Chapeau bas
19h45, place du 8-Mai-1945 à Saint-Denis, arrêt de bus, je porte un manteau en cuir noir et un chapeau d’homme gris. Je sens quelqu’un qui cherche à m’aborder. Je me retourne. Un jeune des banlieues sensibles, issu de je ne sais quelle génération de travailleurs d’Afrique du Nord. Avec capuche…
– Madame, je peux vous poser une question ?
– Bien sûr.
– Ça a quelle signification votre chapeau ?
– C’est pour faire joli.
– Mais non ! Ça a quelle signification votre chapeau ?
– ???…
– Vous êtes juive ou chrétienne ?
– ??? !!! Je suis athée.
– C’est quoi AT ?
– A-thée, c’est sans dieu…
Et je suis montée dans l’autobus.
Plus tard je suis allée au cinéma sans chapeau.
Brigitte Lesaffre (Saint-Denis)
Courrier des lecteurs du Monde, 11 mars 2006.
John Crosby
Qu’attend-on d’un bon polar ? Une intrigue serrée, évidemment, et qui tient en haleine, comme on dit. Mais au-delà, un regard décapant sur le monde actuel et ses turpitudes, porté par une écriture, un ton original. Avec John Crosby, on est royalement servi. Horatio Cassidy, son héros récurrent, est l’un des personnages les plus originaux de la série « grands détectives » de 10/18. Cassidy est un ex-agent de la CIA qui s’est fait virer de cette auguste maison pour des motifs mal élucidés. La vérité est que cet Irlandais brillant et cultivé est un idéaliste sans illusions, si l’on peut dire, qui ne croit ni en dieu ni en diable, un franc-tireur qui ne mâche pas ses mots. Autant de péchés qui ne pardonnent pas dans le monde peu reluisant de l’espionnage. Fin lettré, il enseigne à présent l’histoire médiévale. La CIA fait ponctuellement appel à ses services pour des affaires auxquelles elle ne veut pas être officiellement mêlée, en la personne de Hugh Alison, l’homme qui a survécu à toutes les guéguerres internes de l’Agence parce qu’il maîtrise comme pas un l’art de mouiller les autres en passant lui-même entre les gouttes. Le portrait de ce fonctionnaire de l’espionnage hypocrite et onctueux et fiéffé salopard est particulièrement réussi, et ses échanges à fleurets mouchetés avec Cassidy valent leur pesant de cacahuètes – car Crosby est un dialoguiste hors-pair. C’est aussi un amateur d’intrigues touffues, crédibles sur le fond et peuplées cependant de personnages excentriques et de péripéties hénaurmes, que Cassidy débrouille à sa manière inorthodoxe : à la fois érudit et homme d’action, ce pédagogue anticonformiste puise régulièrement dans ses connaissances en histoire antique et médiévale des leçons de stratégie pour mener à bien les guerres contemporaines. Ce regard surplombant de l’Histoire fait le sel de ces romans qui composent en sous-main une épopée à la fois cruelle, violente et dérisoire de notre temps – ou du temps d’avant-hier, puisque, écrits entre 1979 et 1985, ils se déroulent sur fond de guerre froide finissante, mais les choses ont-elles tellement changé [1]? Le Clou de la saison dépeint notamment la décadence des riches cloîtrés dans un immeuble-bunker pourvu de tous les gadgets de surveillance dernier cri (et bientôt pris d’assaut par des armadas de terroristes). Dans Tu paies un canon ?, un rafiot bourré d’engins explosifs sophistiqués, oublié en rade dans le port de New York, excite la convoitise de puissances diverses (la Syrie, Israël, l’OLP et bien entendu la mafia). Pas de quartier ! s’en prend au trafic de la drogue, fondement de l’économie de régimes latino-américains corrompus jusqu’à la moelle où l’on torture et tue à tout-va – et accessoirement fer de lance de la Realpolitik américaine (la CIA et jusqu’à la Maison Blanche sont mouillées jusqu’au cou). Mais avec tout ça, j’oublierais presque l’essentiel, qui est que ces livres formidablement drôles sont un régal pour l’intelligence, et que leur humour cinglant est source d’une intense jubilation.

1. « Il avait choisi pour sujet la sorcellerie et la place qu’elle occupait dans les sociétés médiévales. Il projetait de ranger le christianisme parmi ces superstitions, classification qui lui avait valu quantité d’ennuis par le passé et qui ne pourrait que lui en valoir davantage encore en cette époque de fanatisme religieux à outrance. Le président des États-Unis n’avait-il pas déclaré qu’il considérait que chaque mot de la Bible était d’inspiration divine ? Il faudra que je rappelle à mes petits monstres, songea Cassidy, que la Bible est la traduction de la traduction d’une traduction et qu’une bonne partie de son contenu a, en fait, été empruntée aux religions païennes par les chrétiens qui en ont fait leur miel au gré de leur fantaisie. » (Tu paies un canon ?).
Écrit sous Reagan, encore plus vrai sous Bush, Jr.
« – Je voulais simplement tenir [le président] au courant. L’opération a commencé. – Il ne veut pas le savoir, dit-elle en lui raccrochant brutalement au nez. Alison rougit et raccrocha à son tour. La nouvelle diplomatie. Le droit de savoir avait constitué le privilège suprême. Sous Reagan était apparu un privilège encore plus grand, celui de ne pas savoir. (Sous Reagan, les États-Unis avaient véritablement entamé des pourparlers avec l’OLP sans en avertir le président. S’ils avaient abouti, le mérite en aurait rejailli sur lui. Sinon, il n’avait jamais été au courant. Mieux encore, il ne s’était rien passé. » (Pas de quartier !)
Celle qui raccroche au nez d’Alison, c’est Harriet Van Fleet, conseillère du président et sosie prémonitoire de Condoleezza Rice (le roman, rappelons-le, a été écrit en 1985).
***
Par ordre de préférence : le Clou de la saison et Pas de quartier ! Ensuite : À la volée. L’intrigue de Tu paies un canon ? est plus faible mais le livre reste d’une lecture plaisante.
Le Clou de la saison et Tu paies un canon ? ont d’abord été publiés par la Série noire avant d’être réédités dans la série « grands détectives » de 10/18, où ont paru directement les deux autres.
Henry « Red » Allen
Une très chouette découverte. La réputation de Henry « Red » Allen (deuxième meilleur trompettiste de son temps après Louis Armstrong) n’est pas usurpée. L’influence d’Armstrong, qui régnait alors sans partage, est inévitable (quel musicien ne l’a pas subie en son temps ?), mais Allen s’en est tôt affranchie pour voler de ses propres ailes, en cultivant une excentricité dont les traits imprévisibles tiennent l’oreille en alerte. Il se produit ici en petite formation avec d’autres membres de l’orchestre de Luis Russel, en particulier le merveilleux tromboniste J.C. Higginbotham et un altiste épatant, Charlie Holmes, qu’on dirait le petit frère de Johnny Hodges. Tout n’est pas égal, c’est le revers des intégrales – et il faut notamment se farcir quelques chanteurs/trices catastrophiques. Mais il y a là-dedans une poignée de perles pleines de fraîcheur et de vivacité. Les quatre premières plages en particulier (It Should Be You, Biff’ly Blues, Feeling Drowsy et Swing Out) sont des petits chefs-d’œuvre, superbement conçus et exécutés.
Henry « Red » ALLEN and His Orchestra 1929-1933. Classics 540.
Catherine Binet (1944-2006)
Catherine Binet est morte hier à Paris. Elle avait soixante et un ans. Celle qui fut la compagne de Georges Perec avait réalisé en 1980 un fascinant film-ovni qui mériterait d’être mieux connu, les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz, inspiré du très beau texte d’Unica Zurn, Sombre Printemps.
Elle ne réussit pas à monter son projet suivant, l’adaptation d’un texte exhumé par Michel Foucault, Herculine Barbin, dite Alexina B. Mais tourna néanmoins des courts métrages sur l’art, Trompe-l’oeil (1982), les Passages parisiens (1982), Jacques Carelman (1983), que je n’ai pas vus, – et réalisa en 1990 ce qui reste à ce jour le meilleur documentaire sur Georges Perec, Te souviens-tu de Gaspard Winkler ?
Elle avait publié il y a quelques mois un intéressant livre carnet de bord, les Fleurs de la Toussaint (paru chez un éditeur, Champtin, qui a malheureusement travaillé comme un cochon).
Voilà. Tristesse.
Le New Jersey fait l’unanimité
C’était un sacré paysage, en effet. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit un paysage pareil, à moins de posséder soi-même un des derniers remorqueurs en activité dans le port de New York. D’un côté, Manhattan, étroit couloir encombré de stalagmites ayant perdu leur grotte et exposés à l’air libre sans qu’on sache pourquoi, formant un décor aussi excentrique que spectaculaire. Regardez un peu toutes ces fenêtres ! Y a-t-il vraiment des gens derrière chacune d’entre elles ? Vous voyez tous ces immeubles, mais vous ne voyez absolument personne et, pourtant, vous ne pensez qu’à des êtres humains, et à quel point ils doivent être nombreux pour qu’il existe sur terre un tel paysage.
Voilà pour Manhattan. De l’autre côté, c’est le New Jersey… voilà pour le New Jersey.
Donald Westlake, Histoire d’os. Rivages/Noir n° 347, 1996.
Ils avaient maintenant quitté la laideur du New Jersey, et traversaient les paysages à couper le souffle de la Virginie.
– C’est magnifique ! souffla Lucia.
– Le New Jersey est fait pour ça – apprécier la beauté de la Virginie, expliqua Cassidy.
John Crosby, Pas de quartier ! 10/18 n° 2747, 1996.
Deux excellents polars, soit dit en passant.

samedi 18 février 2006 |
Grappilles,
Rompols |
Commentaires fermés sur Le New Jersey fait l’unanimité
Georges Henein (visibilité limitée)
Denoël rassemble la quasi-totalité de l’oeuvre poétique et journalistique de Georges Henein (Le Caire, 1914 – Paris, 1973), en un fort volume d’un peu plus de mille pages. Le Monde se fend d’un grand papier sous la plume de Nicolas Fargues. Lequel loue à raison cette entreprise éditoriale et rappelle, au détour d’une incise, les efforts d’une poignée d’« éditeurs à la visibilité limitée » pour faire connaître, durant ces quarante dernières années, ce tout grand écrivain. « Éditeurs à la visibilité limitée » ! C’est charmant pour Corti, Minuit, La Différence, Le Mercure de France, Encres, Farrago… Et puis, la faute à qui ? Si le Monde et ses confrères de la « grande presse », comme on dit, s’intéressaient davantage à leur travail en temps et lieu, peut-être serait-elle moins limitée, leur « visibilité » ?
Trop d’artistes !
Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes
et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.
Arthur Cravan
Surproduction, surabondance, notre monde déborde d’un trop-plein de tout. Jusqu’où cela s’arrêtera-t-il ? Nous sommes tous responsables ! Il était temps que les consciences les plus éclairées de notre temps se dressent de toute la force de leurs jarrets pour tonner contre… en commençant par balayer devant leur porte. Le 22 janvier, sur l’invitation de Laurent d’Ursel et du collectif Manifestement, une centaine d’artistes réunis en front commun ont défilé gaiement à Saint-Gilles, au cri de « Faites l’amour, pas l’artiste ! », pour protester contre leur surnombre. Le signataire de ces lignes en était, bien sûr !

Le pourquoi du comment de cette croustillante aventure ici.
Toutes les photos de la joyeuse manif ici.