qu’on dirait le petit frère de Johnny Hodges. Tout n’est pas égal, c’est le revers des intégrales – et il faut notamment se farcir quelques chanteurs/trices catastrophiques. Mais il y a là-dedans une poignée de perles pleines de fraîcheur et de vivacité. Les quatre premières plages en particulier (It Should Be You, Biff’ly Blues, Feeling Drowsy et Swing Out) sont des petits chefs-d’œuvre, superbement conçus et exécutés.

Henry « Red » ALLEN and His Orchestra 1929-1933. Classics 540.


dimanche 26 février 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Thelonious Monk et John Coltrane

Superbe concert, miraculeusement retrouvé dans les archives de la Bibliothèque du Congrès. Monk et Coltrane en toute grande forme et en accord télépathique, soutenus par une rythmique impeccable. On sent que Coltrane est à un tournant de son évolution, on vit ce grand événement en direct, c’est magnifique. Les thèmes, on les connaît par coeur, mais ils sont attaqués avec un mordant, une énergie joyeuse dont il y a peu d’équivalents dans la discographie monkienne. Bref, un chaînon manquant essentiel dans le parcours des deux compères. Et la prise de son est excellente, contrairement au seul autre «live» connu de ce quartet légendaire (Five Spot Café, 1958), qui donnait l’impression d’avoir été enregistré clandestinement derrière la porte de la sortie de secours.

Thelonious Monk Quartet with John Coltrane At Carnegie Hall. Blue Note.


lundi 9 janvier 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Solosolal

Qui c’est qui, d’un magma d’accords, fait émerger un french cancan d’Offenbach avant d’en tirer, comme un lapin hors d’un chapeau, On Green Dolphin Street ?

Qui c’est dont les doigts courent sur les touches comme l’écureuil fou de Tex Avery ?

Les medleys, c’est souvent assommant. Mais qui c’est qui peut se lancer dans un pot-pourri de Gershwin en donnant l’impression qu’il rencontre les thèmes le plus naturellement du monde au hasard d’une libre promenade sur le clavier, le temps de les triturer, les déconstruire, les reconstruire à l’envers, les envoyer en l’air, les rattraper au vol et leur dire au revoir parce qu’un autre vient d’entrer en scène ?

Qui c’est qui peut transformer des thèmes aussi usés que Tea for Two ou Have You Met Miss Jones en un feu d’artifice permanent d’invention, de dérapages contrôlés et d’humour ?

Et improviser sur Corcovado en changeant de mode ou de ton toutes les trois mesures ?

C’est Martial Solal en concert solo, vendredi dernier à Bruxelles, et j’en suis encore baba.


lundi 19 septembre 2005 | Dans les oneilles | Aucun commentaire