Trempe ta soupe

Au Moyen Âge, la soupe est la tranche de pain posée dans l’écuelle sur laquelle on verse le bouillon – d’où l’expression trempé comme une soupe (Le Monde).


jeudi 19 janvier 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Double jeu

Romancier américain partageant son temps entre la France et les États-Unis, Harry Mathews fut l’ami et le traducteur de Georges Perec. Dans les années 1970, une folle rumeur courut à son sujet dans le Paris littéraire: il était un agent de la CIA ! Naturellement, les dénégations véhémentes de l’intéressé ne faisaient que renforcer l’intime conviction de ses interlocuteurs : puisqu’il dément, c’est bien la preuve qu’il en est un. D’abord très perturbé, et furieux de n’être pas cru, Mathews décide par jeu d’adopter l’attitude inverse : puisque tout le monde croit que je suis un espion, feignons d’enêtre un. Et de se donner des airs de comploteur en multipliant les agissements équivoques. Jeu qui se révèle dangereux lorsque des personnages louches se mettent à le prendre vraiment au sérieux.

Mathews raconte tout cela de fort drôle manière, en glissant insensiblement du récit vécu à la fiction fantasmatique. Tant que la frontière entre la réalité et la fiction reste incertaine, c’est brillant, enlevé, très réussi. Car le livre suggère finement, sans l’écrire en toutes lettres, une analogie entre le métier d’espion et celui d’écrivain : le romancier, au fond, est lui-même une sorte d’agent double du réel, qui s’inspire de la réalité, la truque et la manipule, pour en tirer une fiction, à la fois plus fausse et plus vraie. En outre, Mathews restitue avec humour et justesse le parfum de l’époque : fin de la guerre du Vietnam, Watergate, coup d’État au Chili, babacoolisme et mode de l’amour tantrique. Cependant, lorsque le livre, dans son dernier quart, bascule tout à fait dans la fiction rocambolesque, cela devient moins convaincant, et il arrive un moment où, malheureusement, on cesse d’y croire. Néanmoins, Mathews bat à plates coutures les représentants patentés de l’autofiction sur leur propre terrain. Le jeu, ici, en vaut la chandelle.

Harry MATHEWS, Ma vie dans la CIA. Traduction de l’auteur, avec le concours de Marie Chaix. POL, 2005, 314 p.

(POL ferait bien de relire plus attentivement ses épreuves : peu de coquilles, mais énormes (deux fois j’avait) ; une traduction de bonne tenue, mais où subsistent deux ou trois calques de l’anglais spectaculaires.)


lundi 16 janvier 2006 | Au fil des pages | 1 commentaire


Le Vieil Homme dans le coin

Le Vieil Homme dans le coin est un intéressant exemple de récit de détection à l’anglaise pré-agatha-christien et son héros, le premier d’une longue lignée de détectives extralucides. C’est à tort, me semble-t-il, que François Rivière le présente comme le plus casanier des détectives, une sorte de Nero Wolfe avant la lettre. Car enfin l’homme se déplace, visite quelquefois les lieux du crime et fréquente assidûment les prétoires, où il a souvent la révélation de la clé du mystère. Cependant, comme il raconte chacune de ces histoires dans un salon de thé où il rencontre la journaliste à qui échoit la narration, tout en nouant et dénouant obstinément son petit bout de ficelle, il semble par le fait même résoudre le mystère à distance, et paraît pourvu d’un don de divination — tandis que la police, bien entendu, patauge lamentablement.

Les récits reposent très souvent sur un principe de substitution (l’assassin se fait passer pour la victime, le voleur joue à la fois le rôle du diamantaire et de son secrétaire, etc.), qui restera une constante du genre (il y en a maint exemple chez Agatha Christie ; par exemple, Un cadavre dans la bibliothèque). Ils se chargent aussi d’accents chestertoniens : non seulement les apparences sont trompeuses, mais elles sont, comme un vêtement retourné dont on verrait la doublure, l’envers exact de la réalité. Autre motif d’intérêt : la sympathie qu’éprouve, d’intelligence supérieure à une autre, le vieil homme pour les assassins et les aigrefins dont il démasque les crimes parfaits mais qu’il se garde bien de dénoncer à la police. Le récit de détection à l’anglaise s’affirme d’emblée comme un jeu purement intellectuel : « Le crime ne m’intéresse que quand il ressemble à un très savant jeu d’échecs et que tous les mouvements savants et compliqués des pièces tendent à un seul but : mettre en échec la police du pays. »

Baronne ORCZY, le Vieil Homme dans le coin (The Old Man in the Corner). Traduction de Jean Joseph-Renaud. 10/18 n° 2755, 1996, 282 p.


samedi 14 janvier 2006 | Rompols | 2 commentaires


Doublure radio

Pendant la guerre, la BBC a engagé un comédien qui imitait à la perfection la voix et les intonations de Churchill, pour prononcer ses discours à la radio. Le Premier ministre était souvent enroué, voire aphone (Le Monde).

 

 

Pour mémoire, le titre de cette nouvelle rubrique est emprunté à un excellent recueil de Patrick Mauriès (Paris, Seuil, 1989), qu’on peut encore trouver en librairie d’occasion.




Thelonious Monk et John Coltrane

Superbe concert, miraculeusement retrouvé dans les archives de la Bibliothèque du Congrès. Monk et Coltrane en toute grande forme et en accord télépathique, soutenus par une rythmique impeccable. On sent que Coltrane est à un tournant de son évolution, on vit ce grand événement en direct, c’est magnifique. Les thèmes, on les connaît par coeur, mais ils sont attaqués avec un mordant, une énergie joyeuse dont il y a peu d’équivalents dans la discographie monkienne. Bref, un chaînon manquant essentiel dans le parcours des deux compères. Et la prise de son est excellente, contrairement au seul autre «live» connu de ce quartet légendaire (Five Spot Café, 1958), qui donnait l’impression d’avoir été enregistré clandestinement derrière la porte de la sortie de secours.

Thelonious Monk Quartet with John Coltrane At Carnegie Hall. Blue Note.


lundi 9 janvier 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Ingestion

La manie des listes, l’exemple d’un modèle illustre (Georges Perec [1]) et une interrogation enfantine – « quelle est donc la quantité d’aliments qu’on ingurgite en une année ? » – m’ont conduit en 2003 à noter systématiquement ce que j’avais mangé et bu tout au long de l’année.

L’exercice demande une certaine discipline. Dans les premières semaines de janvier, il m’arrivait fréquemment d’oublier de prendre note, et de devoir en conséquence reconstituer de tête, avec difficulté parfois, ce que j’avais mangé les trois jours précédents.

Rapidement, cependant, cela devint une habitude et presque une seconde nature. Au point, lorsque l’exercice prit fin, de me laisser une sensation de manque. Il m’arrivait ainsi de tourner en rond, après un repas, en proie à la certitude d’avoir oublié de faire quelque chose de très important. Peu à peu, cela m’est passé et j’ai repris, comme on dit, une vie normale.

Les curieux peuvent découvrir ici cet inventaire absurde et vaguement monstrueux.

1. L’Infra-ordinaire. Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1989.


lundi 2 janvier 2006 | Monomanies | 1 commentaire


Ars nova

Érudit, méthodique, dense mais d’une grande clarté, voici un passionnant voyage dans l’Ars nova flamand avec l’Hercule Poirot de l’iconologie. Issue d’un cycle de conférences, cette somme conjoint souplement approche historique et analyse stylistique, vues générales et études approfondies de certains tableaux.

L’introduction se penche sur le va-et-vient d’influences et d’emprunts réciproques entre l’Italie et la Flandre au XVe siècle, avec au passage un développement magistral sur l’avènement de la conception moderne de l’espace et l’invention de la perspective.

Les premiers chapitres analysent patiemment la lente transition qui conduit du gothique finissant à la Renaissance flamande proprement dite, traquée à la loupe à travers les livres d’heures et les miniatures franco-flamandes, l’art de la cour de Bourgogne et les écoles locales du Nord.

Tout aussi passionnant est le chapitre sur la réalité et le symbole dans la peinture flamande, où Panofsky montre par exemple, à propos de van Eyck, comment le symbolisme en vient à s’incorporer la totalité de la réalité représentée.

Suivent quatre grands chapitres consacrés aux grands maîtres de l’art flamand, le Maître de Flémalle, les van Eyck et Rogier van der Weyden. L’ouvrage se termine par une étude sur leurs continuateurs immédiats, Petrus Christus, Dirik Bouts, Geertgen tot Sint Jans, Hugo van der Goes, Gérard David, etc. Les peintres de cette génération ont conjuré l’héritage écrasant de van der Weyden en effectuant, chacun à leur manière, comme les Carrache un siècle plus tard, un retour aux sources pour mieux repartir de l’avant.

Panofsky unit la clarté de vues, l’érudition parfaitement dominée à un sens du détail au coup d’œil pénétrant, qui lui permet de retracer d’un peintre à l’autre la reprise et l’appropriation d’un motif. Chemin faisant, on apprend pourquoi van Eyck a commis une « faute » délibérée de proportion et de lumière dans sa Vierge de Berlin-Dahlem, quelle est la signification des fruits et de l’aiguière disposés dans les recoins d’une Annonciation, pourquoi l’âne baisse la tête tandis que le bœuf la lève dans une Nativité, quand s’est formulé le sentiment de la mélancolie au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui, et bien d’autres choses encore. Bref, c’est le genre de lecture dont on sort en ayant appris à mieux voir, et c’est très stimulant.

Erwin PANOFSKY, les Primitifs flamands. Traduit de l’anglais par Dominique Le Bourg. Hazan, 1992, 806 p.