Dans les coulisses d’un grand magasin

Depuis Au bonheur des dames de Zola, on sait combien les grands magasins sont un lieu romanesque privilégié. Aux romanciers soucieux d’observation sociale, ils offrent un parfait microcosme du monde du travail et de la consommation, organisé verticalement (depuis les caissières, les vendeuses et les coursiers jusqu’aux cadres supérieurs perchés au dernier étage) et horizontalement : en scène, un décor trop beau pour être vrai, fait de vitrines et d’étalages où rutile la marchandise ; en coulisses, les quais de livraison, le chaos des réserves, les bureaux, l’infirmerie et la cantine des employés.
On le vérifie avec Business as Usual, roman par lettres illustré datant de 1933 et réédité l’année dernière chez Handheld Press, maison spécialisée dans la redécouverte de pépites oubliées. Il s’agit de la première œuvre de Jane Oliver et Ann Stafford, deux prolifiques romancières à succès qui publièrent à elles deux, tantôt en tandem et tantôt en solo, près d’une centaine de livres, principalement des romans historiques. Ici, le cadre est contemporain à sa date, le ton est à l’humour et le résultat est utterly delightful. C’est un Au bonheur des dames qui aurait été écrit par Wodehouse. On songe aussi aux comédies hollywoodiennes des années 1930-1940, qui savaient marier brillamment la romance, la satire des mœurs et la peinture sociale.
Fille d’une bonne famille écossaise et désargentée, Hilary Fane est fiancée à un chirurgien qui a reporté les épousailles d’un an, le temps pour lui d’établir sa pratique. Contre l’avis de ses proches, elle décide de s’installer à Londres et d’y vivre par ses propres moyens jusqu’à son mariage. Passé quelques déboires, elle décroche un emploi de secrétaire au grand magasin Everyman (inspiré de Selfridges). Elle s’y révèle une dactylo lamentable mais son sens de l’organisation la fait remarquer par la direction et elle se voit affectée successivement à divers départements en vue de les moderniser : la bibliothèque (on apprend que tous les grands magasins anglais de l’époque offraient un service de prêt de livres par correspondance, hérité de la pratique ancienne des cabinets de lecture), le rayon librairie et enfin le service des ressources humaines. Cette rapide ascension professionnelle ne va pas sans susciter la jalousie de ses collègues – lesquels, de façon typique, souffrent d’une routine de travail pénible mais se braquent à l’idée d’en changer.
Vive, spirituelle et drôle, Hilary est aussi une irrésistible gaffeuse. Son don d’observation nous vaut une réjouissante galerie de portraits et des saynètes désopilantes sur les relations vendeurs-clients ou l’hystérie du shopping de Noël. Mais si le ton se veut principalement amusant et léger, le talent d’Oliver et Stafford est de savoir glisser au passage des aperçus révélateurs et parfois plus sombres sur le Londres des années 1930, les barrières de classes, les embûches rencontrées dans la quête d’un gîte et d’un emploi, les conditions d’existence de la low middle class, les aspects les plus durs de la condition féminine durant l’entre-deux-guerres.
On goûte aussi dans ce livre la finesse de la construction narrative et l’intelligence des ressources du genre épistolaire – en particulier dans le maniement des ellipses. Le récit est constitué des lettres pleines de vie que l’héroïne adresse à sa famille et à son fiancé (dont on devine entre les lignes qu’il est un ombrageux barbon, sans besoin de lire ses réponses) ; mais on y trouve aussi des télégrammes, des mémos internes qui circulent entre les échelons hiérarchiques du magasin. Au milieu de ces échanges se glisse un simple bordereau postal pour l’expédition d’un petit paquet, sans description aucune de son contenu. Mais on devine instantanément ce qui s’y trouve, et c’est un point tournant de l’histoire. Tout aussi savoureuse est la conduite des affaires sentimentales d’Hilary par mémos interposés. Ces trouvailles sont dignes de Lubitsch ou du Wilder de la Garçonnière.
Jane OLIVER et Ann STAFFORD, Business as Usual (1933). Handheld Press, 2020.
Poétique de la citation
J’en étais arrivé à devenir un artiste citeur parce que précisément, très jeune, je n’arrivais pas en tant que lecteur à aller au-delà de la première ligne des livres que je m’apprêtais à lire. J’étais tellement handicapé parce que les premières phrases des romans ou des essais que j’essayais d’aborder s’ouvraient pour moi à trop d’interprétations différentes, ce qui m’empêchait, compte tenu de l’exubérante abondance de sens, de continuer à lire. Ces obstacles que, par bonheur, j’ai commencé à perdre de vue vers l’âge de dix-huit ans, furent sûrement à l’origine de ma passion ultérieure à accumuler des citations – plus il y en avait, mieux c’était –, une nécessité absolue d’absorber, de rassembler toutes les phrases du monde, un désir irrésistible de dévorer tout ce qui se mettait à ma portée, de m’approprier tout ce dont, dans des moments de lecture propice, j’envisageais de faire mon miel.
Dans ce désir d’absorber ou de glisser dans mes archives toutes sortes de phrases isolées de leur contexte, je suivais le diktat de ceux qui disent qu’un artiste assimile tout et qu’il n’en est pas un seul qui ne soit influencé par un autre, qui ne prenne chez un autre ce qu’il peut si le besoin s’en fait sentir. Absorber, absorber, et avant tout fuir les heures noires ou amères : telle était ma devise quand j’ai commencé à me libérer du problème des obstacles apparaissant dans les premières phrases des livres.
Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée
(Esta bruma insensata, 2019).
Traduction d’André Gabastou.
Actes Sud, 2020.
Typo des villes (62) : Jackson

Vous la connaissez de vue sans nécessairement pouvoir la nommer. La police de caractères Jackson fut créée en 1971 par Bernard Jacquet pour Mecanorma. Il existe peu d’informations sur Jacquet, designer américain comme son nom ne l’indique guère, auquel on doit aussi la police très flower power Spring.
(Suivant d’autres sources, la Jackson serait l’œuvre d’Albert Boton. Mais elle n’est pas mentionnée sur le site le plus complet consacré à Boton et son style ne s’accorde guère avec celui des autres polices attribuées à coup sûr à ce grand dessinateur de caractères et de logotypes, qui portent l’empreinte de son mentor Adrian Frutiger. Peut-être Boton fut-il responsable, via l’une de ses agences, de la commercialisation de la Jackson en France ? Il y a là, quoi qu’il en soit, un mystère à éclaircir.)
Police emblématique de l’ère post-spatiale, la Jackson fut omniprésente en son temps sur les pochettes de disques et les enseignes commerciales. Elle avait particulièrement la cote auprès des fleuristes, des nettoyeurs à sec et des salons de coiffure. Il est quasiment impossible de se promener dans une ville de province française sans en rencontrer au moins un échantillon. Ci-dessous ma modeste collection rassemblée au fil des ans. La cueillette continue.

Paris

Bruxelles

Toulon

À nouveau Paris

Dax

Pau
En raison de ses qualités visuelles, la Jackson ne pouvait manquer de séduire les praticiens de la poésie concrète – dite aussi poésie spatialiste. Figure majeure de ce courant international (dont les initiateurs furent Ilse et Pierre Garnier), le Brésilien Augusto De Campos l’employa dans un de ses poèmes visuels, Não me vendo [Suis pas à vendre]. Le texte forme un carré de cinq lignes sur six caractères.

Dans sa traduction française, Patrick Quillier aboutit à un quasi-carré de cinq lignes sur huit caractères :
S U I S P A S À
V E N D R E S O
I S P A S À V E
N D R E E T P A
S A V E U G L E
[Source : la Poésie brésilienne aujourd’hui, Bruxelles, Le Cormier, 2011 (édition bilingue).]
Passages secrets
Dans le plaisir que j’ai éprouvé à me glisser pour la première fois le long de ce sentier humblement enchanté jouait quelque chose du déclic magique, que le rêve assez souvent procure, mais aussi quelquefois la réalité, lorsque, par une porte clandestine, par un passage caché, un lieu attirant et familier débouche soudain pour nous sur un autre, insoupçonné, et plus attirant encore.
*
Il y a embusqué dans un coin de ma mémoire un signal routier qui marque obstinément pour moi l’entrée dans le pays de la mer, dans la vie plus légère des vacances. Cette borne, au-delà de laquelle le mouvement des nuages me paraît brusquement plus vif et plus fouetté, la lumière plus crépitante, où l’allegro fringant des ciels et des feuillages, particulier aux paysages des bords de mer soudain s’éveille. […] Chaque fois que je suis passé par là, en changeant de vitesse pour aborder la rampe, j’ai ressenti la dilatation de cœur qui salue le rejet du souci, le passage de la ligne frontière vers les contrées de la vie sans rides. Pourquoi ? Je n’ai jamais passé de vacances à Dieppe, je n’y suis pas allé plus d’une demi-douzaine de fois. Et le lieu même de ce tournant de la route reste sans charme et sans beauté. En vérité, le code intime et sentimental qui surimpose ses signaux aux itinéraires familiers qu’on revisite n’a rien à voir avec les chemins soulignés en vert par les cartes routières, ni avec les étoiles des sites classés, ni même avec les références de souvenirs précis. Plutôt, j’ai tendance à le croire, avec les affinités électives dont la catégorie limitée qu’a reconnue et baptisée le roman de Goethe est très loin d’avoir épuisé le registre étendu.
Julien Gracq, Nœuds de vie. Corti, 2021.
[Ce volume de notes inédites, choisies par Bernhild Boie dans la masse des carnets de Gracq, s’inscrit dans la lignée des Lettrines, d’En lisant en écrivant et des Carnets du grand chemin : promenades, instantanés, notes de lecture, réflexions sur la littérature. On s’en fera une bonne idée en lisant la belle recension de Maurice Mourier (En attendant Nadeau).]
Chambres


Billère

Montfort
Chambres

Paris, hôtel Saint-Germain-Montparnasse
Le regard d’André Chastel

Entre de nombreux livres sur l’art italien et l’art français, les cours et les conférences, la fondation de revues, la participation à des sociétés savantes, le pilotage de grands travaux éditoriaux (la traduction en douze volumes des Vies de Vasari, notamment), André Chastel trouva encore le temps d’écrire quelques milliers d’articles. Les éditions de Fallois ont réuni en deux volumes un choix de textes parus dans le Monde des années 1950 à la fin des années 1970. De leur côté, les éditions du Patrimoine ont publié une anthologie de chroniques sur l’architecture et le patrimoine, autre cheval de bataille de Chastel, qui fut à l’origine, avec Marcel Aubert, de la création de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France.
Les articles rassemblés dans Reflets et regards portent sur des problèmes généraux (les faux, la restauration), des questions de style et de méthode, les fresques, la miniature, le vitrail et le dessin. Dans le Présent des œuvres, il est essentiellement question de peinture, du XIVe au XVIIIe siècle (Italie, Flandres, Pays-Bas, Allemagne, Europe centrale, France).
Rédigés à l’intention d’un lectorat nullement spécialiste, ces textes confirment combien Chastel fut non seulement un grand historien d’art mais aussi un grand prosateur. Et l’on admire la clarté et l’élégance avec laquelle, à l’occasion d’expositions sur un artiste, un courant, une école, il ressaisit en quelques feuillets un « état de la question ». On sent là derrière le savoir et l’expérience de regardeur de toute une vie, un rapport informé et vivant aux œuvres qui se retrempe à leur contact et produit des synthèses personnelles et limpides qui n’ont rien de professoral. À « cette discipline qu’on nomme l’histoire de l’art », écrit Chastel, « il faut une alliance difficile du savoir, de l’intuition et de la critique. […] Il est bon que l’on sache à quel point notre connaissance de l’art est suspendue à des énigmes. » Le préambule au compte rendu d’une exposition de Vermeer développe ce point de vue :
Il y a, chez presque tous les amateurs de peinture, une aspiration à se libérer de l’histoire. L’appareil de la critique et le jeu minutieux de l’attribution ont leurs fanatiques : on traite avec les documents, on circule au milieu des œuvres célèbres et des pièces inconnues, d’où parfois une merveilleuse familiarité avec le métier de chaque époque, les ressources de chaque milieu et les trouvailles des maîtres. Mais ce travail accompli, même s’il est décisif, laisse au connaisseur scrupuleux comme un regret de n’être pas resté face à face avec l’œuvre seule et l’avoir trop contournée du dehors. Tout l’enseignement de Max Friedländer, qui fut le plus savant des « experts » de la peinture septentrionale, revenait à inviter finalement le connaisseur à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, à ne pas oublier ce moment unique, voluptueux, fugitif où Claudel disait que « l’œil écoute ».
Chastel savait aussi donner à voir une ville, un paysage, et cette introduction à un article sur la peinture génoise donne l’envie irrépressible de se téléporter sur les lieux:
Gênes est à part. Ce n’est ni la splendeur immédiate de Venise ni la familiarité étourdissante de Naples, mais quelque chose d’incroyablement dense, attirant et dérobé. Reliant les ressauts du site couverts de quartiers noués sur d’anciennes forteresses médiévales, l’armature interne est très forte : elle tient toujours. La ville est verticale et toute en superpositions. De place en place, l’épaisseur cède et permet le déploiement d’aménagements urbains surprenants, créant à mi-pente le repos d’un niveau monumental qu’établit une église, une façade.
L’admirable strada nuova – intacte sous le nom de via Garibaldi – est peut-être la première voie à ordonnance complète de l’histoire de l’urbanisme ; les palais déploient en vis-à-vis bien réglés leurs structures de portiques et de terrasses : c’est là l’œuvre des XVIe et XVIIe siècles, grande époque pour la ville, qui avait abandonné la tutelle française pour se ranger auprès de la maison d’Autriche. Elle se trouve amenée à jouer ainsi une partie originale et passablement méconnue dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde « baroque ».
Pour faire connaissance avec André Chastel, on recommande le beau portrait réalisé en 1990 par Edgaro Cozarinsky.