Glycophilie
À neuf heures moins le quart, je retrouvais Gourmont au Café Véron. Vu là pour la première fois la nouvelle mode du sucre enveloppé dans un petit sac en papier couvert de réclames. Une nouvelle forme de publicité, et pas bête, et qui fera gagner de l’argent à son inventeur. Car ce n’est bien qu’une petite industrie nouvelle, sous le couvert de l’hygiène.
Paul Léautaud, Journal littéraire, tome II, 1er octobre 1908.
Mercure de France, 1955, p. 305.
On peut donc dater de 1908 l’apparition, en France, des premiers sachets de sucre. On mourra moins bête ce soir. Sérieusement, ce genre de notations « intactes et minuscules » enchante toujours1. Rien de tel pour retrouver dans un éclair le grain d’une époque. Car tandis que les livres d’histoire nous font voyager dans un passé reconstruit, qu’ils nous font éprouver comme passé, elles nous font ressentir ce passé comme ayant été un jour du présent. C’est peu de choses, évidemment, mais c’est pourtant vrai qu’il a bien fallu qu’apparaissent un jour les premiers sachets de sucre, et qu’il se trouve des gens pour s’en étonner. Et d’un coup, par la magie de cette capsule témoin, nous voici téléportés au Café Véron et considérant à notre tour ces petits sachets en méditant sur l’industrieuse ingéniosité des hommes et l’empire croissant de la publicité.

1. Et celle-ci m’a d’autant plus frappé qu’elles sont rares sous la plume de Léautaud. Par contraste, le cinématographe suscite à peine sa curiosité, et il s’étonne — nous pas — de ce que Gourmont se passionne pour cette attraction nouvelle et fréquente assidûment les premières salles obscures.
Titreurs d’élite

Ne mollissant jamais devant le plus mauvais calembour — pour reprendre la formule impérissable de Losfeld —, on aurait aimé être une petite souris pour assister aux brainstormings de la Série noire à la grande époque de Marcel Duhamel et de Robert Soulat. Combien de fous rires et de litres de bière furent-ils nécessaires pour accoucher de titres aussi merveilleusement navrants que Tu mens Beth ! ou Mon cadavre au Canada ? A contrario, le Fondu déchaîné (acquis ce matin pour cinquante centimes à la brocante) est une excellente trouvaille verbale, l’une des meilleures de la tranche 1700 de la collection, avec le Mur du sang de Kenneth Royce (pas lu) et Libres Sévices de Deanne Barkley (un bon cru, celui-ci : chronique unanimiste ordonnée autour d’une autoroute sillonnée par un tueur fou). Le titre original n’a rien à voir comme d’habitude, puisqu’il s’agit de The Howard Hughes Affair.
Babel en solde

À l’attention des Parisiens et des visiteurs de passage, signalons qu’un soldeur bien connu de la rue Saint-Martin liquide à six euros pièce quatre volumes de (la réédition chez Panama de) la très belle « Bibliothèque de Babel » (prix d’origine : dix-neuf et vingt et un euros suivant les volumes). Créée en 1977 sur l’initiative de l’éditeur Franco Maria Ricci, ce fut la seule collection littéraire dirigée par Jorge Luis Borges. Elle réunit des perles de la littérature fantastique chères au cœur du Sphinx de Buenos Aires, préfacées par lui avec sa concision habituelle.
Rappelons que la nouvelle « la Statue de sel » de Leopoldo Lugones — l’un des volumes projetés mais finalement non publiés en français pour cause de faillite de l’éditeur, si j’ai bien compris — est disponible, avec « la Pluie de feu » du même auteur, dans le numéro 15 du Visage vert, et que ces deux textes valent diablement le détour.
« La Bibliothèque de Babel » fut l’une des dernières occurrences1 de ce format oblong (sauf que c’est le contraire) qui eut durant les années 1960 et 1970 les faveurs de certains éditeurs, notamment Éric Losfeld et Jean-Jacques Pauvert, avant de passer de mode. Le plus souvent dévolu à de courts textes pamphlétaires (l’Extricable de Raymond Borde et Lettre aux gens malheureux et qui ont bien raison de l’être de Jacques Sternberg chez Losfeld, Plaidoyer contre la censure de Maurice Garçon et l’Homme et son âme devant la société d’Oscar Wilde chez Pauvert, sans oublier la fameuse collection «Liberté » de Pauvert et la collection « Le Désordre » de Losfeld, toutes deux maquettées par Pierre Faucheux), il servit plus rarement d’écrin précieux à des textes littéraires qui ne l’étaient pas moins (les Chasseurs d’André Hardellet chez Pauvert, la Cafarde de Bona de Mandiargues et le Marronnier d’André Pieyre de Mandiargues au Mercure de France).


1. À l’exception notable d’Actes Sud, vil étourdi que je suis. Les ajouts en bleu font suite aux remarques de mes aimables lecteurs.
Typo des villes (3)

Rue des Gobelins, Paris.
J’ai un faible pour ces enseignes en relief. Les boutiques poussiéreuses qu’elles surmontent sont le plus souvent fermées ou désertes. En se dévissant le cou, on aperçoit parfois le patron dans son arrière-boutique ; mais jamais un client. On se demande par quel mystère elles survivent.
Ce qu’ils lisent
Paris (suite)
25 mars
— À Pasteur, direction Étoile, une dame en imper de privé, apostée tout au bord du quai (décidément, c’est une manie), lit la Conspiration de Paul Nizan. Assis dans la position du penseur de Rodin, un quadragénaire est plongé dans les romans de Walter Scott, dans l’édition de la Pléiade. Le volume est ouvert sur son genou.
— Gare Saint-Lazare, une jeune femme en manteau d’esquimau a elle aussi adopté la pose du penseur de Rodin pour lire les Femmes du braconnier de Claude Pujade-Renaud.
— À Miromesnil, direction Mairie de Montreuil, deux jeunes filles discutent vivement au bout du quai. La brunette en bleu agite un exemplaire de Syngué Sabour d’Atiq Rahimi sous le nez de sa copine.
— À Chaussée d’Antin, direction Mairie d’Ivry, une jeune femme surgit sur le quai, qui lit en marchant le Lys dans la vallée de Balzac. Une ado tout en noir a ouvert le Gang des mégères inapprivoisées de Tom Sharpe.
— Dans le wagon, une dame plongée dans un roman de Christian Jacq, et deux autres lectrices en vis-à-vis, dont une quinquagénaire permanentée, l’air très pincé, lisant un volume du Séminaire de Lacan.
— Sur le quai des Gobelins, une femme en veston cintré sur jeans pattes d’eph’ lit le Septième Voile de Juan-Manuel de Prada. Elle monte dans un wagon où se trouve une lectrice de Shutter Island de Dennis Lehane — c’est une blonde menue vêtue de gris et de noir.
— Métro Place d’Italie, un homme en veste de cuir, au crâne entièrement rasé à l’exception d’une longue queue de cheval, s’absorbe dans le Tailleur de pierre de Camilla Läckberg. Plus loin, un jeune homme a le nez dans l’Espace de la révélation d’Alastair Reynolds. Une demi-douzaine d’autres lecteurs des deux sexes sur le quai bondé.
— À Pasteur, direction Mairie d’Issy, paraît une autre lectrice de Shutter Island — cheveux châtain ondulés, manteau olive sur pantalon noir.
— Dans le wagon, une dame tout en noir lisant la Nostalgie de l’ange d’Alice Sebold. Un trentenaire déplumé au nez pointu vêtu d’un pull violet s’initie à la Tactique générale de l’armée de terre (préface du général de corps d’armée Antoine Lecerf).
— À Vaugirard, le croiriez-vous ? monte une troisième lectrice de Dennis Lehane. Cheveux cendrés, long manteau vert sur jupe grise, elle ne lit pas Shutter Island mais Prières pour la pluie.
— Et nous voici porte de Versailles, à deux pas du Salon du livre. Deux lectrices sont adossées à deux lampadaires distants de quelques mètres. Le manteau rouge lit Spin de Robert Charles Wilson ; le manteau noir, Trinités de Nick Tosches.
26 mars
— Dans un wagon de métro encore, mais sur quelle ligne ? Mes notes sont illisibles. En tout cas, il y avait une femme en noir un peu sorcière — cheveux aile de corbeau, fard turquoise aux paupières — lisant Maléfices de Maxime Chattam. En face d’elle, un jeune homme en veste à carreaux s’absorbant dans le Règne de la quantité et les signes du temps de René Guénon. Et plus loin, assis sur un strapontin, un type rougeaud et mal réveillé lisant le Petit Saint de Simenon. Enfin, sur le quai d’une station, une jeune femme tenant en main la Clinique du docteur H de Mary Higgins Clark.
29 mars
— Métro Sèvres-Babylone, direction Gare d’Austerlitz, une grande blonde assise est plongée dans D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère.
— Dans le wagon, un monsieur ressemblant à Guy Vaes avec un nez aquilin savoure un dialogue de Platon dans un vieux fascicule jauni. Debout, une nouvelle lectrice, rousse, de la Nostalgie de l’ange, et une quadragénaire lisant Chaleur et Poussière de Ruth Prawer Jhabvala.
Beaucoup, beaucoup de lecteurs (et surtout de lectrices, comme toujours) dans la rue et les transports en commun ce printemps à Paris. J’en ai loupé une bonne trentaine, trop loin ou s’obstinant à dissimuler le titre de leur livre.
Ce qu’ils lisent
24 mars
Liège
— Sur un strapontin du 4, une dame en veste et bottes de cuir — genre Fifi Brindacier à cinquante ans — lit une prière dans son missel : « Le Seigneur est mon berger… » Elle papote ensuite avec une copine montée à l’arrêt suivant.
Dans le Thalys Liège-Paris
— Une Allemande referme Quand la Chine s’éveillera d’Alain Peyrefitte dans une édition Club à l’improbable jaquette orange et citron.
— Une dame cherchant sa place tient en main Firmin : autobiographie d’un grignoteur de livres de Sam Savage.
— Deux lectrices de guides touristiques.
— Une trentenaire ahurie et bouche bée écarquille les yeux sur Practical Psychic Self-Defense. Elle a l’air d’en avoir bien besoin.
— Derrière elle, une femme en pull rayé se délecte d’un album de Spirou et Fantasio, période Franquin au vu des planches.
— Une autre dame lit Métronome de Lorant Deutsch.
— Sur la tablette d’une jeune femme, Revolutionary Road de Richard Yates.
— Un élégant monsieur aux cheveux blancs lit le Passage de l’Aulne de Philippe Le Guillou.
— Une autre femme cherche le Bonheur, désespérément dans la prose d’André Comte-Sponville.
— À l’arrivée, une petite dame franchit l’allée en tenant en main Alain Decaux raconte.
Paris
— Ligne 7, direction Mairie d’Ivry. La lectrice d’un 10/18 quitte son strapontin pour descendre à Censier-Daubenton. Une jeune blonde est plongée dans une édition de poche très fatiguée de Midnight in the Garden of Good and Evil de John Berendt.
— Sur un banc public de la rue des Gobelins, près de la place d’Italie, un jeune dandy de notre temps (pose nonchalante, blouson blanc, lunettes fumées et barbe de trois jours) lit le Manuel du guerrier de la lumière de Paulo Coelho.
— Métro Place d’Italie, direction Étoile. Une jeune femme assise lit Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi de Mathias Malzieu. Debout un peu plus loin, une femme tient en main trois 10/18 attachés par un élastique. Elle parcourt la quatrième de couverture du volume du dessus. C’est un roman de Haruki Murakami.
De la rame qui s’arrête à quai, descend une jeune brune parlant à son téléphone portable tout en arborant l’Effort pour rendre l’autre fou de Harold Searles. C’est peut-être une démonstration en acte.
— Métro Pasteur, direction Mairie d’Issy. Une jeune femme se tenant dangereusement au bord du quai lit Monnayé, un volume des Annales du disque-monde de Terry Pratchett. Passe une petite blonde tenant un gros Ken Follett, les Piliers de la Terre.
— Dans la rame, direction Mairie d’Issy, un grand quadra tout frisé, tout en bleu, s’initie avec William Buhlman à The Secret of the Soul: Using Out-Of-Body Experiences to Understand Our True Nature.
— Métro Porte de Versailles. Il faut intenter un procès au coiffeur de la jeune femme qui lit l’Attrape-cœurs de Salinger.
— Dans la rame qui roule en direction de Porte de la Chapelle, deux lectrices en vis-à-vis. La première est si absorbée par la biographie de Cléopâtre qu’elle manque de rater sa station. La deuxième lit un pavé non identifié.
— Métro Pasteur. Tout au bord du quai (encore une), une brune menue chaussée de bottes en daim sur des collants, jupe courte et bague au pouce. Elle lit un polar d’Arnaldur Indridason. De l’escalier surgit une femme altière tenant en main une pièce de Brecht publiée chez L’Arche.
— Dans le wagon, direction Nation, une dame rousse tente de lire La fin est mon commencement de Tiziano Terzani en pestant contre les tressautements de la rame qui la projettent sur ses voisins. Assise un peu plus loin, une ample blonde aux bijoux clinquants, au maquillage outré, ouvre Je le ferai pour toi de Thierry Cohen. Face à elle, une brune plongée dans un roman paru chez Actes Sud. Deux autres lectrices et un lecteur dans le wagon bondé.
Chambres

Ce riant décor orangé ne doit pas faire illusion. Au vu du papier peint,
des corridors lugubres et des borborygmes nocturnes de la tuyauterie,
il ne fait aucun doute qu’on séjourne dans l’hôtel de Barton Fink.


Paris, Hôtel Bellevue et du Chariot d’or, mars 2010.