Notre ami Bennett

Bonne pioche à la brocante, dans une caisse de Bibliothèque verte en parfait état : vingt romans de la délicieuse série Bennett (Jennings en VO), sur les vingt-deux qui furent traduits en français (le plus souvent par Olivier Séchan, le père du chanteur Renaud). Ce cycle, qui narre les frasques réjouissantes d’un collégien turbulent dans un pensionnat britannique des années 1950, aura constitué, pour quelques générations de jeunes lecteurs, le premier contact avec l’humour anglais. Comme la plupart des classiques anglo-saxons pour la jeunesse, on peut les relire à l’âge adulte avec un égal plaisir, en y goûtant quelque chose de plus : la verve narrative, l’humour verbal qui soutient le comique de situation (les quiproquos de langage jouent un rôle moteur dans les intrigues), et surtout le décalage finement suggéré entre la vision du monde enfantine et celle, beaucoup plus terre à terre, des adultes. La revue le Rocambole, providence des amateurs de littérature populaire, a consacré un intéressant dossier à son auteur, Anthony Buckeridge (1912-2004), dans son numéro 24-25 (automne-hiver 2003).

Max et les littérateurs
Le 3 juin 1997, la Société des amis d’Enoch Soames se réunissait dans la salle de lecture du British Museum pour y guetter l’apparition d’un spectre. Elle rendait ainsi hommage au singulier Max Beerbohm (1872-1956).
Écrivain, caricaturiste et critique dramatique, Beerbohm fréquenta le cercle d’Oscar Wilde et collabora notamment à la revue The Yellow Book, où se côtoyaient John Buchan, Henry James, Arthur Symons, George Moore et Kenneth Grahame. Ressuscitant le charme désuet de l’Angleterre 1900 (ses week-ends mondains à Bleek Hall, ses villégiatures où l’on vient soigner un rhume, ses sportsmen en proie au démon de la vitesse et du jeu), ses Sept personnages est un recueil de nouvelles étonnant : à la fois livre et commentaire ironique de ce livre, mêlant la fiction et l’autobiographie, la satire sociale et le fantastique, le pastiche et la facétie. C’est aussi un miroir précieux de la vie littéraire londonienne – ses clubs d’écrivains, ses rivalités d’auteurs et ses premières de théâtre -, à laquelle Beerbohm fut mêlé de près, et qu’il dépeint avec une verve réjouissante.
Miroir précieux, mais truqué. Poètes décadents ou dramaturges sans avenir, romanciers à succès démodés la saison d’après ou génies ombrageux terrassés par la gloire, les Enoch Soames, Hilary Maltby, Stephen Braxton, Ladbroke Brown, Felix Argallo et Walter Ledgett dont Beerbohm brosse un portrait si vivant et dont il analyse si subtilement les œuvres… n’ont jamais existé. Et pour corser l’affaire, notre homme mêle inextricablement le vrai et le faux en faisant se coudoyer sa galerie d’auteurs imaginaires avec des écrivains authentiques de son temps, parmi lesquels Max Beerbohm en personne. Manière de prêter un surcroît de réalité à ses créatures ou, plus retors, d’insinuer que l’histoire littéraire n’est qu’une vaste fiction ? Quoi qu’il en soit, il y a de la mystification dans l’air. Cela tombe bien : la mystification est le cher sujet de Beerbohm, expert dans l’art d’échafauder d’incroyables supercheries littéraires ou de bluffer son lecteur avec des contes à dormir debout.
Du récit comme art de la manipulation… Enoch Soames, la première nouvelle du recueil, donne la mesure de son talent. Soames est le prototype de l’écrivain raté, aussi prétentieux que dépourvu de talent. Convaincu d’être un poète maudit, il se console de l’indifférence de ses contemporains en pariant sur la reconnaissance des générations futures. Or, voici que le diable lui propose un marché : en échange de son âme, il enverra Soames un siècle plus tard, jour pour jour, vérifier à la British Library le sort que lui réserve la postérité.
De son saut dans l’avenir, Soames revient consterné : non seulement ladite postérité l’ignore sans vergogne mais, dans son Histoire de la littérature anglaise, le professeur Nupton le tient, à la suite d’une regrettable confusion, pour le personnage imaginaire d’une nouvelle d’un certain Max Beerbohm – celle précisément que nous sommes en train de lire. C’est jubilatoire, et doucement vertigineux.
Cela se passait le 3 juin 1897. Mais le jeu du réel et de la fiction ne s’arrête pas là. Le 3 juin 1997, comme nous le disions en commençant, un cercle de fins lettrés se réunissait au British Museum pour surprendre l’apparition spectrale de Soames. En l’absence de témoignage décisif, on ignore si la visite eut lieu.
Max BEERBOHM, Sept personnages (Seven Men). Traduction d’Anne-Sylvie Homassel et Norbert Gaulard. Paris, Joëlle Losfeld, 1998.
De la listomanie considérée comme un moyen de vaincre l’insomnie
Vous savez combien les nuits peuvent être étouffantes à New York, au mois d’août, quand tout le monde en bave. […]
À une heure, j’avais pris une douche froide. Après quoi je m’étais récité la composition des six équipes de baseball parmi les huit formations nationales sélectionnées au début des années trente. À deux reprises, j’avais tenté de dresser mentalement la liste des pépées qui m’avaient honoré de leurs faveurs et, à présent, je passais en revue la nomenclature des armes portatives américaines les plus courantes. J’étais même allé jusqu’à allumer la lampe et j’avais lu pendant une demi-heure, mais en vain. Je continuais à mijoter dans mon jus. J’étais toujours éveillé ; je pensais toujours à elle. […]
Non. C’est une question que je ne me posais pas. Je ne souhaitais qu’une chose : trouver le sommeil. Je commençai l’énumération des joueurs qui composaient la ligne d’avant dans l’équipe des Chicago Bears en 1940 : Stydahar, Arteo, Fortman, Musso, Plasman, Turner, Bray, Wilson, Fortman… Mais n’avais-je pas déjà cité Fortman ? J’éprouvai presque du plaisir à entendre grelotter le téléphone.
David Markson, Épitaphe pour une garce (Série noire no 1510).

Les Chicago Bears en 1940
Simulacre
De la goujaterie médiatique. Rien ne remplace, dit-on, l’expérience du concert. Alors, foin de musique en conserve, bougeons nos fesses et allons voir le sextet de Machin au festival de Brol (pour lequel je me refuse à faire la moindre réclame même indirecte). Et là, juste avant l’entrée des musiciens en scène, un monsieur pincé de l’équipe du festival, aux allures de quinca branché travaillant dans la pub, vient nous informer que le concert sera filmé pour la télé et qu’en conséquence :
– le public est prié de remplir les places vacantes au devant du parterre pour que la salle n’ait pas l’air clairsemée, ça ferait mauvaise impression.
– les gens qui veulent quitter la salle (plusieurs concerts ont lieu simultanément et pas mal de gens « zappent » d’un concert à l’autre, c’est d’ailleurs désagréable) sont priés de ne pas le faire pendant les applaudissements parce qu’à ce moment-là les caméras seront tournées vers la salle et que ça ferait désordre aussi (genre : ce concert est nul, tout le monde se barre). Si vous voulez sortir, faites-le pendant les morceaux (là, ce sont les musiciens que ça risque de perturber, mais quelle importance ?)
Tout cela énoncé sans amabilité, sur un ton agacé d’une morgue invraisemblable. On croit rêver. En somme j’ai payé ma place pour faire de la figuration intelligente à la télé. Public, tu n’es pour ces gens-là que du bétail (heureusement, ledit bétail n’en fera qu’à sa tête). Et les musiciens sont logés à la même enseigne.
Durant toute la durée du concert, une caméra-robot posée sur rails se promène dans la fosse en balayant la scène d’un mouvement pendulaire hypnotisant. Une autre caméra montée sur grue plane au-dessus de nos têtes comme un oiseau de proie menaçant. Ambiance très Big Brother. Et quand le pianiste entame son solo, un caméraman se plante devant pour cadrer ses mains et bien nous boucher la vue. On aura quand même le plaisir de voir Machin s’énerver sur le deuxième caméraman accroupi dans le chemin, qui l’empêchait de revenir prendre à temps son solo au centre de la scène. N’empêche que ce déploiement technologique aura volé, par son parasitisme intempestif, la vedette de la soirée, et avec un côté : « ôtez-vous de là que je m’y mette, foutus musicos qui m’empêchez de faire mon travail. » Si bien que je n’aurai pas eu l’impression d’assister en direct à un concert, mais d’être déjà en différé, dans la diffusion future de la soirée à la télé – en somme, de participer à un simulacre. Un « live » déréalisé en temps réel, il fallait le faire. Eh bien merci beaucoup. La prochaine fois je resterai chez moi à écouter de la musique en conserve, ça nous fera gagner du temps.
Chambres

Amiens, juillet 2004
Guerre de succession
Diffusé mardi dernier sur Arte, The Deal de Stephen Frears apparaît après coup comme un prologue à The Queen, réalisé trois ans plus tard avec la même équipe (scénario : Peter Morgan ; montage : Lucia Zuchetti ; production : Christine Langan et Andy Harries). Le film dépeint la relation complexe entre Tony Blair et Gordon Brown, depuis leur première rencontre en 1983 — alors que, jeunes députés de l’opposition, ils partagent un bureau exigu à Westminster — jusqu’à la course à la chefferie du parti travailliste en 1994, ouverte par la mort de son leader John Smith, qui transforme les deux « amis de quinze ans » en frères ennemis.
Il n’y a semble-t-il qu’au pays de Shakespeare et de Channel Four qu’on peut voir ça: la recréation d’un épisode récent de l’Histoire dont les protagonistes sont toujours en poste. The Deal est un modèle du genre, qui unifie en un tout narratif et visuel cohérent les faits avérés et les spéculations plausibles (étayées par une solide base documentaire), les déclarations publiques et les tractations de couloir, les scènes reconstituées et les images d’archives télévisuelles. Le regard, sans complaisance, est dénué de cynisme facile comme de fausse candeur moraliste. Entre le blanc-bec pragmatique au sourire de premier communiant, expert au maniement des médias, et l’idéologue intègre et pugnace mais assez mal embouché, le film ne tranche pas, mais nuance avec finesse le contraste de leurs caractères, en même temps qu’il appréhende avec une grande intelligence la dynamique des rapports de force et l’importance cruciale du timing dans la conquête du pouvoir. Toute considération morale à part, savoir anticiper un basculement d’alliance et saisir le moment opportun pour avancer ses pions constitue l’un des fondements de l’action politique — avantage ici à Blair1.
Une telle réussite passe nécessairement par la force de l’incarnation (l’une des pierres d’achoppement des fictions françaises dans la représentation du pouvoir), la manière dont les corps, les voix et les regards donnent épaisseur et chair au drame. Michael Sheen est parfait dans le rôle de Blair (qu’il a repris depuis dans The Queen), David Morrissey impressionne dans la peau de Gordon Brown, bouillant taureau taillé tout d’un bloc (on se fera une idée de l’étendue de sa palette en comparant sa prestation avec son rôle de député veule dans State of Play).

1 On se souvient par contraste de cette scène de 1974, une partie de campagne de Depardon, où Giscard donne à ses conseillers une magistrale leçon d’inaction : à ce stade de la campagne, explique-t-il en substance, la meilleure tactique est de ne rien faire.
Avant-dernières nouvelles du 87e
Cinquante-cinquième et cinquante-sixième épisodes de la saga du 87e district d’Isola, le Frumieux Bandagrippe et Jeux de mots confirment l’intérêt d’Ed McBain pour les jeux de langage (cf. par exemple le Dément à lunettes). Cet ingrédient fait d’ailleurs l’attrait principal de ces deux romans qui m’ont paru dans l’ensemble assez plats.
Onze ans après Poissons d’avril, Jeux de mots voit le retour du Sourdingue, qui est aux flics du 87e ce que Moriarty fut à Sherlock Holmes. Ce plaisant psychopathe aime, à la façon du Riddler de Batman, annoncer les coups qu’il mijote par l’envoi d’une série de messages sibyllins. Fidèle à sa tactique, il engage ici une nouvelle guerre des nerfs avec Steve Carella et ses collègues en les bombardant de citations tirées du théâtre de Shakespeare et de messages cryptés à base d’anagrammes et de palindromes – obligeant les inspecteurs du 87e à se muer en déchiffreurs d’énigmes d’autant plus retorses qu’elles pointent vers plusieurs pistes à la fois. Le spectacle de ces flics très inégalement futés confrontés à des devinettes littéraires de haut vol est plutôt réjouissant ; par ailleurs j’ai toujours eu un faible pour le Sourdingue, que McBain parvient à rendre réellement inquiétant sans forcer la note (on sent que ce type est capable de tout). Et, comme disait Hitchcock, « plus réussi est le méchant…» Reste que ce roman sans climax s’effiloche insensiblement – peut-être parce que Carella y est le plus souvent condamné à l’attente et à l’inaction.
Quant au Frumieux Bandagrippe, il narre le kidnapping de la jeune chanteuse Tamar Valparaiso, enlevée devant cent personnes sur le yacht où se déroule la soirée de lancement de son premier disque – dont la chanson-titre n’est rien autre que le poème Jabberwocky de Lewis Carroll :
Il briguait ; slictueux, les tôves
Giraient et gimblaient sur les loignes ;
Mimeux étaient les borogoves,
Et la molmerase horgripait 1
…
Un rapt, c’est tout bon pour la promo ça, coco. Aussi, tandis que Carella et les autres mènent l’enquête (avant de se faire piquer l’affaire par le FBI), le producteur de Bison Records se frotte les mains. Bien sûr il craint pour la vie de sa prometteuse découverte, mais enfin : les JT font leurs choux gras du kidnapping, les radios diffusent Bandagrippe à satiété, les disques s’arrachent comme des petits pains. La chanson devient un fait de société et chaque « expert » y va de son exégèse. Des militants de la cause des Noirs jugent le clip raciste. Pour les féministes, il ne fait aucun doute que le texte de ce monsieur « Lewis qui ? » est une apologie du viol. McBain prend un malin plaisir à railler le cynisme du marketing show-business, la fabrication de la célébrité, les emballements médiatiques et la sottise politiquement correcte.
Ce qui est amusant, c’est que la pratique carrollienne du mot-valise se met à contaminer la narration : « La brigade était plus que perturbée, on pouvait même dire qu’elle était totalement… éberlourdie. […] – Une petite brigade merdique du nord de la ville, grommela-t-il, visiblement ulgacé. » Ce qui est dommage, c’est que McBain emploie le procédé au petit bonheur de la chance, quand il y pense dirait-on – d’où le sentiment d’une belle idée mal exploitée. Cela dit, le parallèle entre l’histoire du bandagrippe et le destin de la chanteuse connaîtra un point d’orgue tragique (impossible d’en dire plus), avant un retournement final malheureusement prévisible.
Dans l’un et l’autre livre, McBain panache comme à son habitude l’enquête principale avec plusieurs sous-intrigues dévolues aux problèmes personnels des flics du 87e (qui présupposent une certaine familiarité avec la saga pour être pleinement goûtés). L’ennui est que ces fils parallèles restent parallèles, justement (il aurait été plus intéressant qu’ils recoupent la trame principale), que les personnages secondaires sont pour le moins schématiques, et que les déboires sentimentaux et familiaux des personnages récurrents de la saga relèvent ici d’une dramaturgie de téléroman. Enfin, l’arrière-plan social, qui fonde l’ambition balzacienne de ce vaste cycle romanesque édifié durant un demi-siècle, a pratiquement disparu. Bref, ça se laisse lire grâce au métier de l’auteur, mais on a globalement l’impression que la routine a pris le pas sur l’élan et l’invention.
1 Traduction de Robert Benayoun (Anthologie du nonsense. Pauvert, 1959). Le poème figure au premier chapitre de De l’autre côté du miroir.
Ed McBAIN, le Frumieux Bandagrippe (The Frumious Bandersnatch) et Jeux de mots (Hark!). Traductions de Jacques Martinache. Presses de la Cité, 2005 et 2006, 319 et 326 p.