Le coffret du mois


Encore un que la modestie étouffe.


lundi 11 décembre 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


En porte-à-faux

Les magouilles immobilières occupent également l’une des deux intrigues croisées de The Detective (Gordon Douglas, 1968), film qui jouit en son temps d’un certain renom et dont j’attendais la découverte depuis vingt ans. Well, c’est une franche déception. Malgré une construction ingénieuse – dont les articulations sont bien lourdement soulignées cependant -, le film s’est démodé, comme beaucoup d’autres de la même époque qui prétendaient profiter de l’assouplissement de la censure pour aborder de manière «sérieuse» et «adulte» des sujets «dérangeants» : l’homosexualité (traitée de manière caricaturale), la nymphomanie (pauvre Lee Remick !), la maladie mentale (l’Actor’s Studio fait des ravages), le statut d’une autorité frappée de désuétude par la libération des mœurs. Il en résulte un porte-à-faux bizarre entre ce que veut dire le film et ce qu’il donne à voir, entre un propos empreint de critique sociale (peinture plutôt réussie de la brutalité et de la connerie policière ordinaire, dénonciation des préjugés racistes et homophobes) et sa représentation, qui s’abîme dans le stéréotype et le ridicule.

Cela dit, Sinatra est parfait en flic tourmenté d’un autre âge ; le côté chronique dédramatisée du film (qui aurait pu devenir réellement passionnant entre des mains plus expertes) tranche agréablement sur les westerns policiers de la même période du genre Coogan’s Bluff, et l’amertume des tout derniers plans, qui voient Leland/Sinatra s’enfoncer dans sa nuit, reste émouvante. Mais à distance, la principale curiosité de The Detective tient peut-être à ce que sa description de la vie quotidienne d’un commissariat en fait à son insu une charnière entre le cinéma criminel classique et les séries télé policières qui prendront ultérieurement le relais.


lundi 4 décembre 2006 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Un goût de cendres

Howard Browne (1908-1999), donc, appartient à l’armée obscure des disciples de Chandler. « S’il n’y avait pas eu Philip Marlowe, il n’y aurait pas eu Paul Payne. Des auteurs m’ont influencé pour écrire, en particulier Mark Twain et James Cain, mais c’est Chandler qui m’a poussé derrière la machine à écrire »(cité par Mesplède et Schlerlet, les Auteurs de la Série noire). Il n’empêche que cet artisan capable a sa personnalité, sa petite musique amère et désenchantée, dont le titre original du roman, The Taste of Ashes, suggère certes mieux la tonalité que sa traduction brevetée Série noire d’À la schlague !

Payne ressemble effectivement à Marlowe comme un frère. Détective privé de Chicago, il enquête dans la petite ville voisine d’Olympic Heights sur la disparition d’un collègue, et se voit mettre les bâtons dans les roues par la police locale, beaucoup trop polie pour être honnête, et fort empressée à camoufler un meurtre en suicide pour protéger du scandale une famille de notables aux rejetons dégénérés. Chantages, combines immobilières et secrets de famille se partagent une intrigue convenablement enchevêtrée, où l’on croise des édiles imbibés, des mafieux au coup de poing facile et quelques mouquères diablement ambiguës. Et tout ce petit monde se dispute un McGuffin dont, ironiquement, la teneur ne sera pas dévoilée. De la première ligne à l’épilogue, Browne se montre tout à fait digne de Chandler et signe un roman noir d’excellente facture, qui mériterait la réédition en Folio policier.

Howard BROWNE, À la schlague ! (The Taste of Ashes). Traduction de Marcel Duhamel. Série noire n° 470, 1957. Rééd. Carré noir n° 529, 1985.


dimanche 3 décembre 2006 | Rompols | Aucun commentaire


Contribution à une Anthologie du métrage

(private joke à destination de trois personnes)

Un verrou coulissa à l’intérieur et la porte s’entrouvrit juste assez pour découvrir un métrage de tablier bleu, un nez pointu et un œil inquisiteur derrière une paire d’épaisses lunettes à double foyer.

Howard Browne, À la schlague !, Série noire n° 470.


dimanche 3 décembre 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Contributions au Dictionnaire de la bêtise

« Être prêt [pour la « révolution » du livre numérique], cela suppose bien sûr d’avoir des titres numérisés, mais également de travailler à leur enrichissement. Car de la même façon qu’un film en DVD est vendu avec des bonus, le roman, l’essai ou le document qu’on pourra lire demain sur tablette sera très certainement accompagné de contenus multimédias […]. Une façon de donner de la profondeur au livre et de développer le plaisir de la lecture » (Diane Wulweck, Le Monde 2, 18 novembre 2006).
C’est un fait que l’Éducation sentimentale ou Ulysse m’ont toujours paru manquer singulièrement de profondeur. Heureusement, le livre numérique va bientôt remédier à cette criante lacune. On vit une époque formidable.

« Sélection de nouveautés et de classiques high-tech ou la liste des courses pour Noël ! L’occasion de constater que le numérique est devenu le deuxième oxygène de notre quotidien » (Télé-Moustique, 2 décembre 2006, souligné par eux).


samedi 2 décembre 2006 | Grappilles | 1 commentaire


Lennie’s Pennies

Ce n’est jamais sans émotion qu’on voit jouer Lennie Tristano. D’abord parce que ses prestations filmées sont rarissimes, Tristano s’étant très tôt retranché de la scène pour vivre en ermite dans son domicile new-yorkais, transformé en cours privé et en studio d’enregistrement. Ensuite parce que c’est un spectacle fascinant que celui de cet homme retiré dans son monde intérieur, cécité oblige, un sourire indéfinissable flottant sur les lèvres, le buste immobile tandis que les mains courent sur le clavier ; des mains incroyables, au doigté vertigineux, la gauche assurant la ligne de basse tandis que la droite, en parfaite indépendance, déconstruit-reconstruit inlassablement une poignée de standards en alternant block-chords et longues phrases serpentines. Il y a un mystère Tristano comme il y a un mystère Monk. Ces deux pianistes n’ont rien en commun, sinon d’être contemporains et d’avoir, en prenant appui sur le socle du be-bop pour mieux faire un pas de côté, élaboré un univers énigmatique et radicalement singulier, dont la beauté semble chue d’une autre planète. C’est pourquoi les voir jouer est si éclairant. Et tandis que le beau documentaire de Charlotte Zwerin consacré à Monk, Straight, No Chaser, montrait comment l’étrangeté du jeu monkien impliquait un engagement du corps tout entier, ce récital de Tristano donne à voir un pianiste à la fois concentré et détendu, chez qui le sens aigu de la structure et une motricité sans raideur concourent à l’éclosion d’un swing paradoxal. Tristano se montrait circonspect quant à l’évolution du jazz moderne (« all emotion and no feeling »). Sans être obligé de partager ce jugement, force est de reconnaître qu’il n’y a pas d’émotion facile ici, mais un feeling certain, et un plaisir de jouer, propres à démentir les qualificatifs qui s’accrochèrent longtemps comme des casseroles à sa musique (intellectuel, froid, cérébral…).

Le concert est filmé comme ils devraient toujours l’être. Quelques angles bien choisis, le visage, les mains, des plans longs et le plus souvent fixes, entièrement au service de la musique qui n’en devient que plus captivante.

Lennie TRISTANO solo, The Copenhagen Concert (1965). DVD Storyville Films 3360603.


vendredi 1 décembre 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Anita O’Day (1919-2006)

anita-oday

Bien sûr il y a Ella, Billie, Sarah, sans oublier notre chère Helen Merrill… mais dans notre coeur il y avait, il y aura toujours une place spéciale pour Anita : sa classe et sa gouaille de délurée, ses scats acrobatiques, le grain sensuel de sa voix à tomber raide amoureux, sa science éblouissante du phrasé qui savait vous faire chavirer rien qu’en plaçant une note altérée en bout de phrase, son caractère en acier trempé: il fallait ça pour débuter adolescente dans les marathons dansants façon On achève bien les chevaux, avant de rejoindre le big band de Gene Krupa (elle refuse la robe du soir qui était alors l’apanage des chanteuses pour se produire en veston et jupe courte); et pour affronter bravement des parterres de crétins qui la sifflèrent et l’insultèrent grossièrement à Comblain-la-Tour en 1966 et Paris en 1970 parce qu’elle était blanche.
Elle resta étiquetée chanteuse de big band, et Verve la fit souvent enregistrer avec grand orchestre et arrangements profus, mais elle préférait le travail en petite formation et c’est dans ce contexte qu’elle aura donné le meilleur d’elle-même.
High Times, Hard Times, le titre de son autobiographie résume parfaitement une carrière en dents de scie. Mais cette battante aura survécu aux coups durs, à l’alcool et à la drogue, et continuait, à quatre-vingts ans passés, à se produire sur scène et à donner des interviews de grande dame indigne, réjouissantes d’humour et d’esprit.
Sa discographie disponible reste lacunaire, Verve ayant préféré, à quelques exceptions près, la saucissonner en compils (d’ailleurs bien composées) plutôt que rééditer les albums originaux (plusieurs d’entre eux furent repressés au Japon, mais sont à présent introuvables). Dans l’état actuel du catalogue, on se fera une bonne idée de l’étendue de son art en fréquentant les disques Anita Sings The Winners, Pick Yourself Up, Anita Sings the Most, Jazz Masters 1949 et Anita O’Day’s Finest Hour.
On peut enfin la voir dans Jazz on a Summer’s Day (festival de Newport, 1958), film aussi passionnant qu’agaçant en raison d’un montage absurde qui privilégie les vignettes d’ambiance sur les plaisanciers et les badauds mangeurs d’esquimaux glacés au lieu de se concentrer sur les musiciens. Mais enfin, Anita est là, en robe noire et sous un chapeau extravagant, qui détaille avec une gourmandise narquoise un Sweet Georgia Brown en crescendo avant d’emballer Tea for Two à toute vibure, jusqu’à une finale gag irrésistible. Quelle femme !

***

Addendum (mars 2008). Depuis que ces lignes furent écrites, certains Verve japonais sont à nouveau sporadiquement disponibles sous nos cieux. This Is Anita, Trav’lin’ Light, Waiter, Make mine Blues et Cool Heat (superbement arrangé par Jimmy Giuffre) sont tous d’excellents disques. Sous le titre Anita Sings for Oscar, Lonehill Jazz a réuni sur une seule galette Pick Yourself Up et Anita Sings the Most : excellente affaire (quoi qu’on pense des pratiques peu scrupuleuses de ce label). Néanmoins, il serait grand temps que Verve fasse à Anita l’honneur d’une intégrale soignée, sur le modèle de celles de Lester Young et de Billie Holiday.


samedi 25 novembre 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire