La Flèche noire

La Flèche noire nous plonge dans la période confuse de la guerre des Deux-Roses, alors que les partis de Lancaster et de York se disputent la succession d’Henri VI. Au centre de ce sanglant imbroglio, un adolescent au cœur généreux comme les affectionne Stevenson. Jeune orphelin recueilli par Sir Daniel (une fieffée canaille passée maître dans l’art de la volte-face et du ralliement d’onze heures au vainqueur du jour), Dick Shelton découvre que son tuteur a trempé dans l’assassinat de son père et en veut à présent à sa vie. Il rejoint dans le maquis une bande de hors-la-loi, les compagnons de la Flèche noire, dont les agissements, loin des bandits d’honneur à la Robin des Bois, se révèlent aussi peu recommandables que ceux du camp adverse. Le génie narratif de Stevenson nous ferre dès la première page, au fil d’un récit prenant qui multiplie les batailles, les enlèvements, les duels, les fuites, les coups de théâtre, les renversements d’alliance et les morts dramatiques, tout en dessinant les caractères d’un trait subtil et vigoureux et en faisant surgir des images inoubliables (une flèche noire « vibrant comme un énorme bourdon » ; l’apparition terrifiante d’un lépreux à clochette dans la forêt de Tunshall).

Et cependant, voici un roman d’action qui critique la possibilité de l’action (celle-ci, fût-elle inspirée des meilleures intentions, se payant toujours de conséquences désastreuses pour des innocents) ; un roman d’apprentissage marqué au sceau de la désillusion ; un roman d’amour d’une rare fraîcheur placé pourtant sous le signe d’une troublante confusion des sexes ; un roman d’aventures enfin qui n’en finit pas de miner les lois du genre sur lequel il s’appuie. Maître de l’ambivalence, Stevenson s’emploie à saper tout confort moral en brouillant si bien la ligne de partage entre le bien et le mal, les bons et les méchants, qu’il rend inextricable le conflit de la loyauté et de la trahison. La Flèche noire, ou de l’impossibilité d’opter avec certitude pour le « bon camp ».


jeudi 4 mai 2006 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Plombier dézingueur

Un premier roman français qui sort des sentiers battus, c’est pas tous les jours et ça se fête. L’oiseau rare s’intitule Bleu de chauffe, son auteur se nomme Nan Aurousseau. C’est, narrée par un ex-taulard devenu plombier, employé d’un patron véreux, une chronique des magouilles ordinaires du BTP : travaux bâclés pour respecter les délais, main-d’oeuvre au noir surexploitée et sous-payée, multiplication des sous-traitants pour compresser les coûts, diluer les responsabilités en cas de tuile et s’en mettre plein les poches au passage, arnaques diverses à l’assurance et l’on en passe. L’ouvrage, ai-je lu, est en partie autobiographique. Assurément, Nan Aurousseau sait de quoi il parle ; mais, plus important, il sait comment en parler.

En témoigne un travail serré sur la langue, faussement orale mais en réalité très écrite : la phrase claque, c’est admirablement scandé. En fait foi aussi la manière dont la narration est soutenue par une abondance de détails techniques sur la pose des conduites sanitaires, la soudure sur cuivre, les raccords trois pièces et les joints de dilatation, que l’habileté d’écriture de l’auteur réussit à rendre passionnants. Cet aspect documentaire n’est pas là pour faire pittoresque. C’est par l’accumulation de détails concrets et de faits saignants (le chantier ubuesque de la BNF) que le livre finit par en dire long sur la réalité quotidienne du capitalisme sauvage – dont les combines du bâtiment ne sont qu’un des nombreux visages -, et plus largement sur la servitude volontaire et la dégradation générale des conditions de l’existence. Vous croyez que Dan (le narrateur) explique les mérites relatifs des perceuses chinoises et des mèches en tungstène allemandes, mais en réalité il décrit l’âge de la falsification dont parlait Paul Lafargue et qui, au-delà du monde de la marchandise, pourrit les relations humaines et atteint jusqu’au coeur même du langage.

C’est en cela que, si l’aspect polar de l’intrigue reste très embryonnaire, Bleu de chauffe se rapproche malgré tout du roman noir. On regrettera d’autant plus la fin décevante, en porte-à-faux, du livre. À ce bémol près, c’est épatant.


dimanche 30 avril 2006 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Bibliothèques

Dis-moi comment tu classes ta bibliothèque et je te dirai qui tu es. Par ordre alphabétique ou chronologique, par genres, par collections ou par affinités, ou en panachant ces divers modes de classement – en sachant qu’aucune solution n’est entièrement satisfaisante, que tout classement est destiné à bouger, sous le signe d’un provisoire qui se perpétue.

Depuis toujours curieux des bibliothèques des autres, de la manière dont chacun résout pour son propre compte l’insoluble équation de l’ordre et du désordre, des ruses qu’il s’invente pour contourner l’épineux problème du manque de place.

Une bibliothèque montréalaise, au début des années 1990


mercredi 26 avril 2006 | Bibliothèques | 3 commentaires


Ronde infernale

Avez-vous déjà été réveillé par un mot ? Ce matin vers cinq heures, le mot bougnat s’est invité dans mon sommeil avec sa pelle à charbon. Aussitôt, il s’est acoquiné avec des expressions toutes faites vêtues de robes de collégiennes, qui se sont mises à faire la ronde en scandant : Prenez garde au bougnatTouchez pas au bougnatLe bougnat vous salue bien — « Bougnat, apporte-nous du vin / Celui des noces et des festins », etc. Ça y est, ce salopard m’a réveillé. Et il m’a vissé la chanson de Brel dans la tête. Et puis d’abord, pourquoi bougnat ? Je n’ai jamais aimé ce mot.


mercredi 26 avril 2006 | Broutilles | Aucun commentaire


La course du rat

Le roman noir est l’un des observatoires privilégiés du monde comme il va. Aucun roman n’a dépeint de façon aussi implacable, et avec un humour aussi noir, l’« horreur économique » comme le Couperet de Donald Westlake (The Ax, 1997). Peu de livres ont mis en scène avec une telle puissance d’évocation la fascination ambiguë des images comme le baroque Porno Palace de Jack O’Connell (The Skin Palace, 1996). Bon, je ne vous apprends rien. Pour comprendre le XIXe siècle, il faut lire Balzac et Zola ; pour percer les secrets de notre temps, il faut lire des romans noirs. Ce n’est pas qu’affaire de thèmes, mais aussi d’écriture et de technique narrative. Le roman noir, dans sa période moderne (qui commence dans les années 1920 avec Dashiell Hammett), a inventé une écriture objective et comportementale, qui exprime en soi une morale et un point de vue sur le monde et les rapports sociaux, sans recours au commentaire ou à l’analyse psychologique. Il suffit par exemple à un Ross Thomas de décrire maniaquement l’habillement d’un personnage, en mentionnant la marque et le prix de chaque vêtement, pour donner instantanément au lecteur une idée précise de sa profession, de ses revenus et de sa personnalité.

À la limite, l’intrigue peut se passer de violence et de meurtre sans cesser d’être «noire». En témoigne le remarquable la Tête sur le billot de l’excellent John D. MacDonald (A Key to the Suite, 1962), polar sans crime ou presque (pas de mort avant la page 150, l’enquête aussitôt étouffée au soulagement général), situé dans l’univers impitoyable d’un congrès de grosse société (soûlographie, intrigues de couloir et chantages divers), où le tueur n’en est un qu’au sens figuré : il s’agit d’un inspecteur délégué par la direction pour restructurer les branches provinciales de la compagnie et faire tomber les têtes superflues. Mais si notre homme accomplit cette sale besogne sans état d’âme apparent, cet épisode le déniaisera moralement et lui laissera un goût amer dans la bouche. À l’orée des années 1960, le monde du travail se modernise et se déshumanise sous la houlette d’une nouvelle génération de cadres obsédés de rendement et de rationalité aveugle. Moralité : tous des rats dans un labyrinthe. Toute ressemblance avec notre époque n’est pas le fruit du hasard.


samedi 15 avril 2006 | Rompols | Aucun commentaire


Walsh et la femme

Nancy Olson et Dorothy Malone dans Battle Cry, archétypes de la femme walshienne. Tout aussi libres d’allure que la femme hawksienne, mais avec une sensualité plus «nature», sans la part de jeu et de compétition dans l’insolence qui caractérise la guerre des sexes chez Hawks.

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Aldo Ray et Nancy Olson dans Battle Cry


jeudi 13 avril 2006 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Paludes

« On peut dire de Paludes que c’est au roman ce que le Critique de Sheridan est au théâtre, une analyse spirituelle et une dénonciation satirique de toute entreprise littéraire sans dessein, de toute attitude littéraire dérisoire », écrit Larbaud dans Lettres de Paris. On peut même aller plus loin : Paludes sape toute entreprise littéraire, quelle qu’elle soit, y compris bien entendu… Paludes lui-même. En s’y prenant de manière telle qu’on peut lire et relire ce réjouissant petit livre avec le même plaisir et le sentiment qu’au bout du compte, son « sens ultime » nous glisse entre les doigts — soit que son secret toujours se dérobe en paraissant s’offrir, soit que le secret en question, « c’est qu’il n’y en a pas ». Gide nous a à tous les coups.


vendredi 7 avril 2006 | Au fil des pages | Aucun commentaire