L’apparat et le secret

Alain Mérot, Retraites mondaines. Aspects de la décoration intérieure à Paris, au XVIIe siècle. Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990.
Spécialiste du XVIIe siècle, Alain Mérot est l’auteur de monographies de grand intérêt sur Poussin et Eustache Le Sueur, d’essais fins et nuancés sur le paysage dans la peinture occidentale et sur les avatars de la notion de baroque. Le lire procure un double plaisir : celui de s’instruire au contact d’un excellent historien de l’art ; celui de savourer une prose conjuguant la clarté, la fluidité et l’élégance.
Retraites mondaines porte sur les intérieurs aristocratiques et bourgeois parisiens du Grand Siècle. L’ouvrage est né d’une frustration. Faute de traces matérielles et de descriptions précises, se faire une idée juste de ces intérieurs relève de la gageure. Les ensembles d’époque conservés en l’état sont rarissimes : « Destructions, démembrements ou du moins remaniements ont fait leur œuvre. Dès qu’un décor ne répondait plus au goût du jour, on le remplaçait par un nouveau. » En outre, la fréquentation de ces quelques sites préservés peut donner une impression trompeuse : « Jugeant aujourd’hui la décoration du Grand Siècle à partir d’éléments fixes qui ont pu survivre, comme les lambris, nous avons trop tendance à oublier, devant les pièces nues, froides et sonores que nous visitons, l’importance extrême [des] matériaux d’isolation aujourd’hui disparus : le bois des parquets et des volets, le cuir ou le tissu des tentures, paravents, rideaux et tapis. » Les dessins et gravures sont à considérer avec circonspection « en distinguant les véritables descriptions des transpositions plus ou moins fantaisistes ». La littérature est d’un faible secours. Les scènes d’intérieur jouent un rôle important dans la Princesse de Clèves et les romans de Mlle de Scudéry, mais ces intérieurs sont peu décrits au-delà de quelques épithètes vagues et conventionnelles chargées de poser une ambiance. De même dans les mémoires et les correspondances. Tallemant des Réaux s’extasie devant la loge en saillie sur jardin construite dans le plus grand secret par la marquise de Rambouillet, il rapporte l’effet de surprise et d’enchantement produit sur les invités de la marquise mais ne dit rien du cabinet lui-même, de son décor et de son mobilier 1. Restent les catalogues d’artisans, les pièces d’archives : contrats, marchés, inventaires après décès.
Cette documentation lacunaire a commandé la conception de l’ouvrage. Plutôt que d’écrire une monographie discursive, Mérot procède par courts chapitres évocateurs envisageant tour à tour un élément du décor – lambris, cheminées, plafonds, miroirs… – ou un trait esthétique plus général : la tendance à la saturation décorative par l’abondance des ornements, des couches de matériaux (tissus, tapisseries, rideaux, tapis et autres garnitures), le goût des devises et des emblèmes, de la peinture allégorique, qui concourent à faire du décor un lieu à déchiffrer.
À travers le prisme de l’aménagement intérieur se révèle un moment de l’histoire des mentalités : les valeurs, les aspirations, l’imaginaire d’une société. Le XVIIe siècle marque à cet égard un tournant. Un art d’habiter au féminin se développe, qui recoupe sans s’y réduire la culture de la préciosité. L’ordonnancement des espaces d’habitation se réorganise, « les pièces commencent à se différencier au gré des besoins et des goûts. La disposition en appartements séparés [permet] à chaque membre de la famille de vivre plus ou moins indépendamment sous un même toit ». Les pièces d’apparat prestigieuses continuent de jouer un rôle essentiel dans l’économie mondaine mais l’apparition des cabinets particuliers révèle « un besoin accru d’intimité, de privacy ». Un nouvel équilibre se cherche entre la sphère sociale et la sphère privée, « entre le goût de l’ostentation et celui du secret ».
L’esthétique de la surprise, qui est un des traits du temps, se situe à cette intersection. La surprise, pour se produire, présuppose l’existence d’un secret ; mais elle a besoin d’un public sur lequel opérer. La loge de Zirfée de Mme de Rambouillet, dont on a dit un mot plus haut, apparaît à cet égard comme un lieu emblématique, révélateur d’un topos fort dans l’imaginaire de l’époque, et qui trouve son pendant dans le goût de la littérature précieuse pour les espaces doubles :
Un autre trait remarquable de la loge de Zirfée est son caractère équivoque : elle se trouvait à la fois dans l’hôtel et au-dehors, au bout de l’enfilade des pièces de réception au premier étage et construite en encorbellement au-dessus du jardin. Terrestre et aérienne, réelle et féerique, elle cumule les avantages de la vie de société et de la retraite loin du monde. Elle est donc le modèle construit de ces cabinets doubles dont raffole la littérature de fiction du XVIIe siècle. À double orientation, à double entrée, à double fond, pourrait-on dire, ils offrent au romancier des commodités de toute sorte. Dans Clélie (1656-1660), Madeleine de Scudéry évoque le cabinet d’Amalthée (Mme du Plessis-Guénégaud), qui permet de passer à volonté d’une vue bornée – un jardin intérieur, « commode pour rêver agréablement » – au spectacle du port de Syracuse (entendez : les quais de la Seine), « si bien qu’on est toujours en choix du monde ou de la solitude ». Il y aurait une étude à conduire sur le goût de la romancière pour les miroirs et les fenêtres qui permettent ces ouvertures et ces dédoublements de l’espace où elle situe les aventures, les conversations et les « rêveries » de ses personnages.
1. Tout le contraire du XIXe siècle, époque qui produisit non seulement une surabondance d’objets, fruits de la Révolution industrielle, mais encore une abondance de discours sur la décoration intérieure : descriptions de romanciers tournant à l’inventaire obsessionnel (depuis Balzac jusqu’à Huysmans et aux Goncourt), essais et théories sur le sujet (Edgar Poe et sa Philosophie de l’ameublement, Baudelaire, Edith Wharton et son livre The Decoration of Houses).
Du cinéma mineur

Vu, grâce au Cinéma de minuit de Patrick Brion, un Jacques Tourneur peu connu, Circle of Danger (1951). « Œuvre mineure et personnelle », écrivent Tavernier et Coursodon de manière expéditive. Personnelle, assurément ; « mineure », sans doute, par rapport aux productions de Val Lewton, mais néanmoins supérieure à des films plus réputés tels que The Fearmakers. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une œuvre mineure ? Ou plus exactement : où situer, évaluer l’ambition, la réussite d’un film ? Doit-on la rapporter à son sujet (au risque de ressusciter la vieille critique scolaire de contenu) ? À sa mise en scène ? Au parfait ajustement de ses moyens et de ses fins ? Soit deux films de Paul Thomas Anderson. Entre Magnolia, film choral à grrrrand sujet emphatique et pontifiant jusqu’à l’insupportable, et Punch Drunk Love, film à petit sujet constamment inventif et merveilleusement déconcertant dans son mélange de genres et de tons, quel est réellement le plus ambitieux, le plus singulier des deux ? En tout état de cause, pour en revenir à Tourneur, Circle of Danger opère sans effort apparent la fusion impalpable de la narration, des réflexes d’acteurs, du décor et de la Stimmung, dans un film souvent surprenant dans ses méandres, et captivant de bout en bout.
Après la guerre, Ray Milland enquête en Angleterre sur les circonstances suspectes de la mort de son frère durant le débarquement de Normandie. Il se heurte à une conspiration du silence, jusqu’à la révélation de la vérité qui n’est bien entendu pas celle qu’on imagine.
Le film est l’histoire d’un dépaysement, où notre position de spectateur épouse celle du protagoniste américain, évoluant dans un pays inconnu, en terrain miné, en traversant à tâtons une série de milieux et de strates sociales, entre Londres, Birmingham, le pays de Galles et les Highlands. On est épaté comme toujours par la simplicité désarmante avec laquelle Tourneur parvient, sans effets de manche, au moyen d’un découpage classique, à instiller un climat de danger latent, un sentiment de doute et d’instabilité, qui sourdent des décors, des situations les plus ordinaires. Comment diable fait-il * ? Parallèlement à son enquête, Milland noue une idylle avec une jeune Anglaise (Patricia Roc, excellente). Et là, chapeau au dialogue du romancier-scénariste Philip McDonald, aux mises en place de Tourneur, à la finesse des comédiens, qui donnent un charme fou à ce flirt embarrassé, constamment contrecarré par des malentendus, des retards involontaires, des incidents inopinés. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire affirmer qu’il s’agit là d’une des plus belles cours amoureuses de l’histoire du cinéma, avec celle de People Will Talk de Joseph Mankiewicz.
* Comment diable fait-il ? C’est une vraie question, à laquelle seule une patiente étude plan par plan, une écoute attentive de la bande-son permettraient, peut-être, de répondre. Chose certaine, il est beaucoup plus aisé de démonter comme un meccano un film aux partis pris formels ostensibles (qu’il soit signé Straub-Huillet ou Peter Greenaway) que de mettre le doigt sur la manière dont s’y prend Tourneur pour faire lever l’inquiétude au sein d’une séquence. Rien ne se laisse plus difficilement analyser que la trompeuse simplicité.

Comme en un songe
Sous la plume de Borges, l’histoire et la littérature se mettent à ressembler à un conte de Borges.
Comme tous les hommes, les peuples ont leur destin. Avoir et perdre est le sort commun des peuples. Être sur le point de tout avoir, et tout perdre, est le tragique destin allemand. Plus étrange et plus semblable aux songes est le Scandinave. Pour l’histoire universelle, tout se passe comme si les guerres et les livres scandinaves n’avaient pas existé. Tout demeure dans l’isolement. Rien ne laisse de traces, comme si ces choses n’arrivaient que dans un rêve, ou dans ces boules de verre que scrutent les voyants. Au XIIe siècle, les Islandais découvrent le roman, l’art de Cervantes et de Flaubert ; cette invention est aussi secrète, aussi stérile pour le reste de l’univers que leur découverte de l’Amérique.
Jorge Luis Borges et María Esther Vázquez,
Essai sur les anciennes littératures germaniques.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Michel Maxence.
Christian Bourgois, 1966, rééd. 10/18, 1970.

Ici est ailleurs (2)

Un parfum eastwoodien de Madison County à Ulverton (Cantons de l’Est). Ce pont couvert fut édifié vers 1885 sur l’initiative d’un certain John Porter, et démoli à la fin des années 1950 parce que devenu trop dangereux. Une réplique en fut bâtie en 1992 mais fut victime d’un incendie criminel l’année suivante. Des gens de bonne volonté de la région se sont attelés à sa reconstruction en 1994.
Il voisine avec un moulin à laine construit en 1850 et toujours en activité.

Ici est ailleurs (1)

Toutes les villes n’en forment qu’une seule. Paris est dans Montréal. On peut même prendre l’autobus pour la Normandie.


Mes séjours à Montréal se déroulent sur le mode des retrouvailles : avec des amis chers, avec des rituels, des lieux, des parcours de prédilection. L’emplette, au musée McCord, de l’excellent guide d’Helen Malkin et Nancy Dunton sur l’architecture contemporaine montréalaise (PUM, 2016) m’aura aidé cette fois à éviter la sclérose en me suggérant des promenades dans des quartiers où j’ai vécu naguère mais qui se sont profondément transformés (le quartier Alexandra-Marconi, rebaptisé Mile-Ex, ça fait plus chic) et d’autres où je n’avais jamais mis les pieds, tel le faubourg des Récollets. Anciens quartiers de fabriques et de manufactures, longtemps laissés à l’abandon, à présent « réhabilités », comme on dit, suivant une pratique estimable et qui a cours dans la plupart des villes, de Rotterdam à Turin.
Montréal, pas plus qu’une autre ville, n’est dépourvue d’aberrations urbanistiques, et il y pousse des horreurs comme partout ailleurs (sans parler des travaux interminables, chaussées, trottoirs ouverts dans tous les coins, puis rebouchés, pour être éventrés à nouveau quelques mois plus tard). Guidé durant quelques après-midis par mes nouvelles amies Malkin et Dunton, j’ai néanmoins été séduit par la qualité de nombreuses réalisations, et surtout par le souci de leurs maîtres d’œuvre d’intégrer harmonieusement leurs constructions au bâti existant. Il faudrait imposer aux architectes liégeois un stage à Montréal.










