Des Birmans wallons

Vous le savez, dans les aventures de Tintin, les langues imaginaires (le syldave, l’arumbaya des Indiens de l’Oreille cassée) ne sont pas des créations arbitraires. Elles sont dérivées du marollien, le parler franco-flamand populaire naguère en usage à Bruxelles. Cette pratique, Hergé l’étendait à l’onomastique. L’exemple le plus connu est celui du cheik Bab-El-Ehr, que son nom désigne comme un bavard, du marollien babbeleir. On peut citer aussi, au verso de l’hebdomadaire Paris Flash qui suscite l’ire du capitaine Haddock dans les Bijoux de la Castafiore, la publicité pour la marque Brol (brol : désordre, objets sans valeur). Ce sont là des traces clandestines, pourrait-on dire, de « belgitude », tandis que partout ailleurs Hergé s’attachait à gommer les particularismes belges pour donner un caractère universel à ses histoires (exception faite des aventures de Quick et Flupke, très ancrées dans la réalité bruxelloise 1). Ces private jokes ne manquaient pas d’enchanter les jeunes lecteurs belges à l’époque de la parution des feuilletons et des albums (ce ne doit plus être le cas aujourd’hui que la pratique du marollien s’est perdue chez les jeunes générations, hormis quelques expressions toujours en usage). Mais elles échappaient naturellement aux lecteurs français, suisses et québécois, pour qui les Syldaves et les Arumbayas s’exprimaient dans un drôle de charabia, rien de plus.
On n’était pas en reste chez Dupuis. Relisant un Tif et Tondu de mon enfance trouvé à la brocante, Aventure birmane, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que les porteurs birmans y parlent wallon. Clin d’œil aux lecteurs du cru, et peut-être aussi discret hommage de Tillieux à l’invention langagière d’Hergé.
1 Pour creuser le sujet, voir Jan Baetens, Hergé écrivain (Flammarion, coll. Champs, 2006) et Daniel Justin et Alain Préaux, Tintin, ketje de Bruxelles (Casterman, 2004).

— Je ne vais pas plus loin, sais-tu. C’est plein de sorcières.
— Moi non plus.
— Arrête un peu.

— Elle dit qu’elle double la paye.

— On veut bien, mais s’il arrive encore des affaires comme ça, on se barre.
Trouvailles

Ce petit choc au cœur quand tu tombes, enfin ! sur l’édition originale du Second Manifeste camp, le premier livre si étrange, insaisissable, de Patrick Mauriès. Petit traité écrit dans le sillage des Notes on Camp de Susan Sontag (laquelle, notoirement dépourvue d’humour, goûta fort peu l’hommage), très marqué par Roland Barthes et la théorie littéraire des années 1970, où l’on ne sait jamais bien où s’arrête le pastiche et où commence le sérieux, en quoi ce texte se montre, au fond, en plein accord avec son sujet. Le livre a été réédité en 2012 chez L’Éditeur singulier, avec une préface de Mauriès qui en éclaire la genèse et le contexte.
En bonus, un François Rivière, un Jean Rolin et une bio de Violet Trefusis.
Paul Ritchie
Chez un brocanteur de Hampstead, on a craqué pour ces deux gravures dont les sujets et la composition frontale rappellent les natures mortes de Morandi, dans un style plus fantomatique. Elles sont signées Paul Ritchie mais ne sont pas datées. On a retrouvé sur le net la trace de cet artiste écossais actif depuis 1977 (sa date de naissance est un secret bien gardé) et pourvu d’une certaine renommée : nombreuses expositions au Royaume-Uni, plusieurs œuvres figurant dans les collections publiques (parmi lesquelles celles de la Scottish National Gallery of Modern Art et du Victoria and Albert Museum). Mais il faut bien avouer que ses toiles – paysages et marines –, visibles sur son site, n’ont pas la magie de ses gravures.


Brocante d’hiver

Les marchands déballent vers les quatre heures du matin. Il a gelé durant la nuit. Les objets et les livres sont recouverts d’une fine pellicule de givre. Les doigts s’engourdissent de froid rien qu’à moissonner dans les caisses des bouquinistes. Deux trouvailles.
— J’avais oublié que Pauvert avait édité Sagan. Voilà une rencontre inattendue et donc intrigante. Pauvert en aurait peut-être dit un mot dans le second volume de ses mémoires, annoncé et jamais écrit. On lira ce Sagan-là avec curiosité.
— Un 10/18 que je n’avais jamais vu passer. Il s’agit d’un recueil d’essais que Maurice Nadeau avait publié en 1965 dans sa collection « les Lettres nouvelles ». Le nom d’Hans Magnus Enzensberger est à jamais lié pour moi à Journal intime de Nanni Moretti, où je l’entendis prononcer pour la première fois. Rappelez-vous. Dans un café, en attendant de passer sa commande, Moretti revoit à la télé l’inoubliable mambo de Silvana Mangano dans Anna de Lattuada, et se met à danser de conserve. Peu après, il rejoint sur la terrasse son compagnon de voyage, Gerardo (Renato Carpentieri), professeur téléphobe et bougon à qui il décrit la séquence. Gerardo coupe court, agacé :
GERARDO : Tu te rappelles ce qu’Hans Magnus Enzensberger a dit de la télévision…
MORETTI : Euh…
GERARDO (d’un ton définitif) : Eh bien, je pense comme lui.
Sur le moment, « Hans Magnus Enzensberger » m’avait paru une telle caricature de nom d’intellectuel allemand pisse-froid que j’avais cru à une invention bouffonne de Moretti. Ce qui rendait la scène encore plus drôle. Quelque temps plus tard, je tombai sur un livre de lui dans la vitrine d’une librairie. « Ah ben mince, il existe vraiment ! »
Deux solitudes

À la brocante, ce couple tellement, tellement étrange que je n’ai pas résisté. Leur maintien contraint de jeunes mariés bien comme il faut n’est pas exempt d’un certain malaise qui se communique insidieusement à nous. Elle regarde l’objectif, lui regarde à côté. Elle esquisse un sourire et ne manque pas de charme, lui m’évoque certains visages impénétrables de Magritte. Ils ont tous les deux quelque chose de médusé. Plus je les considère et plus ils me foutent les jetons (lui, surtout). Quels secrets inavouables dissimulent ces fantômes ?

René Magritte, l’Assassin menacé (détail)
Pioche du jour


Un euro à la brocante.
Queneau en musique

Une curiosité : le livret de Loin de Rueil, comédie musicale de Maurice Jarre et Roger Pillaudin d’après le roman de Raymond Queneau. Produite par le Théâtre national populaire, la pièce fut créée au Palais de Chaillot le 14 mars 1961. Parmi les interprètes, Jean Rochefort, Rosy Varte, Charles Denner, Nicole Croisille et Jean-Marie Proslier.
Cerise sur le gâteau, l’exemplaire trouvé ce matin comporte diverses truffes : le programme du spectacle (dans un joli petit format de 10,5 x 13,5 cm) et deux papillons.





Répétition de Loin de Rueil, mars 1961. De gauche à droite, Roger Pillaudin, Raymond Queneau,
Janine et Jean Vilar. Photo : René Saint-Paul.