Deux autoportraits (2)

Peut-on reconnaître quelqu’un qu’on n’a pas connu ? C’est le sentiment troublant, et par moments poignant, qui nous étreint à la lecture des fragments autobiographiques réunis dans l’Année dernière à Cazillac. L’ensemble tient dans une vingtaine de pages, mais elles nous en disent plus long que de copieux mémoires en deux volumes. Pas de date ni de chronologie, pas de récit ni d’anecdotes. Plutôt une succession de moments où se révèlent un paysage mental, une manière de voir et d’être au monde : le lent réveil et le premier café, la quête du bois de chauffage, les cigarettes comme unité de mesure du temps (je lis une cigarette, je vais marcher deux cigarettes), les rituels et les superstitions intimes. Fondamentalement pessimiste et donc foncièrement disponible au merveilleux quotidien, au silence et à la rumeur du monde, Peuchmaurd est ce guetteur solitaire qui arpente son périmètre physique et imaginaire (c’est la même chose), s’invente des exercices de dépaysement dans la noiseraie entourant sa maison et n’en finit pas de se perdre pour mieux se retrouver. Ces fragments sont écrits à la troisième personne, par méfiance sans doute envers l’exercice autobiographique, pour le — et se — tenir à distance, pour marquer aussi ce que cette vie a d’ordinaire, comme toutes les autres. Il en résulte pourtant un surcroît de proximité, le sentiment très fort, la dernière page tournée, d’avoir rencontré quelqu’un.

Pierre PEUCHMAURD, l’Année dernière à Cazillac. Avec une photographie d’Antoine Peuchmaurd et une traduction anglaise de Benoît Chaput.
L’Oie de Cravan, dans la belle collection cousue main « Le fer & sa rouille », 2010.


mercredi 9 juin 2010 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Deux autoportraits (1)

La meilleure manière de lire un auteur, c’est de le traduire, disait je ne sais plus qui. Il y a aussi la phrase célèbre de Proust : « Tout lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. » On remue tout cela en lisant le recueil de haïkus d’Issa Kobayashi (1763-1828), J’ai vécu soixante ans / je n’ai pas dansé / une seule nuit, publié à l’enseigne de La Morale merveilleuse. C’est un beau livre, parfaitement composé et imprimé par Stéphane Mirambeau. C’est un livre à deux voix superposées, où les vers d’Issa dessinent un portrait en creux de Pierre Peuchmaurd, à qui nous devons le texte français.

S’agit-il d’une traduction, d’une paraphrase, d’une transposition, d’une réappropriation, d’une réécriture ? On ne sait trop ; sans doute un peu tout cela à la fois. La couverture crédite curieusement Peuchmaurd d’une translation, jeu de mots franco-anglais qui laisse perplexe mais suggère en tout cas l’idée d’un déplacement — d’une langue à une autre, d’un univers dans l’autre, comme un jeu de vases communicants. De fait, nombreuses sont les passerelles sensibles entre ces haïkus revisités et les propres vers, les aphorismes de Peuchmaurd. Ce tercet, par exemple, pourrait être de lui : « Ce matin de printemps / on a procédé / à l’estimation de ma carcasse. » La présence lancinante en ces vers — quoique tempérée par l’ironie — de l’automne et du crépuscule, de la lente agonie de toute chose, de la vieillesse et de la mort se charge aussi pour nous d’une grande émotion — d’autant plus forte d’être murmurée à voix basse, à travers la voix d’un autre — si l’on songe que Peuchmaurd savait probablement déjà sa fin proche en préparant ce recueil.

Autre passerelle : il me semble que certains haïkus d’Issa répondent avec une jubilation contagieuse à cette interrogation de Peuchmaurd, qui surgissait tout à trac en dernière page du Bathyscaphe no 1 : « Comment faire partager poétiquement les sentiments d’un homme qui regarde le cadavre d’une tique s’enfoncer dans l’eau des toilettes où il est en train de pisser ? » Ne riez pas, c’est une vraie question. Que faire avec la trivialité ? Comment rendre un compte exact de ce peu de chose à la fois plaisant et dérisoire et saugrenu et enchanteur ? Sans tomber dans la dépréciation facile ni dans la plate vulgarité, et par pitié sans pohétiser. Eh bien, Issa a trouvé le la, la note juste, lui qui parvient à concilier avec un naturel désarmant la considération plaisante à ras de terre et le signe ascendant cher à Breton — et avec ça, sans jamais en faire un plat.

Il y a ainsi chez lui une manière réjouissante de tordre le cou au lieu commun poétique, au sein d’une forme, le haïku, que sa concision et sa simplicité trompeuse peuvent facilement faire verser dans la platitude sentimentale (comme en témoignent les innombrables succédanés produits depuis trente ans par tant de pohètes qui font du haïku comme on fait du macramé). Chez lui, quand les oies reviennent au printemps, c’est pour nous chier sur la tête.

Peuchmaurd dit tout cela bien mieux que moi. En reparcourant ses recueils de notes et d’aphorismes, je suis tombé sur ceci, dans le Pied à l’encrier : « La poésie d’Issa (ses haïku), la plus surbaissée et la plus accablante, et de ce fait la plus survolante et la plus survoltante. » Et puis sur ce raccourci à la fois très drôle et très juste : «Issa est le seul surréaliste belge japonais. » (Le Moineau par les cornes, Pierre Mainard, 2007.) C’est un fait qu’on songe parfois à Scutenaire devant cet alliage impeccable de mélancolie et d’humour, d’émerveillement et de dérision.

Pluie de printemps —
une jolie fille
passe en bâillant

Cette année encore
les oies sont venues
se faire massacrer dans les rizières

Ne regarde pas,
petit roitelet,
je vais chier dans l’herbe

Comment le saurais-je
que cette rosée
tombe pour moi ?

Oublie ça —
demain
il y aura la rosée de demain

Même
quand je sens le vin
je plais aux moustiques

Au crépuscule
l’épouvantail et moi
face à face, seuls

Et pour l’amour,
nuit après nuit
j’ai ma bouillotte

Neige et vent
dans le ciel de Shinano
Fini de rire

Matin midi, brouillard
Brouillard le soir
Et je vis là

Rien à attendre
sinon, peut-être,
la fin de l’année

Ah ! et puis on verra —
que l’année finisse
ou qu’elle ne finisse pas

Rien à dire, c’est parfait.

ISSA, J’ai vécu soixante ans / je n’ai pas dansé / une seule nuit. Translation de Pierre Peuchmaurd. La Morale merveilleuse, 2010.
Merci à la fée mystérieuse qui m’a fait parvenir ce livre.


Frontispice de Robert Lagarde


mardi 8 juin 2010 | Au fil des pages | 2 commentaires


La poésie ce matin (6)

Je t’aime tentation cloche-pied
accrocheuse goupil
amour claque
qui casse mes dents
à terre
frottent le vieux sale
piquent au nez
tendresse saccadée au sécateur
fille alerte
allume
ma tête alourdie
scrap tout
klic claque
dans le vif
autoroute mal faite
patchée au gafer
croque-cervelle matin
yeux doux
offre-moi
un exil auditoire
dans la sourdine urbaine
de ton nid.

Pascal-Angelo Fioramore, Têtagoise. Rodrigol, 2010


dimanche 6 juin 2010 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


Ce qu’ils lisent

24 mai
Dans le TGV Bruxelles-Roissy
— Ma voisine lit la Croix des assassins d’Éric Giacometti et Jacques Ravenne.
Aéroport Charles-de-Gaulle
— Première apparition dans cette rubrique d’un spécimen d’avenir : une lectrice équipée d’une liseuse électronique, Kindle ou autre. Impossible évidemment de savoir ce qu’elle lit.
— Deux autres lectrices croisées sur le chemin de la porte F47, où une grosse dame affalée sur une banquette de la salle d’attente s’absorbe dans un thriller de Ken Follett.
— Passe un corpulent quinquagénaire, pressé, stressé, en nage, tenant en main un exemplaire de Wolf Hall de Hilary Mantel, barré d’un bandeau rouge nous informant que l’ouvrage a remporté le Booker Prize.
Dans l’avion Paris-Montréal
— Un homme dort avec une couverture sur la tête. Sur sa tablette, Papillon d’Henri Charrière.
— Plus loin, un lecteur d’un ouvrage de Jean Taylor.
— À l’atterrissage, un jeune homme remet dans son sac God Machine de J. G. Sandom.

25 mai
Montréal
— Trois lecteurs en shorts et sandales. Le premier, assis dans une rame de métro filant vers Côte-Vertu, ouvre un ouvrage relié édité par des presses universitaires américaines ou canadiennes. Le second, un grand type à tête d’Aramis, monte à la station Mont-Royal, portant deux livres sous le bras. L’auteur de l’un d’entre eux se prénomme Fernand. Le troisième circule dans l’autobus 97. Il lit Balzac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijie et descend rue Christophe-Colomb.
— Dans le métro direction Montmorency, une lectrice d’A Bed of Roses de Nora Roberts.
— Dans le métro direction Côte-Vertu, une jeune femme debout lit The Age of Innocence d’Edith Warthon dans l’édition Penguin Classics. Deux autres lecteurs dans la rame.

27 mai
— Dans le métro direction Côte-Vertu, une lectrice des Mille et Une Nuits vêtue d’un boubou.

28 mai
— Au soleil de la place Gérald-Godin, un lecteur de la Route de Cormac McCarthy coiffé d’un bob. Plus loin, une lectrice à crinière noire, vêtue d’une robe rouge flamboyante.

31 mai
— Au coin du boulevard de Maisonneuve et de la rue University, une femme fait le pied de grue en lisant un roman de Horna Andrews.
— Place Ville-Marie, les travailleurs de bureau profitent de la pause déjeuner pour prendre le soleil aux abords d’une fontaine. Une jeune femme lit bouche bée un thriller de John Grisham. À côté d’elle, un homme en complet cravate est plongé dans un livre recouvert d’une liseuse en maroquin noir. Un peu plus loin, une femme aux cheveux à reflets cuivrés a ouvert la Fille de papier de Guillaume Musso. Une quatrième lectrice est située trop loin pour qu’on puisse distinguer le titre de son livre.
— Dans l’autobus 80, direction Nord, une brune maigrelette vêtue de rouge et d’escarpins dorés lit Tout compte fait de Simone de Beauvoir. Par la suite, je suis tellement occupé à déchiffrer le titre de ce que lit une autre lectrice — il s’agit de Structuring the State : The Formation of Italy and Germany and the Puzzle of Federalism de Daniel Ziblatt — que je ne prête aucune attention à son visage. C’est elle qui, se sentant observée, lève les yeux vers moi et me reconnaît : c’est une vieille connaissance, SD, plus revue depuis des années. Elle m’explique qu’elle prépare une communication à un colloque d’histoire. Nous descendons ensemble rue Saint-Viateur et bavardons un moment avant de nous quitter.
— Deux dames assises l’une derrière l’autre dans l’autobus 197, direction Ouest. La première lit un roman Harlequin, la seconde, Dieu obscur de Thomas Römer.

1er juin
— Dans l’autobus 51, une dame rousse plongée dans la Première Nuit de Marc Levy. Derrière elle, une femme plus jeune mâche consciencieusement son chewing-gum en lisant le Parfum de Patrick Süskind. Enfin, un homme à coiffure rasta surmontée d’un énorme casque d’écoute Sony apprend comment Méditer au quotidien avec Henepola Gunaratana.
— Dans le métro direction Côte-Vertu, un jeune homme s’absorbe dans un gros manuel, Stratégie et moteurs de performance : les défis et les rouages du leadership stratégique. Il descend à Berri et s’éloigne d’une démarche lourde.

2 juin
Dans l’avion Montréal-Paris
— Mon jeune voisin lit How to Get Things Done without Trying too Hard de Richard Templar.

3 juin, aux aurores
Aéroport Charles-de-Gaulle
— Un barbu descend un escalator tenant en main un livre d’un auteur prénommé Gordon, dont le titre en lettres rouges s’étale sur une couverture blanche.
— Dans un petit coin salle d’attente, un lecteur de David Gemmel converse avec son voisin.
— Plus loin, une quinquagénaire à lunettes lit Os troubles de Kathy Reichs en se grattant le ventre.


samedi 5 juin 2010 | Ce qu'ils lisent | Aucun commentaire


Chambres


Montréal, mai 2010


vendredi 4 juin 2010 | Chambres | Aucun commentaire


Treehorn et ses ennuis

Treehorn rapetisse. Ses vêtements deviennent trop grands. À l’heure des repas, il arrive tout juste à voir au-dessus de la table. Ses efforts pour attirer l’attention sur cette embarrassante situation se heurtent à l’indifférence ou à l’incompréhension de son entourage, et tournent immanquablement au dialogue de sourds. Ses parents trouvent que Treehorn n’est pas raisonnable et qu’il devrait cesser de faire son intéressant ; et puis, qu’en diront les voisins ? Au surplus, ils ont des soucis d’adultes autrement plus importants : faire des économies (l’économie est le secret d’un ménage bien tenu, ne l’oublie pas mon garçon), surveiller la cuisson des gâteaux ou choisir un nouveau tissu d’ameublement. L’institutrice de son école tance gentiment Treehorn : ce n’est pas parce qu’on rapetisse qu’il faut se croire tout permis, et faire des bonds de cabri pour tenter d’atteindre l’abreuvoir. Le proviseur le félicite d’être venu le trouver : n’est-il pas là pour ça ? Puis il se lance dans un grand discours sur sa mission pédagogique avant d’inviter le garçon à repasser le voir si jamais il avait un problème. Les camarades de Treehorn ne lui sont d’aucune aide non plus et trouvent qu’il faut vraiment être débile pour en arriver là.

Parce que le personnage est aux prises avec un problème de taille (qu’il finira par résoudre de lui-même, au prix d’un nouvel inconvénient dont on vous laisse la surprise), on n’est pas loin de Lewis Carroll. Comme chez l’auteur d’Alice, l’humour nonsensique de l’argument et l’ironie understated de la narration se fortifient de satire sociale et d’une réflexion plus fondamentale sur le langage. « Avec les mots, disait Humpty Dumpty, l’important est de savoir qui est le maître. » Or, le maître, c’est le langage lui-même. Car avant même d’être inféodés aux convenances ou à leur position sociale, les proches de Treehorn sont prisonniers de discours tout faits qui les rassurent quant à leur existence et leur permettent de continuer à vivre les yeux fermés. C’est le secret des meilleurs livres anglo-saxons pour la jeunesse (on songe aussi à Winnie l’ourson d’A.A. Milne) que de pouvoir, en suggérant plusieurs niveaux d’interprétation, être lus à tout âge avec un enchantement égal.

Florence Parry Heide est née en 1919. Depuis Maximilien (1967), elle a publié une centaine d’ouvrages pour la jeunesse. Sa trilogie de Treehorn (dont le Rapetissement de Treehorn constitue le premier volet) est devenue un classique outre-Atlantique. Elle est illustrée, ce qui ne gâte rien, par l’aimable excentrique Edward Gorey, auteur de superbes romans graphiques cruels et macabres qui, malgré les efforts répétés de Patrick Mauriès aux éditions du Promeneur, semble voué à un succès de happy fews auprès du public francophone. Merci donc aux éditions Attila d’avoir pris le relais. Le second volet de la trilogie, le Trésor de Treehorn, vient de paraître (le troisième est annoncé pour le second semestre de cette année). Le point de départ en est moins original, mais le regard en coin de Florence Parry Heide et d’Edward Gorey, toujours aussi savoureux.

Florence Parry Heide, le Rapetissement de Treehorn et le Trésor de Treehorn. Illustrations d’Edward Gorey. Traduction d’Oskar et de Chantal Philippe.
Attila, 2009 et 2010.


jeudi 22 avril 2010 | Au fil des pages | 3 commentaires


Dimanche en jazz 4

On découvre que le saxophoniste anglais John Butcher se produira en solo le 24 avril à 20 heures à la Chapelle Saint-Roch-en-Volière (19, rue Volière, 4000 Liège). En seconde partie, récital de Tomoko Sauvage, joueuse de jalatarangam, dont on apprend du même coup qu’il s’agit d’un « instrument indien constitué de bols de porcelaine accordés suivant la quantité d’eau dont ils sont remplis ».

Concert organisé par la Médiathèque et l’asbl Épiphonie.
Portrait de John Butcher, par Philippe Delvosalle.

 

Addendum : John Butcher est coincé au Texas pour cause d’aéroflotte clouée au sol, nous apprend-on en commentaire. Son concert sera remplacé par un duo entre le tromboniste Paul Hubweber et le batteur Paul Lytton.


dimanche 18 avril 2010 | Actuelles,Dans les oneilles | 6 commentaires