Prolifération






Antiques Road Trip, BBC One
Les nombreuses émissions itinérantes de la BBC sur le monde de la brocante et des antiquités nous feraient croire que le Royaume-Uni est un pays de cocagne où l’on rencontre à chaque coin de rue des antiquaires, des boutiques vintage, des charity shops, des marchés aux puces et des salles de ventes. Pas un village qui n’ait sa boutique gorgée de marchandise jusqu’au plafond, pas un coin de campagne perdu sans son bric-à-brac répandu dans une ancienne cour de ferme ou dans un entrepôt. « Les antiquaires de province [sont] maintenant plus nombreux que les tea shops autour des cathédrales », notait déjà Philippe Jullian dans les années 1960.
Plusieurs raisons expliquent cette prolifération : la situation insulaire du pays ; la surabondance d’objets produits par la Révolution industrielle – mobilier, faïence et céramique, textiles, ustensiles et outils de toutes sortes, et beaucoup, beaucoup d’argenterie –, laquelle Révolution entraîna par réaction une revalorisation de l’artisanat de qualité sous la houlette du mouvement Arts and Crafts ; les innombrables trésors et tourist pieces rapportés d’Italie et d’Orient par des générations de voyageurs au temps des fastes de l’Empire ; le goût sentimental de la bimbeloterie hérité de l’ère victorienne et toujours vivace dans la petite bourgeoisie ; le conservatisme foncier d’une nation où l’on ne jette rien mais où les possessions familiales de plusieurs générations s’accumulent dans les greniers avant d’être déversées dans les boutiques et les salles de ventes. Il en résulte une relation familière aux objets qui fait la particularité de l’esprit de collection à l’anglaise, à quoi s’ajoute la tolérance pour une dose d’excentricité inoffensive. Nulle réprobation sociale ne frappera monsieur et madame tout-le-monde s’ils collectionnent les théières ou les boutons de manchettes. « We are a nation of hoarders », disait en souriant une experte au cours d’une émission anniversaire de The Antiques Roadshow.
Ce goût de l’accumulation va forcément de pair avec celui de la farfouille – lequel excède le monde de la brocante pour englober d’autres passe-temps populaires : l’écumage des berges de cours d’eau, à la recherche de tessons antiques, de pièces de monnaie et débris divers rejetés par le courant ; et le détectorisme, consistant à arpenter les champs armé d’un détecteur de métaux, dans l’espoir d’exhumer un jour, qui sait, un trésor – hobby suffisamment répandu pour avoir inspiré une sitcom, Detectorists – que je n’ai pas vue, et dans laquelle joue la fille de Diana Rigg, Rachael Stirling.

Benny Golson (1929-2024) en quelques notes

Au saxophone ténor, Benny Golson opérait la fusion de qualités opposées : une des sonorités les plus soyeuses de l’histoire du jazz, au charme enveloppant, un phrasé sinueux ; mais aussi une puissance de feu contrôlée, capable d’atteindre une grande intensité. Ses solos témoignaient d’un grand sens du développement musical. Au commencement, tour à tour : une attaque impériale à la Coleman Hawkins ou bien une entrée furtive à pas de chat, comme étonné d’être là ; et puis une montée progressive en intensité, un palier après l’autre.
▸ Five Spot After Dark
▸ Blues-ette
▸ Afternoon in Paris
Instrumentiste, leader, compositeur et arrangeur, c’était un musicien complet. Durant son bref passage chez les Jazz Messengers d’Art Blakey, il eut le temps de donner au groupe quelques-unes de ses pièces emblématiques : le beau Along Came Betty, Blues March, Are You Real? Et de tous les jazzmen de la génération post-parkerienne, il est peut-être celui dont le plus grand nombre de thèmes sont devenus instantanément des standards : Five Spot After Dark, Stablemates, Whisper Not, Killer Joe, Blues on my Mind, I Remember Clifford.
▸ Along Came Betty
▸ Whisper Not, versions instrumentale et vocale
▸ Stablemates

Guy Debord a fait de Whisper Not le leitmotiv mélancolique
de son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978).
C’est que ses compositions se signalent par un grand raffinement harmonique, des finesses d’architecture qui les placent un cran au-dessus du thème de jazz ordinaire en AABA. Un bon exemple en est le merveilleux Step Lightly, avec sa construction A – A– B – A – solos – A’ – B – A, où A’ est une paraphrase du thème A ménageant en souplesse, après les solos, une transition vers la réexposition finale.
▸ Step Lightly
Ces qualités de jeu et d’écriture se retrouvent au sein du Jazztet, l’un des meilleurs combos des années 1960 qu’il codirigea avec Art Farmer. On y retrouve le goût des deux coleaders pour des pièces ouvragées comme des miniatures, bien construites, au punch précis. Le Jazztet m’est toujours apparu comme l’incarnation d’un jazz urbain, aux deux sens de l’épithète : une musique qui sent la ville, les enseignes lumineuses, le pavé luisant, mais aussi une musique empreinte de civilité.
▸ Tonk
À l’époque du Jazztet, Golson enregistra un album à contrainte (on pourrait y voir l’équivalent musical de la boule de neige oulipienne), où s’unissent ses qualités de compositeur, d’arrangeur et d’improvisateur. Take a Number from 1 to 10 comporte dix morceaux, avec un musicien qui s’ajoute à chaque morceau. La première pièce est un solo, la deuxième un duo, la troisième un trio, et ainsi de suite jusqu’à dix.
▸ Impromptune
▸ Little Karin
La brève apparition de Golson dans un club de jazz new-yorkais, à la fin de The Terminal – le joli conte de Noël plutôt sous-estimé de Steven Spielberg –, ménage un moment d’émotion. C’est l’irruption soudaine d’un grain de réalité dans un film qui ne prétend aucunement au réalisme. Car la photographie que conserve précieusement Tom Hanks est authentique, et l’homme dont il recueille enfin, pour remplir un devoir filial, le dernier autographe qui manquait à sa collection, est bien le vrai Benny Golson (et non un comédien), à cette date (2004) l’un des derniers jazzmen encore vivants immortalisés sur le célèbre cliché de 1958.

Art Kane, A Great Day in Harlem, photographie prise le 12 août 1958 pour le magazine Esquire.
Depuis la mort de Golson le 21 septembre, l’immarcescible Sonny Rollins est le dernier musicien vivant à figurer sur cette photo emblématique d’Art Kane, A Great Day in Harlem, réunissant cinquante-sept musiciens de jazz.

Benny Golson, Sonny Rollins et Thelonious Monk.


Chambres

Bruxelles, hôtel du Dôme
Collectionnite

Bargain Hunt, BBC One.
Au coin des excentriques anglais. Ce monsieur collectionne les boutons de manchettes. Il en possède vingt-sept mille paires. Cela le remplit de joie. Christina Trevanion n’en revient pas. Nous non plus.
Chambres

Paris, rue des Haudriettes
Rentrée littéraire
Nous ne commettrons pas l’erreur des romanciers qui se croient tenus, quand ils ont leur titre, d’écrire en supplément le roman lui-même.
Jean Giraudoux
(Source non identifiée.)
La méthode Rohmer

Victorien Daoût, Au travail avec Éric Rohmer. Capricci, 2024.
Excellent livre d’entretiens, fort bien menés par Victorien Daoût, avec trois générations de collaborateurs d’Éric Rohmer : comédiens, assistantes, techniciens, producteurs, conseillers pour les films historiques, une cinquantaine en tout. Il y a, inévitablement, un léger déséquilibre en défaveur de la première époque du cinéaste, celle des Contes moraux, en raison du nombre de disparus. On peut rêver à ce qu’aurait été, aurait-il pu être entrepris des années plus tôt, un livre « complet » incluant des entretiens avec Jean-Claude Brialy, Jean-Louis Trintignant et Nestor Almendros – ces deux derniers, en particulier, ayant montré ailleurs de bonnes capacités d’analyse de leur travail. Rêverie stérile, j’en conviens. Tel qu’il existe, le livre apporte un éclairage très riche sur les méthodes de travail de Rohmer, les constantes et l’évolution dans le temps de sa pratique.
La « méthode Rohmer » repose sur un ensemble coordonné d’éléments. On peut citer :
– Le choix réfléchi de moyens de production adaptés à leurs fins. Au cinéma, la liberté de création est inséparable de l’indépendance financière, et Rohmer s’inventa très tôt – à l’instar de François Truffaut – un système de production sui generis destiné à garantir cette indépendance, où l’économie budgétaire et l’économie narrative se commandent réciproquement.
– Le temps dévolu à la phase de préparation des films participe à cette double économie, tout en allouant au cinéaste la liberté, si nécessaire, d’intégrer l’aléa sur le tournage. L’un de ses traits les plus originaux est la pratique, à partir des Comédies et proverbes, de longs entretiens préalables, enregistrés au magnétophone, avec ses jeunes comédiens inexpérimentés, choisis comme « modèles » (en un sens très différent du modèle bressonien), destinés autant à faire connaissance qu’à nourrir l’écriture de leur rôle.
– Un alliage de respect de la réalité donnée – respect de la topographie des lieux de tournage, appuyé sur des repérages soignés, mais surtout des parcours, des itinéraires, des variations saisonnières, des incidents météorologiques – et de stylisation. Celle-ci se manifeste notamment dans l’attention portée à la cohérence chromatique des films – sensible jusque dans le choix des vêtements et des accessoires. Elle n’en inclut pas moins une dose de pragmatisme. Comme le dit Jean-Baptiste Marot à propos de l’Anglaise et le Duc, « Rohmer avait « un souci [de l’exactitude] historique, sauf quand ça posait trop de problèmes ! »
– La légèreté croissante des tournages, avec des postes de moins en moins spécialisés, chaque membre de l’équipe étant peu ou prou multitâches.
– Un goût constant de l’expérimentation, qui a permis à Rohmer de se renouveler dans la continuité : depuis des tournages à micro-budget en équipe réduite, avec un scénario s’écrivant au jour le jour (le Rayon vert), jusqu’à une superproduction – à l’échelle rohmérienne – telle que l’Anglaise et le Duc, mobilisant à la fois l’art ancien des toiles peintes et les techniques de pointe, à leur date, en matière de tournage en studio sur fonds verts.
Au fil des entretiens se révèle aussi une personnalité complexe, tour à tour bienveillante et ombrageuse : sa frugalité, ses traits d’espièglerie, ses manies et ses lubies, ses foucades, et par-dessus tout son goût du secret.