Le New Jersey fait l’unanimité

C’était un sacré paysage, en effet. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit un paysage pareil, à moins de posséder soi-même un des derniers remorqueurs en activité dans le port de New York. D’un côté, Manhattan, étroit couloir encombré de stalagmites ayant perdu leur grotte et exposés à l’air libre sans qu’on sache pourquoi, formant un décor aussi excentrique que spectaculaire. Regardez un peu toutes ces fenêtres ! Y a-t-il vraiment des gens derrière chacune d’entre elles ? Vous voyez tous ces immeubles, mais vous ne voyez absolument personne et, pourtant, vous ne pensez qu’à des êtres humains, et à quel point ils doivent être nombreux pour qu’il existe sur terre un tel paysage.
Voilà pour Manhattan. De l’autre côté, c’est le New Jersey… voilà pour le New Jersey.

Donald Westlake, Histoire d’os. Rivages/Noir n° 347, 1996.

Ils avaient maintenant quitté la laideur du New Jersey, et traversaient les paysages à couper le souffle de la Virginie.
– C’est magnifique ! souffla Lucia.
– Le New Jersey est fait pour ça – apprécier la beauté de la Virginie, expliqua Cassidy.

John Crosby, Pas de quartier ! 10/18 n° 2747, 1996.

Deux excellents polars, soit dit en passant.


samedi 18 février 2006 | Grappilles,Rompols | Commentaires fermés sur Le New Jersey fait l’unanimité


Georges Henein (visibilité limitée)

Denoël rassemble la quasi-totalité de l’oeuvre poétique et journalistique de Georges Henein (Le Caire, 1914 – Paris, 1973), en un fort volume d’un peu plus de mille pages. Le Monde se fend d’un grand papier sous la plume de Nicolas Fargues. Lequel loue à raison cette entreprise éditoriale et rappelle, au détour d’une incise, les efforts d’une poignée d’« éditeurs à la visibilité limitée » pour faire connaître, durant ces quarante dernières années, ce tout grand écrivain. « Éditeurs à la visibilité limitée » ! C’est charmant pour Corti, Minuit, La Différence, Le Mercure de France, Encres, Farrago… Et puis, la faute à qui ? Si le Monde et ses confrères de la « grande presse », comme on dit, s’intéressaient davantage à leur travail en temps et lieu, peut-être serait-elle moins limitée, leur « visibilité » ?


vendredi 3 février 2006 | Actuelles | Aucun commentaire


Trop d’artistes !

Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes
et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.

Arthur Cravan

Surproduction, surabondance, notre monde déborde d’un trop-plein de tout. Jusqu’où cela s’arrêtera-t-il ? Nous sommes tous responsables ! Il était temps que les consciences les plus éclairées de notre temps se dressent de toute la force de leurs jarrets pour tonner contre… en commençant par balayer devant leur porte. Le 22 janvier, sur l’invitation de Laurent d’Ursel et du collectif Manifestement, une centaine d’artistes réunis en front commun ont défilé gaiement à Saint-Gilles, au cri de « Faites l’amour, pas l’artiste ! », pour protester contre leur surnombre. Le signataire de ces lignes en était, bien sûr !

Le pourquoi du comment de cette croustillante aventure ici.

Toutes les photos de la joyeuse manif ici.


lundi 23 janvier 2006 | Actuelles | Aucun commentaire


Trempe ta soupe

Au Moyen Âge, la soupe est la tranche de pain posée dans l’écuelle sur laquelle on verse le bouillon – d’où l’expression trempé comme une soupe (Le Monde).


jeudi 19 janvier 2006 | Grappilles | Aucun commentaire


Double jeu

Romancier américain partageant son temps entre la France et les États-Unis, Harry Mathews fut l’ami et le traducteur de Georges Perec. Dans les années 1970, une folle rumeur courut à son sujet dans le Paris littéraire: il était un agent de la CIA ! Naturellement, les dénégations véhémentes de l’intéressé ne faisaient que renforcer l’intime conviction de ses interlocuteurs : puisqu’il dément, c’est bien la preuve qu’il en est un. D’abord très perturbé, et furieux de n’être pas cru, Mathews décide par jeu d’adopter l’attitude inverse : puisque tout le monde croit que je suis un espion, feignons d’enêtre un. Et de se donner des airs de comploteur en multipliant les agissements équivoques. Jeu qui se révèle dangereux lorsque des personnages louches se mettent à le prendre vraiment au sérieux.

Mathews raconte tout cela de fort drôle manière, en glissant insensiblement du récit vécu à la fiction fantasmatique. Tant que la frontière entre la réalité et la fiction reste incertaine, c’est brillant, enlevé, très réussi. Car le livre suggère finement, sans l’écrire en toutes lettres, une analogie entre le métier d’espion et celui d’écrivain : le romancier, au fond, est lui-même une sorte d’agent double du réel, qui s’inspire de la réalité, la truque et la manipule, pour en tirer une fiction, à la fois plus fausse et plus vraie. En outre, Mathews restitue avec humour et justesse le parfum de l’époque : fin de la guerre du Vietnam, Watergate, coup d’État au Chili, babacoolisme et mode de l’amour tantrique. Cependant, lorsque le livre, dans son dernier quart, bascule tout à fait dans la fiction rocambolesque, cela devient moins convaincant, et il arrive un moment où, malheureusement, on cesse d’y croire. Néanmoins, Mathews bat à plates coutures les représentants patentés de l’autofiction sur leur propre terrain. Le jeu, ici, en vaut la chandelle.

Harry MATHEWS, Ma vie dans la CIA. Traduction de l’auteur, avec le concours de Marie Chaix. POL, 2005, 314 p.

(POL ferait bien de relire plus attentivement ses épreuves : peu de coquilles, mais énormes (deux fois j’avait) ; une traduction de bonne tenue, mais où subsistent deux ou trois calques de l’anglais spectaculaires.)


lundi 16 janvier 2006 | Au fil des pages | 1 commentaire


Le Vieil Homme dans le coin

Le Vieil Homme dans le coin est un intéressant exemple de récit de détection à l’anglaise pré-agatha-christien et son héros, le premier d’une longue lignée de détectives extralucides. C’est à tort, me semble-t-il, que François Rivière le présente comme le plus casanier des détectives, une sorte de Nero Wolfe avant la lettre. Car enfin l’homme se déplace, visite quelquefois les lieux du crime et fréquente assidûment les prétoires, où il a souvent la révélation de la clé du mystère. Cependant, comme il raconte chacune de ces histoires dans un salon de thé où il rencontre la journaliste à qui échoit la narration, tout en nouant et dénouant obstinément son petit bout de ficelle, il semble par le fait même résoudre le mystère à distance, et paraît pourvu d’un don de divination — tandis que la police, bien entendu, patauge lamentablement.

Les récits reposent très souvent sur un principe de substitution (l’assassin se fait passer pour la victime, le voleur joue à la fois le rôle du diamantaire et de son secrétaire, etc.), qui restera une constante du genre (il y en a maint exemple chez Agatha Christie ; par exemple, Un cadavre dans la bibliothèque). Ils se chargent aussi d’accents chestertoniens : non seulement les apparences sont trompeuses, mais elles sont, comme un vêtement retourné dont on verrait la doublure, l’envers exact de la réalité. Autre motif d’intérêt : la sympathie qu’éprouve, d’intelligence supérieure à une autre, le vieil homme pour les assassins et les aigrefins dont il démasque les crimes parfaits mais qu’il se garde bien de dénoncer à la police. Le récit de détection à l’anglaise s’affirme d’emblée comme un jeu purement intellectuel : « Le crime ne m’intéresse que quand il ressemble à un très savant jeu d’échecs et que tous les mouvements savants et compliqués des pièces tendent à un seul but : mettre en échec la police du pays. »

Baronne ORCZY, le Vieil Homme dans le coin (The Old Man in the Corner). Traduction de Jean Joseph-Renaud. 10/18 n° 2755, 1996, 282 p.


samedi 14 janvier 2006 | Rompols | 2 commentaires


Doublure radio

Pendant la guerre, la BBC a engagé un comédien qui imitait à la perfection la voix et les intonations de Churchill, pour prononcer ses discours à la radio. Le Premier ministre était souvent enroué, voire aphone (Le Monde).

 

 

Pour mémoire, le titre de cette nouvelle rubrique est emprunté à un excellent recueil de Patrick Mauriès (Paris, Seuil, 1989), qu’on peut encore trouver en librairie d’occasion.