Ce qu’ils lisent
27 janvier
Dans le train Liège-Bruxelles
– Bertrand Morane classait les femmes en grandes tiges et en petites pommes. La grande tige est une dame en noir, aux yeux sombres et cernés, à la chevelure en bataille. Elle annote de la prose administrative, puis se plonge dans Kafka on the Shore de Murakami. Sur la banquette d’en face, voici la petite pomme, cheveux châtain, pull gris clair et jeans, lisant Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee.
– Derrière moi, une jeune femme aux cheveux longs et fins, foulard violet noué sur un chandail vert, s’est endormie sur les Grandes Affaires criminelles en Belgique.
– On dénombre encore une lectrice du Saut de l’ange de Frances Fyfield.
Bruxelles
– Gare centrale, un ado longiligne coiffé d’un bonnet rayé marche à grandes enjambées vers le métro en dévorant un volume du cycle la Rédemption d’Althalus de David et Leigh Eddings.
– Dans le métro, en direction d’Hermann-Debroux, un autre lecteur de fantasy. C’est un trentenaire trapu, le nez dans le premier tome des Chevaliers d’émeraude d’Anne Robillard, Feu dans le ciel. Assise un peu plus loin, une dame commence un nouveau chapitre de De soie et de sang de Qiu Xiaolong, tandis qu’un homme s’absorbe dans l’Éveil de votre puissance intérieure d’Anthony Robbins. Il y a deux autres lectrices dans le wagon – ah, et encore un lecteur là-bas, ce qui fait six personnes en tout. C’est un record pour Bruxelles.
– Retour Gare centrale en milieu d’après-midi. Sur le quai n° 3, un homme maigre à grands favoris attend debout son train en soulignant au feutre bleu des passages d’un ouvrage de Frank Visser sur Ken Wilber, dont le titre complet m’échappe.
Dans le train Bruxelles-Liège
– Une dame blonde lit un thriller d’Olivier Descosse, le Pacte rouge.
Génériques








Je me demande parfois si, plutôt que dans les livres, l’origine de ma typomanie n’est pas à chercher dans les génériques de certaines séries de mon enfance, qui faisaient du texte un usage graphiquement inventif et dynamique (conjointement avec l’emploi de couleurs très pop et d’une musique jazzy, pour lesquelles m’est restée une faiblesse coupable). Dans le cas de The Name of the Game, le seul souvenir que j’ai gardé de l’émission est d’ailleurs son générique — peut-être le plus beau de tous, avec ces noms d’acteurs qui se démultiplient pour former leurs visages. En l’occurrence, le procédé n’a rien de gratuit puisque les trois protagonistes de la série travaillent dans la presse et que le mouvement du texte évoque tour à tour le défilement d’un télex et les colonnes d’un journal.



Idem pour le générique de Jason King, dont les titres semblent dactylographiés sous nos yeux par le héros, auteur à succès de romans policiers de gare, qui puise l’inspiration dans les enquêtes qu’il mène en playboy dilettante. On notera aussi que, de même que dans les génériques de Department S et de UFO, la machine à écrire (ou le télex) se confirme comme un objet éminemment cinégénique.

On peut zyeuter tout cela sur le ramasse-miettes de Locus Solus, qui tiendra lieu dorénavant d’annexe de visionnage.
The Name of the Game | Jason King | Department S | UFO


3 x Department S et 1 x The Mary Tyler Moore Show
Librairies du monde (2)




Shipley, 70 Charing Cross, Londres. Photos Jelens.
Carrefours, parcours, ruses et détours
Quatre notes sur Éric Rohmer


L’image trompeuse
Les meilleurs films d’Éric Rohmer organisent un trafic de signes et de fausses pistes, un réseau de présages et d’indices tour à tour révélateurs et trompeurs. C’est là sans doute leur seul point de contact avec ceux de Chabrol, et la dette commune des deux cinéastes envers Hitchcock, auquel ils consacrèrent un livre qui fit date. Des objets s’échangent, un collier se perd et se retrouve, on se montre des photographies. Delphine passe sans la voir devant la boutique Rayon vert et ramasse dans la rue une carte à jouer à l’effigie du valet de cœur, annonciatrice de la venue du prince charmant. Le lunatique et velléitaire Gaspard choisit tout naturellement de déjeuner à la Crêperie du clair de lune. (Le rayon vert, le clair de lune : incidence des phénomènes météorologiques sur le destin des personnages, chez un cinéaste dont on sait la merveilleuse disponibilité aux incidents climatiques et aux variations saisonnières.) En revanche, la photo de son épouse qu’exhibe Octave dans les Nuits de la pleine lune est un leurre, un « hareng rouge ». Elle semble là pour susciter une piste narrative ; et puis non, de cette femme il ne sera plus question, le cinéaste se jouait de notre attente. Semblablement, les quiproquos de plusieurs Comédies et Proverbes cristallisent autour d’une image trompeuse : un jeune postier a vu sortir un homme de chez sa petite amie (la Femme de l’aviateur, film qui orchestre un captivant ballet de filatures, de photos échangées, de cartes postales et de mots glissés sous la porte) ; Octave a cru voir hors-champ Rémi avec la meilleure amie de Louise (les Nuits de la pleine lune) ; Marion a aperçu une femme nue dans l’encadrement d’une fenêtre (Pauline à la plage) : tous trois en tirent des conclusions erronées.




Les pièges du langage
Redire, après beaucoup d’autres, que Rohmer est le cinéaste de la parole vaine, des pièges du langage par lesquels ses héros s’abusent sur la réalité de leur désir, c’est suggérer que, comme chez Mankiewicz, le dialogue est chez lui l’objet d’un traitement visuel : ses films reposent sur la non-coïncidence entre les mots et les actes, entre les situations et leur commentaire, entre ce qui se voit et ce qui se dit. Comme l’avait noté Gérard Legrand à propos de Pauline à la plage, tandis que Marion, la précieuse ridicule, s’exclame qu’elle veut « allumer des feux » ou « brûler d’amour » (j’ai oublié la formule exacte), Pauline va silencieusement s’asseoir au bord d’un âtre éteint. L’image apporte un commentaire ironique et presque imperceptible au discours amoureux d’une écervelée, il n’est pas besoin d’en dire plus. « Qui trop parole il se mesfait » (épigraphe du film), mais cependant : « On ne saurait penser à rien » (sous-titre de la Femme de l’aviateur).
Combinatoire
Par tactique autant que par jeu, Rohmer a construit son œuvre par séries. Tactique: il s’agit de se donner des contraintes stimulantes, de faire de nécessité vertu en transformant l’économie de moyens en économie narrative. Jeu : ce géomètre assouvit là un penchant pour la combinatoire, tout à fait accordé à la thématique de ses films, qui sont autant de variations sur le hasard et les probabilités, le libre arbitre et la destinée. Si le Jean-Louis de Ma nuit chez Maud n’est pas pour rien mathématicien, la plupart des personnages rohmériens sont des calculateurs. Cherchant, avec une dose variable de sincérité et d’hypocrisie, à accorder leur conduite à des préceptes moraux ou à la norme sociale, tous élaborent une stratégie plus ou moins opérante dans une période de vacance qui les trouve disponibles à la tentation érotique ou amoureuse.

À droite ou à gauche ? Le dilemme de Place de l’Étoile.
Parcours
Les protagonistes masculins des Contes moraux, les jeunes femmes des Comédies et Proverbes sont aux prises avec un dilemme : ils hésitent entre deux femmes, entre deux amants, entre deux maisons. À ce dilemme se superpose souvent un problème d’itinéraire. Trintignant, dans Ma nuit chez Maud, cherche à rattraper en voiture celle qu’il s’est promis d’épouser, mais elle lui échappe (à bicyclette) dans le lacis des rues de Clermont-Ferrand. Au contraire, dans la Collectionneuse, Henri Bauchau accélère sur un coup de tête pour mettre le plus de distance entre Haydée Politoff et lui. Le vendeur de chemises de Place de l’Étoile, convaincu d’avoir causé mort d’homme, doit continuellement ruser avec la configuration circulaire de ce lieu-piège (situation qui aurait pu inspirer une nouvelle à Calvino). Les navettes de Louise entre Paris et Marne-la-Vallée sont la traduction spatiale de ses atermoiements (les Nuits de la pleine lune). Le héros de l’Amour, l’après midi, les personnages des Comédies et Proverbes et des Contes des quatre saisons passent un temps considérable dans les transports en commun. Cette obsession des parcours et des trajets, qui ménagent le hasard des rencontres et les erreurs d’aiguillage du désir, impose à des carrefours la nécessité, aussi bien topographique que morale, d’un choix. Le cinéma y trouve son compte et Rohmer se garde bien de trancher : il filme des comportements — et la parole en est un — de telle façon qu’ils soient toujours ouverts. Et de même que ses personnages sont amenés à se contredire, le spectateur est conduit à changer constamment d’avis sur eux. Il y a sans doute en Rohmer un moraliste chrétien à peine dissimulé (et quelquefois exaspérant : Conte d’hiver). Mais la théologie rohmérienne s’offre à nous avec des ruses et des détours suffisamment retors ou prenants en eux-mêmes pour qu’on la néglige — ou qu’on la tienne pour un stratagème ultime de la perversité.
Coda
Passionné d’architecture comme en témoigne son appréhension du décor urbain, Rohmer a écrit un essai sur l’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, et l’organisation de l’espace, la composition et l’enchaînement des plans, sont chez lui exemplaires. Conte de printemps et Conte d’été s’ouvrent par de longs prologues muets qui font entière confiance aux capacités d’élucidation du spectateur. Ce cinéaste qu’on disait bavard était un grand visuel.
Ce qu’ils lisent

Éric Rohmer, la Femme de l’aviateur (1981)
Lectures studieuses : il se plonge dans un ouvrage de droit civil, elle potasse un Cours d’allemand (vol. 2).
Night and the City


La Montréal nocturne de 1947 ressemble à une ville de film noir aux premières minutes de Montreal by Night (Arthur Burrows et Jean Palardy). Et ce n’est pas sans plaisir qu’on déambule avec la caméra de la rue Sainte-Catherine au boulevard Saint-Laurent, en un temps que nous n’avons pas connu, quand les tramways circulaient encore : décor étrange et familier, dépaysé comme dans un rêve. À part quoi, ce court métrage obéit en tous points aux codes du travelogue, catégorie «Impressions d’une grande ville » — avec, comme il se doit, un commentaire souvent croquignolet : « But tonight, Colette is the same as any other Canadian girl : she wants to get married. » Prenez-en de la graine, jeunes Canadiennes.
On peut visionner le film sur le site de l’ONF ou encore, avec une qualité moindre, ici.




Dimanche en jazz 1

[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/de01a.mp3]
Duke Ellington and his Orchestra
Jungle Nights in Harlem
Freddie Jenkins, Arthur Whetsol, Cootie Williams (tp) ; Juan Tizol (vtb) ; Joe Nenton (tb) ; Johnny Hodges (sa) ; Barney Bigard (cl) ; Harry Carney (sb) ; Duke Ellington (p) ; Fred Guy (bj) ; Wellman Braud (cb) ; Sonny Greer (bt). New York, 4 juin 1930.
Jungle Nights in Harlem n’appartient pas nommément au répertoire ferroviaire du jazz, au même titre que Take the A Train (du même Ellington), Blue Train (Coltrane), Night Train (Oscar Peterson) ou Locomotive (Monk). Cependant, le riff entraînant qui surgit à la 45e seconde évoque à s’y méprendre la traction d’une locomotive, tandis que le decrescendo qui conclut la pièce suggère le ralentissement d’un train au moment de son entrée en gare, avant le jet de vapeur final. De tous les grands chefs d’orchestre – arrangeurs des années 1920-1930, Ellington est celui qui maîtrisa le mieux les contraintes de durée liées aux fatidiques trois minutes d’une face de 78 tours. Le morceau — comme beaucoup d’autres joyaux de l’époque — est impeccablement construit, à la façon d’un court métrage, a-t-on envie de dire; sa progression est irrésistible. Et les interventions de Freddie Jenkins à la trompette, d’une réjouissante extravagance, font souffler un vent de folie digne d’un cartoon de Tex Avery. Utterly exhilarating.